21 - Appel au miracle

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« Si ma dame le voulait, au soir d’un lendemain,
Elle serait en ce jour l’objet de mon amour,
Une hypothèse fragile, un rêve qui, en mon sein
N’empêche pas le poète, d’exprimer les « toujours ».

Car de mon cœur épris de ses chants magnifiques,
De ses mots parfois maux, de ses sorts enchanteurs
Émane tant de passion, les sons d’une musique
Aux envolées lyriques leçons de pur bonheur.

Ma dame, si ce n’est vrai, laissez moi vous conter
Combien je vous aurai comblée de mes cadeaux,
Comblée de toutes ces fleurs déposées à vos pieds,
Là où je suis céans devant vos vers si beaux.

Et mon âme se languit de vous entendre encore,
Et mon cœur ne bat qu’au rythme de vos messes,
Entre deux de vos airs je ne suis plus qu’un mort,
Écoutant vos silences, de ma vie, la promesse. »

« Le jour d’une nuit » par le poète Kreig At’Vargas de Dis, an 11.

__________

Adana ouvre la porte de sa maison après qu’on y ait frappé à plusieurs reprises. Elle constate avec stupeur que personne ne se trouve devant. Elle sort, s’avance dans la rue et regarde de tous côtés. Il n’y a plus de promeneurs à cette heure, même dans le quartier du Gel qui jouit d’une protection et d’une surveillance accrue par rapport aux autres. Veiller sur le sommeil des riches est, semble-t-il, toujours aussi important qu’avant, même si nombre de ceux-ci n’ont pas été épargnés par les rafles des Accusateurs.

Elle secoue la tête et rentre chez elle. Après avoir refermé la porte, elle sent que quelque chose ne va pas. Elle n’est pas armée mais, même sans cela, elle peut être redoutable face à n’importe quel adversaire compte tenu de son entraînement et de sa maîtrise de l’Empreinte Solaire. Cette dernière se met à luire sur son visage. Elle se retourne pour contrôler qu’il n’y a personne dans la pièce.

– Apparaissez ou je vous démasque d’une façon plus désagréable ! ordonne-t-elle sans fixer de point particulier.

– Ne me faites pas de mal, dit une voix plutôt fluette.

Une jeune femme à peine adulte se matérialise à trois pas de la Théologiste. Elle porte un manteau ouvert à la capuche rabattue sur ses épaules. Sa mise, de piètre qualité, aux couleurs ternes, est constituée d’une robe simple et passablement usée, mais d’une propreté irréprochable. Brune, les cheveux bouclés tombant sur ses épaules, le teint pâle, les yeux marron, elle est plutôt avenante, de traits particulièrement fins et jeunes.

– Qui êtes-vous ?! questionne rudement Adana qui ne dépasse sa visiteuse que d’une demi-tête.

– Je m’appelle Olidia Kevil. Je ne vous veux pas de mal, je vous jure.

– Et pourquoi vous êtes-vous introduite chez moi de cette façon ?

– Il fallait que je vous voie mais que l’on ne me voie pas entrer.

– Pourquoi ça ?

Olidia soupire.

– C’est une longue histoire mais j’ai trop peu de temps pour vous la conter.

– Il va falloir le trouver.

– Non. Érik est mourant !

Adana écarquille les yeux et dévisage son invitée surprise.

– Je vous jure que je vous dis la vérité. C’est votre frère, n’est-ce pas ?

La Théologiste hoche la tête par l’affirmative.

– Il m’a dit de venir vous trouver, dit Olidia avec une pointe de stress dans la voix. Il veut vous parler… avant de mourir.

– Mais… que s’est-il passé ?

– Je ne connais pas les détails. Je l’ai recueilli devant ma porte. J’ai usé de mes dons pour le cacher à ceux qui le poursuivaient. C’était des Théologistes et j’ai pris peur. Je l’ai gardé chez moi mais je ne savais pas quoi faire.

– La Théologie le pourchasse ? Ils n’ont pas fouillé votre maison ?

– Si, mais… je suis mage, vous l’avez vu. Je l’ai caché comme il fallait, mais je suis impuissante à le soigner. Il agonise.

