7 - Le Jour Divin

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« Le Juge ? Tu n’as pas idée à quel point ce type est dangereux. Son âme damnée, le Bourreau, est impitoyable et le Juge l’est tout autant. Ou bien on le sert, ou bien on est mort, c’est aussi simple que ça. L’Instance de l’Ordre ne peut rien contre lui. Il faudrait placer un soldat derrière chaque citoyen de la cité pour les protéger et tu peux me croire, ça ne marcherait probablement pas, un citoyen pourrait être le Bourreau et éliminer le soldat… Ou bien le soldat pourrait être à la solde du Juge. Je te le dis. Si, tu n’as pas l’intention de donner ta vie pour la pègre, abstiens-toi de commettre le moindre crime. C’est pas l’Instance de l’Ordre qu’il faut craindre quand on vole, qu’on triche ou qu’on tue sans l’autorisation du Juge… »

Mise en garde proférée dans une taverne par un client
trouvé mort égorgé dans une ruelle deux heures plus tard.

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Dis et l’ensemble du Monde Éclairé se préparent à l’événement. Une occasion manquée l’année précédente alors que la Théologie se débattait avec « l’invasion » des Atarks. Le Jour Divin célèbre le retour de la lumière. Il est considéré comme le premier jour de l’année du nouveau calendrier, celui établi après l’Hiver Noir. C’est un jour de fête et tout le monde se doit de festoyer afin de se montrer reconnaissant envers le Dieu Solaire qui a rendu espoir et vie aux humains. Beaucoup ne comptent pas y accueillir les Atarks mais, dans un sens, ça tombe bien, car les Sangs-Froids ne comptent pas s’y inviter. Pour eux cette célébration n’a pas lieu d’être car le jour le plus important de leur vie en est un autre. C’est un jour de leur passé où ils ont vu la lumière du Dieu Solaire dans le lointain pour la première fois, un jour qu’il n’y a pas lieu de fêter car il ne se reproduira pas.

À cette occasion la ville accueille un surplus non négligeable d’habitants. Les ruraux qui ont les moyens d’oublier leur travail durant une décade font le déplacement car ce jour de fête est autrement plus grandiose lorsqu’il est célébré à Dis. La sécurité a été renforcée et la première légion séjourne en ville, ce qui ajoute encore une masse considérable de personnes à la foule déjà très dense. Depuis la veille au soir du jour dit, jusqu’à l’aube du lendemain, la ville s’illumine de milliers de feux à tel point qu’elle reste visible en pleine nuit, même depuis la frontière. La main d’œuvre employée pour rassembler le combustible est énorme, même l’armée y participe.

La nuit précédant le Jour Divin est déjà écoulée. Le jour proprement dit égrène ses heures. Toutes les artères de la cité grouillent de monde. Autour de la Grand Place chaque quartier constitue la branche en forme de pétale d’un immense jasmin étoilé. Une large avenue coupe chacun d’eux dans leur longueur. Au sud, le quartier de l’Éclat Solaire est le plus animé. La Vallée de Langueur vers laquelle il pointe est la plus importante ressource de la Théologie. La majeure partie des commerces de Dis se sont installés le long de cette avenue et dans les rues attenantes. Les voyageurs venus du sud, rompus de fatigue après la longue ascension des Marches et des Hauts de Langueur ainsi que de la Crête de Dis, ont encore à traverser cette cohue pour se rendre dans une rue plus tranquille ou dans une autre portion de la ville.

Les autres quartiers ne sont pas en reste. Celui du Précipice, orienté est-sud-est, est ainsi nommé à cause de la route qui, dans le prolongement de son avenue, s’oriente plein est et serpente sur la crête en descendant jusqu’à la région des Canyons Étroits. La montagne s’y effondre et s’éparpille en gorges et en crevasses insondables sur des dizaines de kilomètres jusqu’aux limites du Monde Éclairé, et peut-être au-delà. La région, rocailleuse à souhait, est inhabitable et peu praticable. Lors de la guerre contre les Atarks, ceux-ci, chassés de la Vallée de Langueur, ont tenté de se réfugier dans les canyons pour trouver une voie d’accès vers la Capitale. Il a suffi à l’armée Théologiste de stationner sur les hauteurs de la crête dominant le périmètre accidenté pour bloquer aisément toute avancée. Le quartier du Précipice est l’un des plus calmes durant les festivités, parce qu’il est principalement résidentiel. Aucun commerce fixe ne s’y est développé. En revanche, l’architecture ouverte et spacieuse permet à un grand nombre d’animations de s’installer bien en vue en lieu et place des traditionnels marchés itinérants.

