Derrière les volets noirs
Quelque part à environ 6000 km de Manhattan.
– Les voilà enfin m’sieur, indiqua l’officier de police à son supérieur.
Ils étaient assis sur un banc en train de manger des casse-croûtes - jambon, beurre, moutarde - d’ailleurs l’un des deux flics, le chef, s’était taché son uniforme avec de la sauce. Ce dernier se leva et alla en direction du détective et de son assistante qui sortaient de la voiture (une DS noire, premier modèle, très poussiéreuse, vidange à réaliser et pneus arrière un poil en sous-pression).
Le détective - ou peut-être était-il inspecteur ? - quand bien même j’étais le narrateur j'ignorais son grade exact (je m’en foutais pas mal aussi) avait comme nom de couverture “Clavecin”, à cause de son amour inconditionnel pour la musique classique. Il appartenait à une société privée chargée d’enquêter sur des événements plus ou moins criminels et plus ou moins mystérieux. Son assistante était une jeune femme d’environ vingt ans qui s’appelait Jeanine Toussaint ; c’était sa première mission sur le terrain et elle n’avait pas encore eu le luxe de choisir son nom de code.
– On ne vous attendait plus ! envoya le capitaine de police certainement irrité d’avoir attendu si longtemps et également de s’être taché (en plus la laverie du commissariat était en panne, alors il allait devoir rester une semaine dans cet accoutrement - “comment voulez-vous faire régner l’ordre comme ça” s’était-il emporté face à son collègue impuissant - ).
– Ah la flicaille, sourit ironiquement Clavecin, l’heure est au beurrage des sandwiches à ce que je vois ; les renégats et les délinquants ont du souci à se faire ! Figurez-vous messieurs les agents de la maréchaussée, que nous nous sommes perdus en rase campagne. Je me demande bien comment vous faites, vous, les ruraux, pour vous situer dans cette pampa - un champ à côté d’un champ, à côté d’un autre champ dont l’horizon est la frontière : une forêt par ci par là, tout se ressemble ici. M’enfin, les villages sont pittoresques et les gens sont charmants (c’est à se demander qui pourrait vouloir tuer qui que ce soit d’ailleurs), un brave homme (dont j’ai eu du mal à comprendre le français buriné de patois) nous a indiqué la direction de ce lieu, et nous voilà… Mais peu importe notre périple, abrégeons les mondanités, où est notre macchabée du jour ?
– Là-haut, dit le chef de police en pointant du doigt le vieil appartement en face d’eux.
– Où ça là-haut ? interrogea le détective qui plissait les yeux éblouis par le soleil au zénith.
– Là, cette baraque, en face ! Vous ne voyez pas ?! Celle avec les volets fermés.
– Attendez, j’en vois trois avec les volets fermés, c’est celle qui a les volets bleu-verdâtre là ?
– Non les rouges à côté, s’agaça le chef de police, ceux que je vous pointe depuis trois-quart d’heure !
– Nom de dieu, vous parlez d’un œil de lynx ma parole, il ne faut pas avoir les yeux embués pour les voir tout de même ces volets… Maintenant qu’on le sait c’est facile, mais celui qui ne sait pas, avouez que ce n’est pas évident ( en plus de ça, désolé de vous dire qu’ils sont oranges vos volets, pas rouges…) - il fixa intensément l’endroit - Ouais… rouge orangé à la limite, c’est l’éclat du soleil qui vous joue des tours je pense… À la limite même je dirais qu’ils tendent vers le jaunâtre, un peu moutarde, bah tiens comme votre tâche là sur votre uniforme : pareil !
L’officier fulminait de l’intérieur, Jeanine et l’autre flic observèrent la scène, l’une nonchalante, et l’autre curieux. Toutefois ce dernier jugea bon d’intervenir.
– Comme disait le chef, le corps il est là-haut, et en plein milieu du salon qu’il est, et dans une belle mare de sang (bien rouge) qu’il infuse - il marqua une pause pour sourire lui-même à sa plaisanterie puis voyant que personne ne réagissait, continua - Nous vous attendions pour récolter des indices. Même si je ne comprends pas vraiment pourquoi nous avons affaire à votre… société, j’ai l’impression qu’on est sur de l’homicide classique, peut-être même un suicide, le type s’est carabiné la caboche tout simplement, ‘fin je pense… Contrairement à ce que vous pensez de nous… nous on sait gérer ça.
