9 - Marchandages

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« Pourquoi Usuriu est-il l’homme le plus riche du Monde Éclairé alors qu’il ne dispose que d’une seule marchandise en quantité infinitésimale pour tout un peuple ? C’est assez simple. Il a su rendre la substance qu’il cultive indispensable pour un nombre de clients restreints mais immensément riches eux-mêmes et il s’est arrangé pour être aussi indispensable que sa substance pour la récolter et la distribuer. Si l’homme meurt, l’Usu disparaît à jamais et le monde s’écroule. Certains se demandent pourquoi il est paranoïaque ? »

Analyse pertinente de Glad Fastaf, un marchand cherchant un marché
concurrentiel à celui de Tariek Usuriu. An 9.

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Il s’appelle Albo Saternal, mais tout le monde ici le connaît sous le nom d’Olim et ignore son véritable patronyme. Il a adopté cette identité en arrivant à Jolinar, trois mois auparavant. Mesurant environ un mètre soixante-quinze, châtain, les cheveux mi-long, son visage est constamment recouvert d’un masque de cuir qui le couvre du haut de son front étroit jusqu’au bas de l’arête de son nez. Sa bouche large aux lèvres fines et son menton pointu et mal rasé restent bien visibles. Les trous pratiqués dans la pièce de cuir pour lui permettre de voir laissent apparaître des yeux bleus sombres. Quoique relativement mince, il est particulièrement musclé et son teint hâlé est celui des hommes qui vivent au grand air depuis des années. Sa mise est celle d’un combattant. Vêtements de couleurs ternes, usés et tachés par endroit, justaucorps rembourré, une épée au côté, son apparence ne dénote pas par rapport aux gens qui l’entourent, car ici, chez Tariek Usuriu, on rencontre plus d’hommes d’armes que de personnes ordinaires. Ils sont toutefois rarement masqués. Olim a prétexté le camouflage d’une vilaine cicatrice mais personne n’est dupe ici. Les mercenaires qui se mettent au service de Tariek Usuriu le font uniquement pour l’argent, car la convoitise de l’Usu est grande et cette vie-là est risquée. De nombreux employés du marchand s’engagent sous un faux nom pour se faire oublier et Olim est dans cette catégorie.

À peine deux décades plus tôt, le patron est revenu de la Capitale où il était allé fêter le Jour Divin en compagnie de quelques-uns de ses clients. Nul n’ignore qu’il a été invité à la table de banquet du Grand Théologiste. Il disposait d’ailleurs d’une très solide escorte de l’armée théologiste pour rejoindre Dis et a profité du voyage pour se faire accompagner d’un convoi d’Usu spécialement préparé pour l’occasion. C’est avec un certain regret que le contact d’Olim hors de ces murs a appris cette information confidentielle. Olim a un autre employeur en dehors de Tariek, une dénommée Carol, qui le paye grassement pour faire sortir certains secrets de la tour d’ivoire d’Usuriu. Un double emploi d’autant plus périlleux que les risques qu’il prend, à espionner son patron, sont à peu près aussi grands que les dangers qu’il court en escortant les caravanes de transport de l’Usu sur les chemins de la Vallée de Langueur peuplée de bandes organisées. Albo a toujours flirté avec la mort. Il enchaîne les métiers à risque depuis plusieurs mois dans le but d’amasser le plus de deniers possible. L’appât du gain a guidé une large part de son existence depuis son plus jeune âge. S’il a jeté son dévolu sur les différentes professions armées, c’est principalement parce qu’elles rapportent le plus. Quoique ses récentes activités d’espionnage lui aient démontré qu’il n’a pas forcément fait le meilleur choix.