Adana est encore sous le choc de la nouvelle. Rien de ce qui se passe dans le Monde Éclairé ne peut la toucher à ce point, pas même la folie du Grand Théologiste. Perdre Érik lui serait aussi douloureux que la perte de son père l’a été. Son cœur vient de faire un bond de onze ans dans le passé. L’accélération de ses battements est à l’égale de ce moment terrible où, enfant, après la nuit tragique de Longuelande, elle a approché la maison incendiée des Tarsis et découvert les restes calcinés de son père. Sauf que là, Érik n’est pas encore mort. La raison vient lui rappeler que si elle sort pour aller le retrouver, elle sera suivie et précipitera sa mort. Elle ne s’en fait guère pour sa propre réputation, car elle ne désire plus être Théologiste. Elle ne tient pas pour autant à condamner son frère.

– Comment… heu… Pourquoi êtes-vous venue me trouver ? questionne-t-elle avec hésitation.

– Il a pu parler, dire quelques mots. Il a prononcé votre nom et celui de son père, je crois, Ivrac. C’est un Théologiste aussi non ?

– Ivrac Orati, oui… notre père adoptif.

Les pensées d’Adana s’accélèrent. La jeune Olidia ne semble pas avoir pris toute la mesure de la situation. Trop jeune pour s’être jamais servie de ses dons afin de se battre, elle parait terrifiée mais ne sait sans doute même pas pourquoi.

– Mon frère est recherché par l’Instance de l’Ordre, mort ou vif, déclare Adana. En l’aidant vous vous êtes mise dans un sacré pétrin.

– Je…

Olidia roule des yeux, quelque peu affolée. Tandis qu’Adana se rapproche d’elle, la jeunette semble faire le rapprochement entre le statut recherché de celui qu’elle a sauvé et l’ordre auquel sa sœur appartient.

– Non, vous…

– Ne vous inquiétez pas, s’empresse d’ajouter Adana pour la rassurer.

La Théologiste pose la main sur l’épaule de la jeune fille. Elle tressaille.

– Ne vous inquiétez pas, insiste la Supérieure.

Olidia tremble mais ne bouge pas, comme pétrifiée sur place.

– Rassurez-vous. Je ne vous veux pas de mal. J’espère que vous comprenez ce que vous venez de faire.

– Je crois que oui…

– Vous vivez seule ? Vous n’avez pas de parents ?

– Ma mère… elle est morte il y a quatre jours…

Adana respire profondément. Elle essaye d’apaiser le sentiment qui monte en elle.

– Les Accusateurs ? demande-t-elle.

La fille acquiesce. Les larmes lui montent aux yeux. Elle ne tarde pas à éclater en sanglot en se blottissant contre la Théologiste. Celle-ci la prend dans ses bras et recueille sa peine. Si Olidia est mage, il est probable que sa mère l’était aussi car ce don est assez souvent héréditaire. Beaucoup de mages ont péri des mains des Accusateurs ces derniers jours, ceux-ci considérant les pouvoirs surnaturels aussi hérétiques que la croyance en une autre entité divine que le Dieu Solaire. Sa mère a dû se sacrifier et ainsi empêcher qu’on découvre sa fille qui, fort heureusement, dispose du pouvoir de se rendre invisible. Lui demander des détails ne ferait que lui causer encore plus de souffrance. La douleur de cette jeune fille d’à peine plus de seize ans est comparable au poids qui pèse sur le cœur d’Adana en ce moment. Il faut qu’elle se remette et la guide jusqu’à son frère. Elle attend aussi longtemps qu’elle le peut avant de rompre l’étreinte et d’essayer de capter l’attention de sa visiteuse.

– Olidia. Tu dois me mener jusqu’à mon frère.

La jeune fille passe la main sur son visage, essuie ses larmes et réprime un frisson. Elle regarde son hôtesse de ses yeux rougis.

– Oui, dit-elle timidement.

– Attends-moi là, je vais m’habiller.

Adana se précipite vers sa chambre, s’arrête sur le chemin et fait demi-tour.