L’avenue des Profondeurs coupe en deux le quartier du même nom. Cette désignation provient du fait que, dans son prolongement, orientée nord-nord-est, la route descend le flanc nord de la crête vers les rives de la Mer Profonde. Les Rivages Profonds forment une gigantesque baie jusqu’aux limites du Monde Éclairé. L’activité la plus importante dans cette région de la Théologie est la pêche. Une vingtaine de petits villages de pêcheurs s’y sont développés jusqu’à une certaine distance de la Capitale. Les plus éloignés disposent, dans l’arrière-pays, de terrains cultivables, tandis que les plus proches, vraiment blottis au pied de la montagne, ne vivent que des produits de la mer, particulièrement abondants. Il faut entre deux et trois jours de voyage pour remonter la route de la crête vers la Capitale, un délai suffisamment court pour livrer Dis en poissons et coquillages frais. Dans le quartier des Profondeurs se trouvent de nombreuses échoppes qui constituent la devanture des plus riches commerçants de la côte. Au même titre que le quartier de l’Éclat Solaire, celui des Profondeurs jouit d’une croissance massive de son activité durant la fête, même si elle demeure moins importante. Le caractère périssable des ressources océanes limite le développement de ses commerces.

Orienté nord-nord-ouest, le quartier du Gel ressemble à celui du Précipice en cela qu’aucun commerce fixe ne s’y est installé. Les commerces itinérants ne s’y intéressent pas davantage. C’est le lieu de résidence principal de la noblesse et le quartier où s’est installé l’Instance de l’Ordre : deux groupes sociaux qui vont bien ensemble, le second veillant sur la tranquillité du premier. La route du Gel, qui s’éloigne dans le prolongement de l’avenue, est relativement rectiligne jusqu’au pont enjambant le Portegel, une confluence de torrents qui descendent des Monts Infranchissables, à l’ouest, pour se jeter dans la Mer Profonde. Au-delà, la route s’incurve doucement vers le nord et suit la chaîne de montagnes qui borde l’ouest de la baie. Elle ne mène nulle part en particulier, sinon au-delà des frontières du Monde Éclairé. Il est toutefois plus aisé d’emprunter cette voie pour descendre ensuite vers le rivage afin de rejoindre les villages bâtis sur le littoral dans cette partie du monde. En effet, le massif s’avance vers la mer, formant des fjords difficiles à contourner lorsque l’on arrive par la côte.

Le quartier Roc, la pointe ouest-sud-ouest de l’étoile dissienne, a maintenant pour particularité d’être celui où résident tous les Atarks qui ont élu domicile dans la Capitale. Comme tous les autres quartiers, il est divisé en trois grandes terrasses. La plus haute et la plus proche du centre de la ville comporte un ensemble de structures reliées les unes aux autres et dont l’aménagement constitue la Grande Manufacture : le quartier des artisans. Des deux terrasses inférieures de Roc la plus basse, est dans un état avancé d’effondrement et d’instabilité. Il en a toujours été ainsi, aussi loin qu’on s’en souvienne. C’est pour cela qu’il a été aisé d’y trouver de l’espace pour loger les Atarks. Seule la tranche la plus pauvre de la population humaine y avait trouvé place jusque-là, aidant en cela la pègre à se développer bien à l’abri des investigations. En prenant la décision d’installer les Atarks à Roc, la Théologie a contraint le crime organisé à déménager, en même temps que les Humains sans domicile qui ne supportent pas la présence des Serpents, c’est à dire presque tous. Dans le prolongement de Roc se trouve la route des Monts Infranchissables. Elle se déroule vers le sud-ouest puis oblique vers l’ouest en montant vers de hauts plateaux, eux-mêmes dominés par un véritable mur naturel deux fois plus haut que la crête de Dis et qui bouche tout l’horizon dans cette direction.