En cet instant, Olim se rend à son poste d’observation sur le toit de la bâtisse qui sert de quartier général à la fabuleuse entreprise d’Usuriu. L’homme d’affaire dispose d’une marchandise si prisée qu’il s’assure que toutes ses possessions et ses infrastructures soient constamment surveillées. Ainsi le quartier général, sa raffinerie et son entrepôt, les trois pôles de son activité à Jolinar, sont de véritables petites forteresses. Du personnel se relaie jour et nuit sur des positions hautes et protégées leur permettant de surveiller une bonne part de l’activité au sol. L’architecture des lieux n’est pas des plus modernes. Le corps principal du bâtiment d’origine, en bois, a subi de nombreuses modifications au fil des années. Aujourd’hui s’y ajoutent une sorte d’enceinte ainsi que des fondations et des soutènements en pierre qui ont permis d’élever plusieurs étages de bois. Dans cet assemblage, une partie de la construction s’appelle la Tour et comporte trois étages. Le dernier est le bureau d’Usuriu, le Saint des Saints de son entreprise, là où se rassemblent ses plus proches collaborateurs et où s’échangent les plus grands secrets du commerce de l’Usu. Un poste d’observation est situé au-dessus du bureau. On y accède par l’extérieur en grimpant les différents niveaux d’une sorte d’échafaudage. Une fois sur le toit, une plate-forme surélevée, bâtie comme un nid de pie, permet d’avoir une vue imprenable sur le village, sur les rues alentours et sur le pied de la bâtisse.

– Salut, fait Olim à l’attention du gars qui se trouve en poste.

Ce dernier n’a pas manqué de repérer son ascension mais s’étonne de le voir, lui :

– Ce n’est pas Sander qui devait me relever ?

– J’ai changé avec lui, répond le nouveau venu. Je voulais me faire un tripot ce soir.

L’homme de faction, un dénommé Grant, ne s’inquiète pas plus que ça. Échanger ses heures de surveillance avec d’autres est monnaie courante. Peut-être qu’Olim le fait plus que les autres, mais ça ne lui semble pas étrange pour autant. Il tape dans la main de son remplaçant juste avant de s’engager sur l’échelle qui lui permet de redescendre. Olim fait le tour de son nid d’aigle. La plate-forme, d’environ trois mètres de rayon, est cernée d’une rambarde rudimentaire. Elle est couverte d’un chapeau circulaire posé sur quatre piliers de bois. Un immonde tuyau métallique rouillé la traverse non loin de sa périphérie. Il s’agit du conduit d’échappement du poêle installé dans le bureau de Tariek. C’est le poste d’observation le plus haut, et il faut être très éloigné de là, au niveau du sol, pour repérer la présence d’un individu qui se tient au milieu de la plate-forme. La tenue du poste de vigie exige cependant d’y faire régulièrement la ronde et d’aller jusqu’à se pencher au-dessus du garde-fou pour voir la base de la Tour.

Olim calcule rapidement le temps dont il dispose avant l’événement qui l’a motivé à échanger son quart de garde. Au lointain, vers le nord, la lumière du Dieu Solaire est surmontée d’une couverture nuageuse abondante. Le temps n’est pas clément, car la luminosité est moindre quand il pleut entre la crête de Dis et le lointain sud. D’ici on ne voit pas la montagne mais uniquement la lumière aveuglante de la déité posée sur l’horizon. L’homme masqué estime néanmoins avoir environ une heure devant lui. C’est l’après-midi et l’intensité du Dieu Solaire diminue graduellement. Dans une heure, il fera ce pour quoi il est très grassement payé, à savoir espionner son patron. Les propos tenus dans la pièce en-dessous de lui ne peuvent être entendus de là où il est. Tout au plus les éclats de voix peuvent-ils être perçus tout en demeurant inintelligibles… Sauf si l’on prête l’oreille à un trou situé dans le conduit d’évacuation des fumées du poêle quand ce dernier ne fonctionne pas. C’est ainsi, depuis plusieurs mois, qu’Albo Saternal remplit sa mission, s’arrangeant pour être de garde lorsqu’il sait qu’une réunion importante se produira dans l’office de Tariek Usuriu. L’avantage de cette position est qu’il ne peut pas être surpris. S’il s’accroupit pour poser son oreille sur le conduit il est pratiquement invisible depuis le sol. Si quelqu’un monte pour savoir ce qu’il fait, il entendra immanquablement les craquements du bois des passerelles ce qui lui laissera le temps de faire semblant d’accomplir correctement son boulot afin de donner le change.

