Voiturable [Dans le train]

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Le train roulait à vive allure. Assis confortablement, sens inverse de la marche, collé au dossier immobile, jambes tendues en recherche d’apesanteur, j’abandonnais mon regard au soir qui avançait, ses arbres esquissés fuyant sur le passé, emportant vaches et fermes dans leurs prés carrés sagement clos. L’écran déroulait une toile sans âme, un rouleau d’images croquées sans légende, jetées dans le vide. Le familier « tchoukotchok » accompagnant les voyageurs d’antan ne me parvenait plus ; la vitesse nous portait sur un serpent d’air. Tombé dans un conte d’Orient, j’expérimentais le moderne tapis volant, ouaté, climatisé et aseptisé.

« Mesdames et messieurs, ladies and gentlemen, veuillez regagner vos places et serrer vos ceintures. Nous entrons dans une zone de turbulences. »

Mes voisins revinrent envahir ma solitude et égratigner mes pensées.

— Micha, assieds-toi. Tiens, prends ton Doom. Tu veux un Toblerone ?

L’ours Micha grogna, se coiffa de son casque. Les gosses ne savent plus. Ne savent plus parler, ne savent plus vouloir, ne savent plus ni penser ni être. Ils ne savent plus que dépendre de la corde qui les lie au monde. Madame rangea le chocolat. Micha tendit la main. Madame fouilla à nouveau dans le sac, ôta l’emballage d’un geste exercé, et remit avec un soupir la tablette de Toblerone aux doigts barbares. Micha, sans un regard de reconnaissance, plongea dans l’attrayant jeu de la mort et ne s’aperçut même pas que sa bouche enfournait un désir.

— Ça ne va pas durer, excusa Monsieur.

Voulait-il tranquilliser son fils déjà sourd ? Sa femme déjà soumise ? Lui-même, déjà blasé ? La situation, banale, exsudait l’odeur des décalages d’autorité, quand celui qui commande n’est pas celui qui tient le volant. Une légère fragrance soufrée, à peine irritante.

Dehors, plus une vache. Une plaine trompeuse d’herbes hautes, dressées fièrement. Le peintre, débarrassé de sa palette, brossait le tableau d’un unique gris brouillardeux. Les arbrisseaux, le long de la voie, ne fuyaient plus : ils s’aplatissaient pour former une litière. Cette glissade sur un néant cotonneux ressemblait trop à l’anesthésie des blocs opératoires pour ne pas déclencher un vague malaise. Aucune rafale ne secouait le convoi ; les turbulences annoncées ne se traduisaient que par un sifflement insistant dans les ultrasons, certainement inaudible à mes compagnons. Le train s’était emballé. Tout seul, sans l’aide d’éléments naturels. Une défaillance technique ? Était-ce plus plausible qu’une erreur humaine ?

Un coup d’œil à mes voisins me rasséréna à demi. Monsieur somnolait, Madame lisait, Micha n’était plus de ce monde. Il est si facile de faire confiance aux risques non perçus. Sous la protection d’une ceinture tressée aux normes validées par une armée d’experts, n’étions-nous pas condamnés à l’arrivée à bon port ? Il n’y a pas d’accident de train dans le monde civilisé. Ce sont des machines huilées et entretenues par des mains compétentes et responsables, ne dérogeant pas aux consignes clairvoyantes.

J’aurais donné toutes mes craintes contre un seul « tchoukotchok » de micheline poussive et inconfortable.

Même la plaine prenait le large, s’écartant visiblement d’une stabilité trop doucereuse pour être honnête.

Je me faisais des idées. Le coussin d’air, sous mes pieds, isolait de la réalité. C’était normal. Ainsi se définit le confort, envoûtement d’une remembrance insatisfaite qui n’aspire qu’au bercement dans la grande matrice. Nous sommes tous frères, mes frères, au sein de la mère qui pourvoit à notre vie. L’humanité est un vaste cocon qui nous tient chaud…

J’eus envie de me lever, de rejeter les bras maternants, d’extérioriser ma défiance et remonter jusqu’au poste de conduite. Je dus me faire violence pour lutter contre cet enfantillage. Derrière la vitre, le présent n’était plus que stries grimaçantes. La pluie s’en était mêlée. Le train défonçait le décor, telle une tornade folle captive d’impératifs inconcevables. Je croisai le regard angoissé d’une adolescente, cinq rangées plus loin. Un instant, nous ne fûmes plus que deux, mais au moins n’étions-nous plus seuls dans la multitude aveugle et sourde.

Je m’affaissai, vaincu, les mains crispées sur la ceinture, à la place qui demeurerait la mienne. Ces trains évolués n’hébergeaient aucun conducteur. Tout était automatisé pour une sécurité maximale, celle que n’entacherait pas une étourderie. Les freins d’urgence supprimés pour calmer les esprits frondeurs, les portes entre wagons verrouillées pour contenir les fraudeurs, la prise en charge se décrétait optimisée pour un voyage sous contrôle. La vision d’une dinde au four m’ôta toute salive.

Le tapis volant avait décollé sans lire la notice d’atterrissage.

À baigner dans les délégations commodes, Micha pointait avec délice les fins inéluctables. Doom le détendait.

Boum nous attendait.

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