Au milieu de la ville trône la pentagonale Grand Place. Perçant ses murailles, les cinq avenues de Dis y débouchent. Les plus hautes terrasses des cinq quartiers de Dis y sont accolés. Il y a un dénivelé entre ces terrasses et la place de sorte qu’elle est véritablement plus élevée et constitue à elle seule la quatrième et plus haute terrasse de la cité. En son centre se dresse le Temple Solaire. À son sommet brille le Dieu Solaire perché sur une flèche haute et effilée. Trop éclairé de jour, trop éloigné de toute source de lumière artificielle la nuit, nul n’a jamais vu à quoi peut ressembler le siège de la divinité. Si d’aventure quelqu’un a réussi à escalader la surface particulièrement lisse de la flèche pour tenter d’en savoir plus, il ne s’en est pas vanté. Il en est ainsi depuis le premier Jour Divin.

Le Temple Solaire est également une construction pentagonale. Une tour de vingt mètres est bâtie dans le prolongement vertical de chaque arrête. Leurs sommets culminent à soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la place. Elles n’ont qu’une simple fonction décorative. À l’inverse, la flèche centrale s’élève environ cent cinquante mètres plus haut. Sa hauteur et sa finesse sont physiquement improbables. Le moindre coup de vent devrait faire s’écrouler cette portion de l’édifice. Une puissante magie est assurément à l’œuvre pour maintenir l’intégrité de l’architecture, ce qui est en partie explicable par le fait que le Dieu Solaire y réside. Quant au reste du Temple, chacune de ses façades fait face à un quartier. Au plus haut niveau de chacune d’elle, en face de chaque avenue, se trouve un balcon. Si le salon privé du Grand Théologiste fait face au quartier de l’Éclat Solaire, celui de sa salle de réception, très animée à ce moment, modestement baptisé Balcon du Gel, fait face au quartier du même nom. C’est sur ce dernier, isolés du reste des convives, que discutent le Directeur Ivrac Orati et la Supérieure Adana Tarsis. Chacun, en uniforme, un verre de cristal à la main, déguste un alcool orangé.

– Il ne tient qu’à lui de venir me rendre visite, dit la Supérieure à son ami. Ivrac, il va falloir que tu cesses ce petit jeu, cela devient ridicule.

– Oh, je sais bien que vous ne vous entendez guère. Les divergences de point de vue arrivent à tout âge. Celle-ci doit-elle pour autant vous séparer à jamais ?

– Mais enfin, de quoi parles-tu ? Nous séparer ? Encore eut-il fallu que nous ayons été unis d’une façon ou d’une autre.

– Adana ! peste le Directeur du ton qu’il employait pour la gronder quand elle était plus jeune. Tu vas trop loin ! Je ne te parle pas d’amour, bon sang, mais d’amitié ! Et ne vas pas prétendre qu’il n’y en a jamais eu entre vous !

La jeune femme fait la moue. Elle soupire intérieurement. Combien de fois l’Arbitre, puis le Gardien, puis le Directeur Orati s’est-il adressé à elle ainsi ? Ça ne lui a jamais fait le moindre effet. Elle respecte cet homme plus que tout, mais ce n’est pas son père. L’ennui, à ses yeux, est qu’il se comporte toujours un peu plus comme tel. Ce qu’elle éprouve pour Érik Plavel ne sont pas ses affaires. Ivrac les a élevé tous deux comme frère et sœur, mais la tragédie de Longuelande avait déjà brisé quelque chose en eux. Quoi ? Elle l’ignore et ne s’en inquiète guère. Dès qu’elle a été en âge de le faire, elle est entrée dans l’armée. La guerre contre les Ovarks était déjà terminée à cette époque, mais elle ne s’est jamais cachée à elle-même qu’elle désirait plus que tout tuer le plus possible de ces vermines abjectes. C’est sur ces étrangers qui parurent aux portes des Confins, les Atarks, qu’elle a alors libéré toute sa haine contenue. C’est à cette époque qu’Érik et elle se sont parlés pour la dernière fois. Elle, devenue la sauvage et effrayante Adana, lui, le sage et pieux Érik et, au milieu, Ivrac Orati, blessé par cette séparation comme s’il s’agissait d’un échec personnel.