L’heure s’écoule. Comme toujours Olim s’ennuie. Il n’y a rien de passionnant à observer. Sans doute que des mois ou des années auparavant la bâtisse a pu faire l’objet de quelques attaques, mais ce n’est plus le cas. Les patrouilles militaires et la mise en valeur des moyens de protection de l’édifice dissuadent depuis longtemps les voleurs de s’attaquer, de jour comme de nuit, à l’entreprise du richissime marchand. Des bruits parviennent à son oreille et le mercenaire se rapproche de son poste d’écoute après avoir contrôlé que personne dans les environs ne puisse le voir prendre cette pose particulière. Accroupi à côté du tuyau, il entend assez distinctement les voix déformées des trois personnes qui se trouvent à l’autre bout et qu’il identifie assez rapidement :

– Voici la liste des effectifs opérationnels pour la prochaine livraison, annonce Jen Huar.

Cette femme est la responsable du recrutement et de la formation des mercenaires au service de l’entreprise. Une ancienne Théologiste qui a quitté le rang pour devenir mercenaire, une vie probablement plus enrichissante, surtout d’un point de vue financier. Suit un bruit de parchemin que l’on déplie.

– Manquerait-on de personnel ? s’inquiète Tariek Usuriu.

– C’est surtout un problème de confiance, répond Marvin Kalen l’intendant du marchand d’Usu.

Ce petit bout d’homme insignifiant, chargé de toute la paperasse de Tariek, a pour mission d’organiser le transport de la marchandise. Il s’appuie sur Jen pour les ressources humaines et sur ses compétences de financier et de logisticien pour gérer les ressources matérielles. Même si Olim ne l’a jamais vu pratiquer, il est de notoriété publique que Marvin maîtrise aussi la magie, ce qui le rend aussi redoutable qu’un guerrier.

– Il est rassurant de constater que nos critères de recrutement sont plus sévères que jamais mais, si je comprends bien, de moins en moins de personnes conviennent ?

– C’est exact patron, confirme Marvin. Rien que les convoyeurs honnêtes commencent à devenir rares.

– Et ces Théologistes qui sont incapables de mettre la main sur ma cargaison perdue ! peste le marchand.

– Pour le moment, on peut saluer leur fantastique incompétence, ironise l’intendant. At’Fratel est un bon politicien mais, privées de son approche tactique, ses troupes perdent en efficacité. Par ailleurs, je n’ai pas l’impression que son armée soit assez bien organisée pour faire face à des actions de guérilla. S’il a réussi à transposer son sens pratique et stratégique dans un contexte très différent de ses vieilles habitudes militaires, il a un peu négligé ses arrières.

– Duval a d’autres préoccupations, tempère Usuriu.

– Oui, représenter le Dieu Solaire, faire bonne figure… mais qui croit-il abuser ?

Un silence suit cette question.

– Ce qu’il m’a dit demeure assez troublant. Les choses ne sont pas telles qu’elles paraissent, Marvin.

– Tu en es sûr ou bien a-t-il réussi à te convaincre ?

– Il m’a exposé une partie de la situation. J’ai peu de raison de croire qu’il m’ait menti sur ce qu’il a bien voulu me révéler. Cependant, je pense que tu as raison sur un point, sa petite mascarade ne tiendra pas très longtemps.

Un soupir forcé interrompt cet échange. Jen Huar prend la parole :

– Je ne comprends rien à vos manigances à tous les deux. De quelle espèce de mystère parlons-nous ?

– Eh bien, Jen, au cas où tu en douterais, la Théologie n’est pas véritablement une théocratie, explique Tariek.

– Sans blague ?! s’exclame-t-elle d’un air moqueur.

– Bon. De fait, si tu as compris ça, tu comprendras que la vraie difficulté de Duval c’est de la faire passer pour telle.

– Je n’en vois pas l’intérêt.

– Question de notoriété et d’opinion publique, intervient Marvin.

– Vous êtes à me dire que Duval veut être aimé ?