– Olidia, l’appelle-t-elle, viens avec moi, s’il te plaît.

La jeune fille s’exécute d’un pas hésitant.

– Il va y avoir un problème, Olidia. Je pense que mes faits et gestes sont surveillés.

– On peut partir en étant invisibles, dit-elle.

– Tu pourras maintenir ta magie jusqu’à chez toi ?

Elle fait non de la tête.

– C’est bien ce que je pensais. Même si tu sembles très douée pour ton âge, je ne peux pas prendre le risque de me déplacer en ville, j’attirerai trop l’attention. Il y a une solution, si tu penses avoir assez de courage pour le faire.

Elle amène la jeune fille devant sa penderie et lui montre l’un de ses uniformes. Les traits d’Olidia se décomposent.

– Je t’en prie, Olidia, dit Adana. Il existe un moyen de sauver Érik. J’ai un ami qui peut le soigner. Pour aller le chercher, je dois être libre de mes mouvements.

– Un… guérisseur ? balbutie la jeunette.

– Oui, un guérisseur. Un vrai.

Le regard plein de terreur d’Olidia se remplit d’espoir.

– Il peut ramener les morts à la vie ? demande-t-elle.

La Supérieure ne sait quoi répondre. Elle sait pertinemment à quoi pense son invitée, mais elle ne veut pas lui donner de faux espoir ni anéantir le peu de volonté d’agir qu’elle a réussi à éveiller.

– Je n’en sais rien, répond-elle en estimant que c’est aussi bien de lui dire la vérité.

Olidia semble déçue, mais pas totalement démoralisée.

– Alors ? Tu en dis quoi ? s’enquiert Adana.

Olidia hoche la tête. Tandis qu’Adana l’aide à s’habiller, essayant d’en faire une copie conforme d’elle-même, du moins assez conforme pour faire illusion en pleine nuit, elle lui explique son plan. Elle compte beaucoup sur les dons d’Olidia pour le réaliser, il se trouve que la jeune fille sait vraiment faire beaucoup de choses. La chance veut qu’Adana et Érik soient tombés sur elle et la Théologiste se demande même s’il existe d’autres mages capables de prodiges similaires. Si c’est le cas, notamment si c’était le cas pour la mère de la jeune fille, il est naturel que cela ait inquiété le Primat au point d’inciter ses Accusateurs à exterminer les mages sous le couvert de la chasse aux hérétiques. Pourquoi aujourd’hui plus qu’avant ? Peut-être parce que les années précédentes, il n’était possible de se rendre compte d’une quelconque menace ? Peut-être parce que les priorités étaient d’éliminer les ennemis venus de l’extérieur du Monde Éclairé avant de se préoccuper de ceux vivant à l’intérieur ? Cette explication en vaut une autre et Adana n’a pas vraiment de temps à y consacrer pour le moment.

Elle contemple son œuvre. La taille est légèrement inférieure, la carrure bien moindre mais la tenue fait suffisamment illusion. Le problème, c’est le tatouage. Olidia le résout lorsqu’Adana l’évoque à voix haute. Avec son doigt, la jeune fille trace un motif sur son visage et une marque argentée comparable à l’Empreinte de la Supérieure apparaît. Ça n’a pas exactement les mêmes caractéristiques à la lumière des bougies, mais dans l’obscurité ça suffira. Cela impressionne la Théologiste une fois de plus. Dans le hall de la maison d’Adana elles répètent encore le plan et sont prêtes à le mettre en œuvre.

Olidia pose sa main sur l’épaule d’Adana qui a revêtu le manteau de la jeune fille par dessus des vêtements civils masculins. Aussitôt après, la Théologiste devient invisible.

– Ça ne durera qu’une dizaine de minutes, dit la jeune fille.

– Vas-y, c’est plus qu’il ne m’en faut. Rendez-vous dans une heure.