Le brouhaha des discussions qui vont bon train à l’intérieur de la salle de réception et les accords lointains des musiques de saltimbanque qui animent les rues de la cité comblent le silence qui s’est subitement installé entre eux. Un peu isolé des autres invités, depuis l’intérieur de la pièce, le Supérieur Jolinar observe son ami se débattre avec la Furie de la Théologie, comme il se plait à la considérer. Détrius est un bel homme, très légèrement enrobé. Brun, les tempes grisonnantes, un nez droit et étroit, une moustache fine bien entretenue, des pommettes saillantes, des arcades sourcilières bien marquées, son front est constamment barré d’un pli soucieux. Ses petits yeux marron détaillent la jeune femme. Il l’a vu grandir et, depuis qu’elle est adulte, désespère de pouvoir un jour la mettre dans son lit. Détrius est un homme à femmes mais, contrairement à son ami Duval, ses conquêtes sont généralement pleinement consentantes et surtout ravies de satisfaire les lubies sexuelles du fondateur de Jolinar. Séduire une femme de l’âge d’Adana n’est pas nécessairement un problème pour lui, malgré sa quarantaine passée, mais séduire Adana ne lui a jamais été possible. Il reporte son attention vers l’intérieur de la salle de réception où l’on salue l’arrivée de Carlo At’Kartom et de son épouse.

Le nouveau venu, en uniforme de la Théologie, est très mince et sec, alors que sa moitié dispose de certaines formes outrageusement rondes. Les cheveux longs, blonds et gris, attachés, le visage émacié d’une cinquantaine passée, le teint blafard et de petits yeux noirs constituent le portrait peu flatteur de Carlo, un être d’une froideur épouvantable. Calculateur et amoral, sont deux qualificatifs qui le définissent très bien. Détrius s’est souvent demandé si Dame At’Kartom est réellement amoureuse de lui, elle qui, si vivante et si chaude, est son antithèse absolue. Comme ils sont issus tous deux de la noblesse, il est naturel de penser qu’avant l’Hiver Noir leur mariage a été le fruit d’une décision arrangée, comme cela arrive encore. Beaucoup de couples se sont séparés à la suite de la tragédie, pas toujours à cause d’un décès. Les At’Kartom auraient pu en faire autant, lui constamment sur le terrain, elle dans leur demeure entourée de ses gens. Pourtant, après toutes ces années, ils sont toujours ensemble et, à la manière dont elle se conduit, elle semble éprouver un certain respect pour son époux, peut-être même des sentiments plus profonds. Lui, en revanche, est incapable de la moindre démonstration publique d’affection.

Duval n’attend plus d’invités pour son banquet annuel. Il y convie les personnes qui ont le plus d’importance à ses yeux. Force est de constater que ceux qui figurent en tête de ses relations sont uniquement des Théologistes, des nobles ou des gens très riches. Parmi la vingtaine d’invités on retrouve tous les Supérieurs dont Jilkana At’Aren, Lome Gagarik ainsi que Toka Marten, le général de la deuxième légion. Y figurent aussi quelques Directeurs comme Carmody Hurak, qui dirige les cinq autres sections de la troisième légion, ou Astur Yostavel de l’Instance de l’Ordre et sa femme. Le Grand Théologiste laisse généralement certains de ses amis inviter une ou deux personnes qu’ils estiment. Aloysius Kiram, un jeune Gardien de l’Instance de l’Ordre qui ne cesse de regarder vers le balcon, doit sans doute sa présence ici à Lome. Détrius le connaît car il a été formé à Jolinar en même temps qu’Adana. En dehors des Théologistes, le couple At’Ravil, qui a la main mise sur plus de cinquante pour cent des artisanats de la Grande Manufacture, la veuve At’Fergis, qui dirige une entreprise de logistique ayant des contrats avec les plus gros commerçants de l’Éclat Solaire et des Profondeurs, ainsi que Justin At’Sor, un jeune noble célibataire et notoirement homosexuel, propriétaire des plus gros commerces de cosmétique et de couture, complètent la liste des invités. Venu de « sa » ville, Jolinar a accompagné Tariek Usuriu et son épouse. La présence de l’homme le plus riche du Monde Éclairé au banquet du Primat est une première, d’autant qu’il n’aime pas quitter son entreprise, de peur de ne pouvoir être là en cas de vol ou de saccage. Avec l’aller et le retour, il doit s’absenter quasiment un mois. Duval doit lui avoir donné une excellente raison pour le faire monter à la Capitale.