– Disons qu’il ne veut pas être détesté, contre Tariek, mais son objectif demeure primordial à ses yeux. Le contrôle de la population est essentiel à ses desseins.

– Duval est un imbécile, ajoute Marvin. Il veut ramener à lui toute la sympathie du peuple. Le maintien de son image est donc délicat. Caresser les gens dans le sens du poil ça marche un temps, mais il a commis une erreur dramatique en l’an 2 après l’Hiver Noir.

– Quoi donc ?

– La grève du Dieu Solaire lors d’une journée lui a coûté cher.

– Ah ? Ça ?

– Ce jour-là, reprend Tariek, At’Fratel a fortement altéré l’image de sauveur qu’il s’était bâtie durant l’Hiver Noir. Il a fait peur au peuple et ça, personne ne l’oubliera jamais… Sauf les enfants, et peut-être les Atarks qui étaient trop loin du Monde Éclairé à cette époque.

On bouge dans le bureau. Le pas rapide et franc de Jen Huar se fait entendre.

– Que se passe-t-il ? questionne Tariek.

Sans doute Jen regarde-t-elle par la fenêtre, réagissant à quelque chose qu’elle aurait entendu. Olim n’a rien remarqué depuis son poste d’observation.

– Rien, fait-elle. Que voulais-tu dire à propos des enfants et des Atarks ?

– Que Duval doit maintenant s’en faire des amis, les séduire, les mettre de son côté.

– À quelle fin ?

– C’est la génération future. Celle sur laquelle il doit miser pour redorer son blason. Leur offrir un monde idéal, sans guerre, sans famine, sans pauvreté et toujours bien éclairé, c’est à cela qu’il doit travailler car, ces jeunes-là, et les Atarks finalement acceptés parmi nous, constituent la force de l’opinion publique de demain.

– Et l’Usu est là pour assurer à Duval de bénéficier encore longtemps du fruit de ses efforts, conclut Jen.

– Pour lui et pour un nombre réduit de privilégiés sur lesquels le Primat peut compter, complète Tariek. L’Usu doit être, pour cette raison, une marchandise aussi rare qu’onéreuse.

– Tout est là. Nous sommes à l’autre bout de la chaîne du pouvoir, ajoute Marvin.

– Et c’est de ça qu’il t’a parlé, Tariek ? demande la recruteuse.

– Entre autre. Il m’a dévoilé quelques petites choses sur ce qui est en marche à Dis. J’en ai parlé à Marvin, ça ne tient pas debout. Le fait que le Grand Théologiste soit un consommateur d’Usu est un secret de polichinelle. La légende entretient l’idée que son âge inchangé depuis des années résulte de sa relation avec le Dieu Solaire. Mais prendre les gens pour des imbéciles est aussi néfaste aux fondements de la Théologie que de menacer la population.

– Doit-on craindre que quelque chose arrive à cette politique ?

– En réalité, peu importe ce qui arrive. Notre clientèle ne pourra pas se passer d’Usu, affirme Tariek.

– Comment ça ?

La question reste suspendue dans un silence pesant et probablement éloquent, juge Olim.

– Bon, parlons d’autres choses, lance Tariek. Ce n’est pas la politique qui va faire avancer nos livraisons et, selon moi, nos déboires doivent leurs origines à une fuite probable d’informations au sein même de mon entreprise.

– Puis-je te soumettre une hypothèse, patron ?

– Vas-y Marvin.

– J’ai dans l’idée que nous avons été infiltrés au plus haut niveau.

Un silence suit cette déclaration. Olim regrette de n’avoir que le son car il aurait bien voulu voir la tête du marchand et de la recruteuse.

– Soyons réalistes, poursuit l’intendant. Nos ennuis les plus sérieux ont commencé voici trois mois. Il faut avoir mis le nez dans mes papiers ou dans nos têtes pour avoir appris suffisamment de détails pour intercepter nos convois ces derniers temps. Or, pour mes documents, je sais qu’ils sont en sécurité.