La fausse Supérieure Adana Tarsis sort de son domicile. Arrivée dans la rue, elle prend la direction du Temple Solaire. La vraie Adana, parfaitement camouflée par la magie d’Olidia, est sortie à sa suite. Elle reste sur le perron un moment pour regarder son double s’éloigner. Elle a fait répéter un peu la jeune fille, la démarche et la silhouette étant tout ce qui se voit dans la nuit, son imitation n’en est que meilleure. Cela lui semble suffisant. Elle en est convaincue quand, sortant de l’ombre d’un porche, un homme s’engage dans le sillage de la Supérieure factice. Satisfaite, Adana se dirige le plus vite possible, parfois en courant, vers le sud. Elle s’efforce de quitter le Quartier du Gel, dont toutes les entrées sont surveillées, avant que son manteau d’invisibilité ne s’évanouisse. Pendant ce temps la mission d’Olidia est de faire croire qu’Adana Tarsis se rend au Temple Solaire, endroit à partir duquel la mage usera de son talent pour disparaître et sèmera ainsi les espions. Une heure, c’est ce dont Adana dispose pour rejoindre Ssoran dans le Quartier Roc et l’emmener au point de rendez-vous avec Olidia dans le Quartier du Précipice. Elle n’a pas de temps à perdre.

Adana franchit discrètement les limites du Quartier du Gel sur la seconde terrasse et court encore au moins cinq minutes avant de redevenir visible. Cela se produit dans une rue déserte. Elle fait halte et reprend son souffle. Si elle ne craint pas forcément de se montrer en se déplaçant dans la zone d’habitation des Atarks, elle sait que celle-ci n’est pas moins surveillée que le reste de la cité. Elle ne doit pas y révéler son identité. En courant dans les rues, elle serait obligatoirement vue comme quelqu’un de suspect, aussi adopte-t-elle une allure plus naturelle. Capuche rabattue sur la tête, elle se rend à la bâtisse où réside Ssoran. Sur le chemin elle croise quelques Atarks qui n’ont pas la curiosité de chercher à savoir qui elle est. Arrivée à la porte de la résidence de l’Ondoyant elle manipule le heurtoir. Elle répète l’opération encore deux fois, les sens aux aguets, pour essayer de percevoir du bruit à l’intérieur. Elle n’a pas vu son ami depuis neuf jours et craint qu’il ne lui soit arrivé quelque chose dans l’intervalle. Un soupçon d’inquiétude la tiraille. La porte s’ouvre brusquement sur un visage familier, éclairé par la bougie que l’occupant tient dans la main.

– Adana ?! s’exclame Ssoran.

Sans un mot, la jeune femme le pousse à l’intérieur et ferme la porte derrière elle. Ssoran s’est laissé faire et pose son bougeoir sur un petit guéridon. Ils s’étreignent, s’embrassent et se caressent, se serrent l’un contre l’autre. Le cœur d’Adana bat dans sa poitrine comme jamais et un frisson de plaisir parcourt sa colonne vertébrale. Jamais elle ne s’est sentie plus rassurée, plus vivante et plus heureuse qu’en cet instant. Il s’écoule de longues minutes avant que la raison ne reprenne le contrôle de sa passion. Elle doit contraindre Ssoran à s’écarter un peu.

– Ssoran, dit-elle tout bas.

– Qu’y a-t-il, Adana ? Je sens comme une inquiétude en toi ? Aurais-tu peur de ce que nous faisons ?

– Non… Non, jamais de la vie. Je… J’aimerai vraiment rester avec toi et oublier le monde, me donner à toi. Je le voudrais mais j’ai besoin de ton aide.

– Tout ce que tu voudras, élue de mon cœur.

Adana est troublée par le nom affectueux dont vient de la qualifier le jeune Atark. Elle se force à se concentrer sur ce qu’elle veut dire :

– Mon frère. Il va mourir. Il est blessé. Je ne sais pas ce qu’il a au juste mais il est mourant. Peux-tu m’accompagner pour le soigner ?

Ssoran sourit.

– Tout ce que tu voudras, élue de mon cœur, répète-t-il.