– Prends un verre, propose Duval au dernier arrivé.

Près de lui, un serviteur attend avec un plateau garni de ces fins verres en cristal rempli d’un nectar orangé. Lorsqu’il s’approche du Supérieur Kartom celui-ci refuse d’un geste. Le Grand Théologiste secoue la tête en riant. Depuis qu’il connaît Carlo, il ne l’a jamais vu boire et a tout essayé pour lui faire avaler un alcool quelconque. Toutefois la sobriété de Carlo At’Kartom va au-delà de son rang même, puisqu’il a déjà refusé un ordre direct de son supérieur à ce propos.

– Je vais en prendre un, dit Marla At’Kartom en s’emparant d’une coupe.

Si Carlo se contente d’un bref et simple salut de la main et d’une formule à peine audible prononcée entre les dents, son encombrante épouse fait le tour des invités pour leur souhaiter le bonjour. Elle donne ainsi l’occasion à tous de contempler sa robe noire abusivement échancrée, ses bijoux, et inévitablement, ses rondeurs opulentes moulées par un tissu très ajouré. Elle se contente d’adresser un signe poli à Ivrac et Adana qui lui répondent depuis le balcon. Le Directeur invite d’ailleurs sa pupille à rejoindre le reste des convives, laissant là leur conversation qui a repris sur le thème des Atarks.

– Tout de même, ils sont étranges, dit Marla. Tiens, parfois ils me rappellent mon mari les jours où il est calme.

Plus de la moitié de la tablée éclate de rire. La plupart savent que l’attitude froide et distante de Carlo est coutumière et qu’il est toujours ainsi. Il serait difficile de l’imaginer plus calme encore. Carlo ne réagit d’ailleurs pas du tout au trait d’humour.

– Qu’est-ce que vous en pensez, Adana ? demande l’épouse At’Kartom. Vous qui les côtoyez si souvent.

Un peu prise au dépourvue, la jeune femme s’éclaircit la voix.

– Eh bien, oui, calme est le mot qui convient. En réalité, ils ont un grand respect pour le Dieu Solaire.

– Comme nous tous, intervient la veuve Regina At’Fergis.

– Peut-être pas exactement comme nous, corrige la Supérieure. Ils n’ont pas connu le Jour Divin et ont vécu dans les ténèbres et les Confins bien plus longtemps que nous.

– Alors vous pensez que parce qu’ils ont soi-disant souffert plus que nous, leur respect pour le Dieu Solaire est supérieur au nôtre ?

– Vous déformez mes propos, Dame At’Fergis. Nous parlions de leur calme apparent. Je pense que s’ils le sont autant, c’est parce qu’ils voient le présent du Dieu Solaire comme quelque chose de plus précieux depuis que nous leur avons permis d’y goûter.

Duval sent la pente sur laquelle se trouve son officier devenir soudain savonneuse. Il interrompt d’un geste la veuve qui a la langue trop bien pendue à son goût.

– Ne médisons pas. Bien que nous ne soyons pas encore accoutumés à eux, les Atarks sont des nôtres. Il ne fait aucun doute que la manière dont ils perçoivent le Dieu Solaire est convenable dans la mesure où ils le respectent, peu importe la façon dont ils le font.

– Vous ergotez, rétorque Regina avant de se rendre compte qu’elle parle au représentant du Dieu Solaire.

Marla tente de dévier la conversation.

– Ont-ils des goûts particuliers que nous n’aurions pas imaginés ?

– Que voulez-vous dire ? questionne Lome Gagarik.

– Hé bien, je suppose qu’en matière d’économie, de mode, de littérature ou même de cuisine, nous avons imaginé qu’ils auraient des habitudes assez semblables aux nôtres. Après tout, ils nous ressemblent, non ?

– Ce sont des serpents ! lâche Justin At’Sor avec une grimace de dégoût.

Duval tousse.

– Inutile de nous mentir, répond Ivrac. Leur nature ne fait aucun doute. Ils partagent beaucoup de caractéristiques avec les serpents, mais ils en ont également beaucoup en commun avec nous. Après tout, ils avaient la capacité d’apprendre notre langue et ils l’ont fait. Leurs besoins vitaux ne sont pas tellement différents des nôtres.