– Qu’est-ce que tu insinues, espèce de sale fouine ?! crache Jen.

Un commentaire plus que pertinent quand on connaît l’apparence de Marvin au faciès tout ramassé et centré sur un petit nez très évocateur.

– Du calme ! réprimande Tariek. Dois-je croire que tu nous accuses nous, voire que tu t’accuses toi-même ? Es-tu devenu fou ?

Le silence se fait à nouveau. Rien d’autre ne se produit. Pas un bruit. Olim ne comprend pas trop ce qui peut se passer. En outre, son poste d’espionnage a le défaut de l’obliger à rester dans la position accroupie un certain temps et ses articulations commencent à le faire souffrir. Il veut se détendre un peu et se lève lentement pour déplier ses jambes quand se produit une chose à laquelle il ne s’attend pas. Le plancher cède sous son poids. Il attrape par réflexe le tuyau métallique, le heurte avec force et provoque un vacarme du tonnerre. Ses pieds touchent la toiture de la Tour. Il craint que celle-ci cède également mais il n’en est rien. Il se hisse très vite sur la partie stable du plancher et un début de panique l’envahit.

Tandis qu’il entend clairement des cris et des bruits de pas précipités en bas de l’échafaudage, il analyse rapidement la situation. Le trou laissé par l’accident est placé juste à côté du conduit de fumée qui lui-même a souffert de sa rencontre soudaine avec Olim. Toutefois, comme il est situé en périphérie de la plate-forme, il peut prétendre avoir simplement marché ici pour contourner le tuyau lors de sa ronde et raconter que le sol a cédé à ce moment. C’est tout à fait plausible, du moins s’efforce-t-il de s’en convaincre. Ici, la traîtrise ne laisse aucune place au moindre jugement. Bien des mercenaires de Tariek sont des hors-la-loi désireux de se faire oublier, trahir cet employeur de la dernière chance est une condamnation à mort.

Deux hommes arrivent l’un après l’autre. Il y a Raresh, un type maigre plutôt discret avec une toute petite tête et un appendice nasal en bec d’aigle des plus spectaculaires, et un autre gars nommé Trémor, très costaud, la peau basanée, un cou de taureau et un visage tout rond. Olim lève les mains en signe d’apaisement.

– Hola, les gars. Y’a pas de souci, c’est juste le plancher qui a lâché.

Il montre du doigt le trou formé par les trois lattes cassées entre deux solives.

– Viens avec moi, lui ordonne Trémor. Raresh te remplace.

– Ouais, si tu veux. Enfin j’ai rien de cassé, ça va.

– Discute pas, le patron veut te voir.

– D’accord, accepte Olim en haussant les épaules.

Laissant l’homme au bec d’aigle monter la garde, ce qui, dans le nid d’aigle ne peut être plus approprié, Trémor prend les devants et redescend du poste d’observation suivi d’Olim. Ce dernier essaye d’évaluer ses chances de fuir la place forte sans se faire tuer. Il ignore si son baratin prendra. Si on le croit, on ne lui fera sans doute plus confiance, mais il pourra disparaître sans être autrement inquiété. Si au contraire, on ne le croit pas, il mourra. Plus probablement, on le torturera avant de le tuer. Personne n’en saura rien car, là où il est, il n’y a aucun recours. L’autre solution est de prendre dès maintenant la poudre d’escampette. Il avise les hommes dans la cour et sur le chemin de ronde, tous armés d’arbalètes. Il n’a pas une chance de se mettre à couvert. L’alerte générale a été lancée et toutes les issues sont bloquées. Il hésite encore un peu, estimant qu’il pourrait sauter de l’échafaudage pour tenter de franchir le mur d’enceinte. Au moment où il envisage cette solution cela représente presque cinq mètres de hauteur, sans compter le décrochement entre le mur de la tour et l’enceinte. Trop risqué. Les tireurs du mur d’enceinte peuvent le transpercer avant même qu’il se soit relevé, à supposer qu’il le puisse après une telle chute. De toute façon, il est trop tard. Il a poursuivi sa descente et n’est plus en mesure d’effectuer un tel saut.