Adana ne sait quoi répondre. Ssoran n’a posé aucune question. Elle se demande un instant si ce qu’elle vit avec l’Atark est aussi vrai que son cœur le lui crie. Comme s’il lisait dans ses pensées, Ssoran ajoute :

– Je t’aime, Adana. Dès le premier instant où je t’ai vue, ce qui est bien antérieur au jour du traité. Je t’aime, et j’espère vivement que tu ressens la même chose pour moi.

Ces mots suscitent en elle une tension électrique qui parcourt tout son être. Il n’y a plus aucun doute en elle. Le premier baiser que Ssoran lui a offert, alors qu’ils étaient encore prisonniers de leurs ravisseurs, avait éveillé en elle une question importante : quels sentiments éprouvait-elle pour Ssoran ? La réponse n’était pas venue immédiatement. Désormais, ses dernières défenses sont tombées et elle apparaît évidente. La seule chose qui l’empêche de le dire à voix haute est la force des émotions qui la paralysent. Lorsqu’enfin cette puissance trouve son chemin vers ses yeux et jaillit sous forme de larmes de joie, elle étreint Ssoran en répétant ces trois mots à la fois dévastateurs et bienfaiteurs :

– Je t’aime.

Elle reste contre lui, complètement éperdue d’amour pour l’Atark. Les mains de Ssoran caressent ses cheveux. Le menton posé sur l’épaule de la jeune femme un peu plus grande que lui, il dit :

– Si le temps de ton frère est compté, nous devrions y aller, Adana.

– Oui, répond-elle doucement comme déconnectée de la réalité.

Ils se séparent et Adana tente d’évacuer une partie de ses tensions pour retrouver un peu de sérénité. Son corps brûle de serrer Ssoran contre elle, mais celui-ci s’éloigne.

– Je vais m’habiller, je me dépêche, annonce-t-il.

Adana se retrouve seule et s’efforce de faire le tri dans son esprit. Cela lui parait tellement insensé. Elle, folle amoureuse d’un Atark ? Elle qui a tué tant des leurs pour assouvir une haine qui n’avait aucun sens ? Cette seule idée tempère sa griserie. Comment Ssoran peut l’avoir aimé bien avant leur rencontre le jour du traité, alors même qu’elle massacrait les siens ? Il l’a sans doute aperçu lors d’une bataille à laquelle il a été mêlé, mais peut-on aimer un être qui assassine ceux de sa propre race sous ses yeux ? Ou bien cela s’est-il passé comme pour elle ? A-t-il fini par apprécier la Théologiste et compris qu’il était attiré par elle depuis toujours ? Elle soupire. Inutile de se poser ce genre de question. Ssoran lui dira tout lorsque le moment sera propice. Elle se concentre sur Érik et sur le meilleur moyen de rejoindre le Quartier du Précipice en attirant le moins possible l’attention.

– Je suis prêt, Adana, fait Ssoran à son retour.

Il a revêtu une tenue plus discrète que les habits blancs qu’il affectionne habituellement. Il a l’air de n’importe quel Atark.

– Ne perdons pas de temps, dit-elle.

Ils sortent et, peu après, traversent l’Avenue du Roc. Ils ne sont pas seuls à le faire et les gardes de faction n’ont pas pour mission d’intercepter tous ceux qui se déplacent. Curieux que les événements n’aient pas poussé le Primat à ordonner un couvre-feu, songe-t-elle. Ou bien c’est une erreur tactique de la part de Duval, ou bien laisser aux Dissiens une relative liberté de mouvement de jour comme de nuit fait partie du plan ? Adana penche pour la seconde explication car elle sait que le Grand Théologiste n’est pas un imbécile. Elle ne discerne pourtant pas l’intérêt d’une telle manœuvre. De fil en aiguille elle en vient à spéculer sur l’usurpation du titre d’Ondoyant de l’Ode Solaire et de ses conséquences pour Ssoran.

– Que s’est-il passé à Roc depuis ton retour ? demande-t-elle à son compagnon.

– Hassan Ssiver est venu me voir dès mon arrivée. Il est devenu Théologiste et nous avons eu une longue discussion. Il m’a convaincu de cesser de revendiquer le titre d’Ondoyant de l’Ode Solaire.

– Pourquoi as-tu abandonné ?