– Pardonnez-moi, le coupe poliment Sandoz At’Ravil, mais qu’en savez-vous exactement ?

– Par la Lumière, nous les avons combattus, se défend le Directeur.

– Les tuer aide-t-il à connaître leurs besoins vitaux ? s’enquiert Livia, l’épouse de Sandoz.

– Pas spécialement, mais connaître leurs besoins vitaux aide à les tuer ! conclut froidement Adana.

Sa réponse jette un silence gêné sur la tablée et beaucoup s’intéressent alors à ce qu’il y a dans leur assiette. Le Primat fusille Adana du regard qui le soutient sans faillir, puis il reprend la parole.

– Quant à l’économie, la mode et tout cela, ma chère Marla, je puis vous dire que leurs goûts n’ont que peu d’importance dans la mesure où ils ont décidé d’adopter notre culture.

– Que faites-vous de la créativité qui leur est propre ? s’inquiète l’épouse At’Kartom.

– Absolument rien ne les empêche de l’exprimer tant qu’ils le font dans le respect de nos lois. En l’occurrence, si nous parlons d’art, la Théologie a toujours été très libre.

Foutaises, songe le Supérieur Gagarik. Loin d’être une occasion de s’amuser, ce banquet annuel n’est rien de moins qu’une manipulation de plus de la part du Grand Théologiste. Tout cela n’a d’autres buts qu’atténuer les conflits avec une certaine humeur, étouffer la méfiance, mesurer les risques. Il s’agit de flatter le tentaculaire monstre politique représenté par toutes ces figures afin de l’endormir et de raffermir l’emprise du collier qui lui enserre le cou. Peut-on seulement le tenir en laisse ? Peut-être un temps. Il est clair que Duval a tout misé là-dessus en se nommant prophète du Dieu Solaire, rôle dont il a démontré la force quelques années plus tôt en priant le Dieu Solaire de cesser d’éclairer le monde, ce qu’il a fait une journée durant : une journée de terreur pour tous les humains qui ont craint alors le retour de l’Hiver Noir.

Dans ce contexte, Lome sait très exactement pourquoi Tariek Usuriu est présent, car ce dernier est à l’autre bout de l’équation formée par l’essence même de la Théologie. Il est le garant de la durée pendant laquelle Duval restera Grand Théologiste. Le moindre obstacle entre ces deux hommes peut changer la face du monde. Très vite après avoir appris la nouvelle de la disparition d’un convoi d’Usu, le Primat a demandé à ce que l’homme le plus riche du monde vienne en personne à son banquet du Jour Divin. Le délai a été très court pour organiser son déplacement, puisque cela fait moins de deux décades que l’incident a eu lieu. Le banquet n’est qu’un prétexte pour les réunir et la précipitation de l’organisation de ce voyage un moyen d’empêcher Usuriu de prendre des mesures ou des décisions qui mettraient en péril le commerce de l’Usu ou l’assise de la Théologie.

Par ailleurs, dans la mesure où il a été question de déplacer des personnalités importantes de la Théologie depuis Jolinar à l’occasion du Jour Divin, il n’a paru étrange à personne d’affréter une escorte officielle puissamment armée. Ce convoi exceptionnel a profité de cette escorte pour transporter une cargaison deux fois plus importante d’Usu en toute sécurité. Si cette solution est des plus subtiles, elle n’en reste pas moins temporaire. Trouver un prétexte pour déplacer une partie de l’armée à chaque convoi n’est pas imaginable. En attendant, le Primat a gagné pratiquement deux mois, le temps pour l’Instance de l’Ordre de mener l’enquête et de débusquer les voleurs. Dans un tel contexte, ce qui va se négocier entre Tariek et Duval après le banquet n’est pas très clair, même pour Lome. Le marchand est bien trop intelligent pour ignorer sa propre importance dans la Théologie. Le maintien particulièrement onéreux du secret et de la sécurité de son activité fait de lui l’homme le plus indispensable de toute cette machinerie. Duval le sait et a sûrement quelque chose derrière la tête dont il n’a pas informé son ami.

– Et qu’en est-il de la terrasse effondrée du quartier Roc ? demande Sandoz sortant Lome de ses réflexions.

– Que voulez-vous dire ? s’enquiert le Directeur Astur Yostavel dont la mission à Dis consiste à assurer la sécurité des citoyens dans les quartiers résidentiels.