Il se résigne et suit Trémor en essayant de ne montrer aucun signe de nervosité. Il est amené au deuxième étage de la Tour. Tariek rencontre rarement ses employés mais, quand il le fait, c’est dans cette pièce, située juste sous son bureau. Il est encadré par ses deux plus proches associés. Jen Huar a une quarantaine d’années. Elle n’est pas très jolie. Militaire de carrière puis chef des mercenaires d’Usuriu, elle porte encore des traces de l’Empreinte Solaire des Théologiste sur son avant-bras gauche, un pouvoir qui a été désactivé quand elle a quitté les rangs. Son visage rude et presque masculin scrute Olim. Elle est aussi grande que lui. Sa chevelure brune, mi-longue, désordonnée, tombe un peu devant ses yeux marron. À sa gauche se trouve Tariek Usuriu, la quarantaine lui aussi, la peau burinée, un peu d’embonpoint, une chevelure courte et bouclée poivre et sel, une barbe bien entretenue de la même couleur et des yeux perçants bleu électrique où brille une intelligence peu commune. Sa mise est impeccable. Il s’habille chez le meilleur tailleur de Jolinar et le paye très cher. À ses côtés, le regard tout noir de Marvin Kalen étudie le mercenaire. Il est beaucoup plus petit que ses collègues, mesurant à peine un mètre soixante. Il paraît avoir une cinquantaine d’années, de nombreuses rides striant son visage de fouine. Ses cheveux gris sont ramenés en arrière et plaqués sur son crâne. Recouvert d’un long manteau de cuir sans manche qui touche presque le sol il semble encore plus petit, comme si le vêtement n’était pas vraiment à sa taille. C’est lui qui prend la parole en premier :

– Est-ce que tu es un espion ?

Olim feint la surprise :

– Hola, en voilà une histoire pour un problème de plancher, s’exclame-t-il hilare.

– Répond à la question ! insiste l’intendant.

Les visages graves de ses interlocuteurs l’incitent à adopter une attitude plus sérieuse.

– Bien sûr que non, voyons ! Je faisais ma ronde, c’est tout.

Marvin adresse un signe de main à quelqu’un situé derrière lui. Cet homme réagit aussitôt. Olim tente de faire face mais Trémor est aussi vif que puissant. Il attrape et bloque les bras et la nuque d’Olim, puis resserre ensuite sa prise, immobilisant son prisonnier.

– Mais bon sang, lâche-moi, crie l’homme masqué en se débattant.

– On ne ment pas à un mage, déclare Marvin.

Jen s’approche d’Olim. Elle enfonce sans ménagement ses doigts entre le front et le haut du masque et tire d’un coup sec. Les attaches lâchent.

– Intéressant, fait-elle en observant le visage mis à nu.

– Un Théologiste ?! s’étonne Tariek.

– Ex-Théologiste, contre la femme. Son Empreinte Solaire n’est plus active.

Les trois dirigeants de l’entreprise contemplent le front d’Olim sur lequel se trouve tatoué un motif gris terne assez semblable à celui que porte Jen sur son bras. Olim ne dit mot. Son silence est maintenant sa meilleure arme pour survivre.

– Je ne connais pas ce type, annonce Jen. Il a dû devenir Théologiste après mon départ du rang. Qui es-tu ?

Silence. Marvin hausse un sourcil en jetant un œil à sa collègue, mais n’ajoute rien.

– Se pourrait-il qu’il soit encore au service de la Théologie ? demande Tariek.

– Peu probable, répond la recruteuse. Ou alors pour se racheter une conduite peut-être ? Je ne connais pas de précédent. En tout cas, pour se faire tatouer le front avec l’Empreinte, il devait être assez… fervent.

Olim les défie tous du regard, tout en tentant régulièrement de forcer la prise de Trémor.

– Vous deux, faites ce qu’il faut pour le faire parler, ordonne le maître de l’Usu à ses deux collaborateurs.