– Parce qu’il était dans l’ordre des choses de le faire, répond-il de façon sibylline.

Adana soupire de dépit.

– Est-ce encore un secret que je ne dois pas connaître ?

– Ce n’est pas le moment d’en parler, Adana. Tu dois me faire confiance, tu le sauras très vite. Tout ce que je peux te dire pour le moment est que mon peuple est à l’écoute de l’Ondoyant. S’il le reconnaît pour tel, il lui obéira en tout.

– Tu vas donc laisser les tiens se retourner contre tes idéaux ?

– Le seul idéal que je soutiens est que mon peuple suive l’Ode Solaire.

– Mais c’est toi, la voix de l’Ode Solaire.

– Plus maintenant.

– Comment peux-tu accepter ça ?

– Je ne l’accepte pas, Adana, c’est juste que je ne peux rien y faire pour le moment. Si j’avais revendiqué d’être l’unique Ondoyant de l’Ode Solaire face au Primat, mon peuple se serait divisé. Avec l’avènement des Accusateurs, cela lui aurait coûté très cher. Tant que les miens soutiennent un unique Ondoyant, ils n’en souffriront pas.

La jeune femme admet qu’il a raison sur ce point. Revendiquer le titre d’Ondoyant face au Grand Théologiste aurait sans doute condamné Ssoran à mort. Même si les Atarks de Dis s’étaient ralliés à lui, ils se seraient fait exterminer par les Accusateurs et la légion.

Ils traversent dans le Quartier de l’Éclat Solaire sans rencontrer le moindre obstacle. Sur la seconde terrasse, au point le plus étroit entre l’Éclat Solaire et le Précipice, ils sont arrêtés par deux soldats de faction.

– Halte ! ordonne l’un d’eux. Qui êtes-vous et que venez-vous faire dans ce Quartier ?

– Depuis quand est-il nécessaire de justifier de son identité et de ses intentions pour entrer dans le Précipice ? demande Adana d’une voix où pointe une certaine autorité.

Elle ne s’est pas révélée encore, essayant de passer sans avoir à montrer qui elle est.

– Ne discutez pas et répondez à la question, citoyenne !

Peine perdue, se dit-elle. Elle dévoile son visage, l’Empreinte luisant légèrement, en ajoutant :

– La Supérieure Adana Tarsis n’a pas à justifier de ses faits et gestes, soldat !

Les deux hommes se mettent au garde à vous.

– Oh pardon, Supérieure.

– Ça ira soldat. Vous obéissez aux ordres, vous faites votre travail, c’est bien.

Elle s’avance et les deux militaires s’écartent pour la laisser passer, elle et le jeune Atark. Un peu plus loin, elle rabat la capuche sur sa tête. Ssoran dit :

– Cela semble te contrarier d’avoir eu à montrer qui tu étais.

– Il y a de quoi. Mais le rapport de ces hommes n’arrivera pas à leur supérieur avant la relève. Il faudra encore un moment pour expliquer comment je suis arrivée du Temple Solaire sur la terrasse médiane entre l’Éclat Solaire et le Précipice sans que personne ne s’en aperçoive.

Ssoran émet un ricanement.

– Qu’est-ce qui te fais rire ? s’enquiert-elle.

– Tu vois, toi aussi tu sais faire preuve d’un certain mystère.

Elle ricane à son tour mais n’ajoute rien et ils progressent en silence. Ils traversent l’Avenue du Précipice avant de se trouver dans la bonne section de la ville, non loin du point de rendez-vous. Ils arrivent sur une petite place au milieu de laquelle se trouve un puits, l’un de ces nombreux points d’eau de la Capitale auxquels les Dissiens se ravitaillent. Ils n’y voient personne. Selon ses estimations, cela fait un peu plus d’une heure qu’Adana a quitté Olidia qui suivait le chemin le plus court. Lui est-il arrivé malheur ? Cette hypothèse laisse Adana dans la plus grande détresse, tant à cause du risque qu’elle a fait prendre à la jeune fille qu’à cause de son incapacité à retrouver et sauver Érik sans son aide.