– Eh bien, les Atarks y ont élu domicile. C’est un choix assez étrange compte tenu de l’insalubrité de cette partie de la ville.

– Il est peut-être étrange qu’ils n’aient pas eu le choix, siffle Adana entre les dents.

– À l’origine, il était question qu’ils rebâtissent cette terrasse, intervient Lome pour passer sous silence la remarque de la Supérieure.

– C’est bien joli, dit Sandoz, mais je ne crois pas qu’ils aient la moindre notion d’architecture. Ce sont des nomades.

Détrius Jolinar pouffe de rire. Sandoz l’étudie, l’air interrogateur.

– Pourriez-vous m’expliquer ce qu’il y a de drôle ?

– Pardonnez-moi, Sandoz, fait Détrius, mais à voir la tête des constructions originales dont nous sommes les bâtisseurs à Jolinar, il ne me semble pas que nous ayons nous-mêmes la moindre notion d’architecture.

– Détrius exagère, contre Ivrac, mais j’admets que nous avons encore beaucoup à apprendre pour égaler le style architectural de Dis qui, par ailleurs, existait avant l’Hiver Noir. Nous n’avons aucun souvenir pouvant étayer le fait que nous connaissions cette cité auparavant et encore moins le fait que nous l’ayons nous-mêmes bâtie.

Sandoz At’Ravil ne trouve rien à ajouter, mais son épouse croit bon de prendre sa défense :

– Il nous intéresse de savoir comme ils vont s’y prendre, tout de même. Car, après tout, cette terrasse soutient les deux autres et toute fragilisation de l’édifice mettrait en péril la Grande Manufacture.

– Dans le détail, nous n’en savons rien, admet Lome. Auriez-vous quelque chose à nous apprendre à ce sujet, Adana ?

– Le peu que j’en ai compris indique qu’ils s’organisent pour déblayer les zones effondrées, recycler la pierre, s’en procurer de nouvelles et organiser la reconstruction, dit-elle. Mais ils ont déjà fort à faire pour s’installer au mieux, ça n’est pas l’une de leur priorité.

– Ça ne va pas, dit la veuve At’Fergis.

Tout le monde l’interroge du regard. Quand elle a la certitude d’avoir toute l’attention requise elle ajoute :

– Si les Sangs-Froids veulent s’intégrer, il va falloir qu’ils fassent ce qu’il faut. C’est bien beau qu’ils s’organisent entre eux et se façonnent un joli petit nid douillet mais, et l’économie dans tout ça ?

Le couple At’Ravil acquiesce d’un signe de tête tandis que Détrius prend la parole :

– Où voulez-vous en venir ?

– Je veux en venir que s’ils ont besoin de pierres, ils en commandent, et s’ils ont besoin d’acheminer des matériaux, il existe des services pour ça !

– Et en quoi le fait qu’ils réalisent cela par eux-mêmes gêne-t-il l’économie ?

Lome sourit, il sent que son collègue veut absolument faire dire quelque chose à Regina, car il ne doute pas un instant que Détrius sait pertinemment de quoi il retourne.

– Mais enfin, s’exclame la veuve. Puisque nous pourvoyons à la production et à l’acheminement de tous les matériaux, pourquoi feraient-ils ça ? C’est cela notre économie !

– Votre profit, chuchote le Supérieur Toka Marten.

– Les Atarks ne forment ni une société ni un état, intervint Adana. Ils ne sont des nôtres que depuis un peu moins de trois mois et n’ont pas les moyens d’acheter des services de ce genre.

– Il me semble par ailleurs que réparer les fondations d’une ville n’est pas tout à fait la même chose que se bâtir une maison, renchérit Détrius.

– Qu’à cela ne tienne, peste Régina, s’il s’agit d’une affaire d’État, que l’État se donne les moyens de loger convenablement les Atarks.

Comme on vient d’empiéter sur le domaine de Carlo At’Kartom, à savoir la gestion des finances de la Théologie, le geste sobre et vif de ce dernier calme aussitôt les ardeurs.

– Concernant le financement des réparations de la ville, la Théologie entend payer ce service comme tout autre. Si ce sont les Atarks qui les réalisent, c’est eux que nous paierons. Concernant les aménagements résidentiels, cela demeure leur problème exclusif. L’État de la Théologie a fait don aux Atarks des habitats et de la surface aménageable des deux terrasses résidentielles de Roc.