Tariek se retire et ses comparses accompagnent Trémor, emportant sans ménagement le traître. Il se débat tant et si bien que Marvin intervient, usant de sa magie pour l’endormir. Lorsqu’il se réveille, il est dans un sous-sol, un lieu qu’il n’a jamais eu l’occasion de visiter. S’y trouvent des geôles vides et une salle dotée d’un mobilier sans équivoque. Chevalet de torture, instruments divers et variés, braseros, entonnoirs, pinces, scies, crochets : le bourreau, un grand costaud cagoulé les fait découvrir à son hôte tandis que Jen Huar et Marvin Kalen suivent le spectacle sans la moindre émotion visible. Olim lâche quelques banalités sur la raison de sa présence à Jolinar, comme quoi il a échoué dans une mission qu’on lui a confiée et qu’il a voulu disparaître. Il tente de négocier sa liberté en échange d’informations mais, visiblement, les associés de Tariek sont convaincus qu’ils n’auront pas à payer ce prix pour les obtenir. Ils lui soutirent un nom avant qu’il ne tourne de l’œil pour la cinquième fois : Carol. Ils décident d’arrêter là car la nuit est déjà très avancée. Ils se promettent de revenir le lendemain et abandonnent le prisonnier attaché sur le chevalet.

Olim reprend connaissance deux heures plus tard. Il est plongé dans l’obscurité. Son corps n’est que douleur et il n’est plus très sûr de disposer encore de l’intégralité de ses organes. Fiévreux, affaibli et à moitié conscient, sa tête roule de part et d’autre. Il lui manque un œil. L’autre a recueilli l’embout d’un tisonnier chauffé à blanc. Son crâne le lance encore plus quand il se rappelle cet instant. Dans son état semi-comateux il perçoit un mouvement. Un homme approche, une lanterne sourde à la main. L’éclairage est déposé non loin de lui sur la table de torture et un visage apparaît au-dessus du sien dans la lumière. Ce nez proéminent en bec d’aigle ne fait aucun doute sur l’identité du nouveau venu. Le dénommé Raresh murmure quelques mots à son oreille :

– Quel dommage que le plancher de la vigie ait été affaibli pour craquer si l’on s’appuyait trop dessus.

Olim tente de fixer son attention sur son interlocuteur. Son esprit embrumé, constamment distrait par la douleur, a du mal à comprendre vraiment ce qu’on lui dit.

– Mais tu vois, Albo Saternal, je ne pouvais pas te laisser continuer. Tu aurais fini par m’attirer des ennuis.

Entendre son véritable nom lui fait l’effet d’un choc électrique. Il tente de parler, balbutiant un début de question que l’autre interprète immédiatement :

– Je suis Raresh. Je n’ai pas menti sur mon nom, moi. Contrairement à toi, personne ne peut supposer que j’existe, donc personne ne me cherche. Mais toi, vois-tu, le vrai problème est que, si tu parles encore, ça va compliquer un peu trop les choses. Après t’avoir discrètement livré à celui qui croit être mon employeur, je me dois donc de protéger mes intérêts. Surtout maintenant que tu m’as vu et que je t’ai presque tout dit de moi.

Albo comprend tout de suite, malgré son état, que Raresh vient de lui annoncer qu’il va mourir. Il rassemble ses forces pour crier mais la main de son visiteur se plaque sur sa bouche. Il se débat en vain. Raresh marmonne des propos inintelligibles alors qu’il examine le torse nu et torturé du prisonnier.

– Ah, voilà, fait-il tout bas en découvrant ce qu’il cherche.

L’homme torturé pensait avoir déjà connu le pire. La lame qui pénètre dans son corps par une blessure superficielle déjà ouverte atteint son cœur en moins d’une seconde. Son organisme déclenche une alerte générale qui consume son système nerveux et qui provoque de nombreux spasmes. Il expire quelques instants après. Raresh retire lentement sa dague longtemps après que le cœur transpercé se soit arrêté. Le sang coule peu. Il ôte sa main de la bouche de sa victime, essuie son arme sur un chiffon qui traîne là et se retire dans la plus grande discrétion en masquant la lumière de sa lanterne.

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