– Je suis là, fait une voix fluette qui rassure immédiatement la Théologiste.

Olidia apparaît non loin d’eux. Elle porte toujours l’uniforme de la Supérieure mais le faux tatouage a disparu de son visage. Adana fait rapidement les présentations. La jeune fille dévisage l’Atark et s’incline devant lui avec déférence.

– Je vous en prie, Olidia. Je ne mérite pas tant d’égards, précise Ssoran l’air un peu gêné.

– Allons-y ! tranche la Supérieure maintenant angoissée à l’idée d’arriver trop tard au chevet de son frère.

Olidia prend les devants et les guide jusque chez elle. Sa maison se trouve dans un cul de sac. Son entrée est située littéralement à deux pas de la dalle où la fille a trouvé Érik. Elle ouvre la porte sans hésiter et fait entrer ses acolytes avant de la refermer. D’un geste très naturel sa main frôle la mèche d’une bougie qui s’allume aussitôt. Adana est impressionnée par la manière dont Olidia use de son don et surtout sa façon d’utiliser celui-ci pour des choses aussi simples et banales. Plus d’un mage s’élèverait contre un tel gaspillage d’énergie et de talent. Est-ce pour rester discrets ou ont-ils moins de maîtrise que cette jeune fille ? Une question à laquelle Adana se promet de répondre un jour.

Olidia précède ses hôtes jusqu’à une chambre à l’étage et, dès qu’elle le voit, Adana se précipite vers le lit où gît Érik. Ce dernier gémit et semble s’éveiller. Il est blême et son flanc gauche est ensanglanté. Le bandage qu’Olidia a sans doute confectionné elle-même ne suffit pas à maintenir la plaie fermée. Il aurait fallu faire des sutures mais la jeunette ignore sans doute comment s’y prendre. Il est effectivement mourant. Au premier coup d’œil sa sœur conclut qu’il n’est encore en vie que grâce à son extraordinaire vitalité.

– Érik ! Érik, tu m’entends ?!

– A… da… balbutie-t-il à moitié conscient.

– Vite, Ssoran ! s’exclame Adana.

L’Atark s’approche et observe l’état de son patient d’un œil critique.

– Ça ira, fait-il. Recule-toi, élue de mon coeur.

Si la Théologiste ne relève pas spécialement la manière dont Ssoran l’appelle, le qualificatif n’a pas échappé à la jeune fille qui regarde alternativement l’Humaine et l’Atark avec surprise. La Supérieure s’exécute. Le guérisseur s’agenouille à côté de la couche, pose l’une de ses mains sur le front brûlant de fièvre du jeune homme et l’autre sur son propre cœur. Il s’auréole d’une douce lumière qui enfle petit à petit puis semble s’écouler de son corps vers Érik. Secoué d’un spasme violent il pousse un cri de douleur. Puis il retombe inerte sur la couche. Le halo de Ssoran s’estompe complètement et Adana s’avance. L’Atark semble épuisé mais le visage d’Érik est plus apaisé et son teint moins livide. Il reprend connaissance, ouvre les yeux et regarde Adana puis l’Atark sans comprendre. La Théologiste pleure et se penche pour enlacer son frère.

– Oh Érik, tu es sauvé ! Mais qu’est-ce qui t’as pris de revenir à Dis ?

Le jeune homme tâte sa blessure. Il ne ressent plus la moindre douleur. Il est même plus en forme que jamais. Il reconnaît alors Ssoran et comprend.

– Je suis revenu pour Raten, répond-il un peu hagard.

Adana s’écarte et regarde son frère d’un air plein de reproches.

– Es-tu donc stupide à ce point ?!

– Et toi, tu trouves que tu ne prends pas de risques à me porter secours ? rétorque-t-il.

Elle s’apprête à répondre quand la voix stressée d’Olidia les interrompt :

– Il y a plein de gens dehors.

– Oh, non ! s’exclame la Théologiste.

Elle n’a même pas le temps d’aller vérifier à la fenêtre ce qu’il en est. Ils entendent une voix crier à l’extérieur :

– Holà, de la maisonnée ! Théologiste ! Vous avez une minute pour déposer les armes et sortir de là, après quoi nous donnons l’assaut sans faire de quartier.