Religieusement écoutée, l’intervention de Carlo reçoit l’approbation silencieuse de Duval. Néanmoins, la veuve At’Fergis repart à l’assaut :

– Mais s’il s’agit de travaux publics, pourquoi n’en avons-nous pas été informés ?

– Vous l’êtes à présent, dit simplement Carlo.

Sa femme lance un grand sourire moqueur à l’attention de Regina. Celle-ci s’apprête à réattaquer quand Duval la coupe :

– Ça n’était pas forcément urgent de proposer à la Grande Manufacture de réaliser ces travaux en priorité dans la mesure où les Atarks étaient déjà installés dans cette zone. De plus, il m’apparaît nécessaire de préciser que l’idée de nous vendre ce service vient d’eux. Une réponse forte appropriée à la question de leur intégration dans notre économie, je crois. Si effectivement la Grande Manufacture et nombres d’autres services se liguent pour nous faire une contre-proposition financièrement plus intéressante, cela leur apprendra les vertus de la concurrence.

Détrius ne peut s’empêcher de pouffer comprenant l’habileté avec laquelle son ami vient de leur enseigner un peu d’humilité. Les riches propriétaires de Dis ne trouvent rien à ajouter. Sandoz réfléchit un instant et prend la parole :

– J’avoue que l’idée ne nous était pas venue à l’esprit jusque-là, principalement à cause de la piteuse réputation dans laquelle l’Instance de l’Ordre avait laissé s’enfoncer ce territoire citadin.

Lome est sur le point de reprendre le noble, mais le Primat rétorque aussitôt :

– Transformer un quartier abandonné en quartier résidentiel n’était pas à l’ordre du jour il y a trois mois. Mais si d’aventure vous aviez une proposition concrète à formuler, tenez compte du fait que les Atarks ne nous imputent aucun frais lié à leur relogement sur toute la durée des travaux.

– Débrouillards et durs en affaires, fait le Directeur Orati d’un ton admiratif.

– Il semblerait, admet le jeune Justin.

Plusieurs membres de l’assemblée saluent mentalement, avec un certain soulagement, l’arrivée des serviteurs venus retirer les assiettes vides et en servir de nouvelles pleines d’un mets à base de volaille qui semble particulièrement délicieux. Cela sert de prétexte pour parler d’autre chose, comme l’élevage et l’agriculture, domaines dans lesquels les invités venus de la Vallée de Langueur sont un peu plus calés. Le cuisinier personnel de Duval s’est surpassé et chacun des plats proposés est l’occasion de changer de sujet. Plusieurs vins d’excellente qualité accompagnent le repas et à la nuit venue, alors que le banquet prend fin, l’alcool a fait quelques ravages dans les rangs. Heureusement, personne n’a l’alcool mauvais. C’est avec des rires idiots et des calembours plus ou moins fins que s’achèvent les débats. Tout ceci est observé silencieusement et en retrait par le seul homme resté totalement sobre, Carlo. Il a enregistré différentes choses : Aloysius nourrit de l’intérêt pour Adana et a cherché, sans succès, à s’isoler avec elle. La relation est toujours forte entre la jeune femme et son tuteur. Une tension est palpable entre Adana et Jilkana. Cette dernière a vraisemblablement le béguin pour Aloysius mais pas le charme nécessaire pour l’attirer. Les échanges de regard entre Détrius Jolinar et Livia At’Ravil, qui semblent indiquer qu’une affaire de sexe a, ou plus probablement aura lieu entre eux à l’insu de Sandoz, ne lui ont pas davantage échappés. Une foule de détails qu’il enregistre silencieusement parmi tant d’autres lui permettant d’être fidèle à la fois à sa réputation d’homme imperturbable et à sa manie de mettre les rapports humains en équation. Si l’humeur détendue des dernières heures du banquet semble dissiper la tension des premières, une fois les vapeurs d’alcool évacuées, toutes les questions et tous les conflits à peine effleurés ici reviendront inévitablement sur la table. Si Carlo estime devoir faire quelque chose en priorité, c’est s’assurer d’avoir une longueur d’avance sur tout le monde et, cette fois encore, il en a une.

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