Adana sait qu’ils le feront sans aucune hésitation. Elle reporte son attention sur leur hôtesse, complètement affolée.

– Olidia, tu peux nous rendre tous invisibles ?

La jeune fille fait non de la tête. Érik se lève et récupère ses armes. Ssoran est visiblement épuisé et il se redresse avec peine, s’appuyant sur la cloison. La Supérieure prend la jeune fille tremblante dans ses bras pour tenter de la rassurer. Elle compte mentalement les secondes.

– Et deux personnes, toi et un autre, tu peux ?

– Je… Je crois oui.

Adana porte son regard vers Ssoran puis vers Érik qui s’équipe, visiblement prêt à en découdre. Ssoran lui sourit et fait un signe de tête. La Théologiste soupire :

– Très bien, tu vas te cacher avec Érik.

– Hors de question, sœurette ! dit le géant.

– Écoute-moi, mon frère ! Je suis encore Théologiste et Supérieure. Ssoran n’a rien à se reprocher. C’est toi que l’on recherche et Olidia est en danger à cause de ses dons. Le choix est fait et il n’y a pas à discuter ! Je ne sais même pas pourquoi je te dis ça, tu obéis, un point c’est tout !

Jamais Érik n’a reçu d’ordre de sa sœur adoptive. Si sa fierté et son courage lui dictent de faire face, il reconnaît qu’elle a de l’autorité et un certain bon sens. Même s’il ne sait quoi faire de cette liberté, le fait même que sa sœur lutte maintenant, à sa manière, contre la Théologie, lui donne un réel espoir. Le différend qui les a opposés durant des années vient de s’évanouir. Il s’inquiète pour Adana. Combien de temps pourra-t-elle se servir de son rang pour échapper à l’inquisition du Primat et de ses Accusateurs, ou encore à l’Instance de l’Ordre qui découvrira tôt ou tard qu’elle l’a aidé à fuir ?

– Maintenant, Érik ! Maintenant ! insiste Adana.

– Entendu, dit-il.

– Quittez la ville ! Érik, veille sur Olidia. Elle est trop jeune et a besoin de toi ! Tu le lui dois !

Érik hoche la tête. Il échange sa place avec sa sœur et prend la jeune fille dans ses bras.

– On sort ! crie Adana avant que les hostilités soient déclenchées.

Elle soutient Ssoran qui a un peu de mal à mettre un pied devant l’autre.

– Nous y sommes, dit l’Atark tout bas.

– Nous y sommes, où ? s’étonne la jeune femme.

Ils finissent de descendre l’escalier et se dirigent vers la porte.

– Là où l’Ode Solaire nous a conduits, élue de mon coeur.

Elle n’a pas le temps de poursuivre la conversation. La porte de la bâtisse s’ouvre violemment et les premiers soldats se déploient dans le rez-de-chaussée, arbalètes pointées sur elle et le jeune Atark. Elle tente d’illuminer son Empreinte pour afficher son identité mais, à sa grande surprise, aucune lumière n’émane de son visage. Deux silhouettes pénètrent dans la maison tandis que des soldats montent à l’étage. Elle reconnaît le jeune homme mince et barbu, Aloysius Kiram, et est surprise de voir la grosse bedaine de Lome Gagarik. Il n’y a pas de bruit de lutte, de cris ou de sommations à l’étage, ce qui laisse supposer que les soldats n’y ont rien découvert.

– Recteur Gagarik, Gardien Kiram, dit la Théologiste en inclinant légèrement la tête.

Le visage fermé et la mine sévère de Lome indiquent qu’il ne semble pas ouvert aux mondanités. Il s’avance et annonce solennellement :

– Citoyenne Adana Tarsis. Par l’autorité du Dieu Solaire et de son Primat, je vous retire rang et titre et vous arrête pour haute trahison envers la Théologie. Citoyen Ssoran Issil, je vous arrête pour complicité de haute trahison envers la Théologie.

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