Sous le regard inquisiteur de Clavecin, l’agent se troubla.
– Si mon patron vous a indiqué que nous venions, dit sèchement l’inspecteur, c'est qu’il y a quelque chose que des gratteurs de procès-verbaux ne peuvent pas gérer... L’aigle chasse bien mieux que la buse variable, n'est-ce pas ?
*
* *
Jeanine Toussaint et Clavecin entrèrent dans l'appartement baigné de ténèbres, la mince lumière provenait du soleil et passait à travers les trous des volets qui semblaient, en effet, bel et bien, rouges, quoi qu’un peu orangés (honnêtement c’était difficile à décrire, c’était comme si que, dès, que vous les pensiez être d’une certaine couleur, ils se muaient en une autre dans l’instant) je sais que j’ai le devoir d’être omniscient et objectif, car je suis le narrateur de ce récit, mais cette histoire de volets est un artefact dans ma vision. Et puis de toute façon quelle est l’importance de la couleur des choses dans mon monde en noir et blanc ?
– D’après les policiers le corps devrait être dans le salon, dit l’assistante en décrochant son pistolet de la ceinture, soyez sur vos gardes Monsieur, il y a peut-être quelqu’un…
Le détective, les mains sur les hanches, lui adressa un sourire aimable.
– C’est gentil de vous inquiéter pour moi ma chère Jeanine.
L’assistante fronça les sourcils d’incompréhension.
– Il serait peut-être judicieux de fouiller les autres pièces ? hésita-t-elle.
– Faites comme bon vous semble ma chère, dit-il en se dirigeant vers la kitchenette, après tout c’est par l'initiative que l’on apprend.
Elle semblait avoir du mal à comprendre le flegme dont faisait preuve son supérieur, pour elle il était soit stupide ou bien avait un coup d’avance sur tout - une intuition hors du commun, peut-être ? - ou alors n’était-ce rien de tout ça, ou tout à la fois. Elle s’engagea lentement au fond de la pièce vers une porte qui était entrouverte. Pendant ce temps Clavecin, dans la cuisine, soulevait le couvercle d’une casserole et tomba sur un genre de ragoût (il semblait être encore bon) puis il ouvrit les placards au-dessus des plaques de cuisson : il y avait des assiettes, des verres (dont un avec des empreintes de doigts ensanglantés - qu’il ignora -), et autre chose qui attira plus vivement son attention : une bouteille de whisky entamée. Et c’est d’une main, qui l’attrapa, et c’est longuement qui la regarda, et le liquide, à l’intérieur : c’était l'antidote & le poison. & la tempête de pensée qui lui déchirait la tête, je la connaissais, le tonnerre d’envie, j’y avais été confrontée - lors de mon emprisonnement - et ce moment qui semblait mourir dans le temps, lorsque que je n’avais pu… goûter ce __poison////antidote, qui pour moi était tout ; je le comprenais aussi lorsqu’il regardait cette____bouteille & les idées qui lui pénétraient le cerveau ; ce qui semblait pour lui être la solution___ à l’enquête était en face de lui. Dans ce liquide, il y avait tout... Car c’était l'antidote. Il le savait. Je le savais très bien aussi, s’il prenait une simple gorgée, il allait tout voir, et non plus que des bribes. Mais quel genre de tempêtes de pensées lui déchirait la tête ? Oh j’y avais été confronté : au manque (mais moi j’avais eu la chance que ce soit contre ma volonté), & l’inspecteur, lui, avait décidé d’arrêter de son plein gré, il y a un mois, mais il continuait à la regarder cette bouteille, pourquoi avais-je arrêté ? se demandait-il. Puis il vit le reflet de lui-même à l’intérieur du whisky, ainsi que l’ombre de moi qui le regardait en fantôme, derrière lui.
– Monsieur, venez vite ! cria la jeune assistante dans la pièce d’à côté.
Le détective se dégagea de sa torpeur, posa la bouteille et accourut dans la pièce où se trouvait la jeune femme. Le crime y était là, dans cette pièce, un homme, dos au sol, baignant dans une flaque de sang couleur moutarde, et Jeanine qui était penché sur la tête du cadavre (si l’on pouvait appeler ça une tête), en effet, à la place des yeux, du nez, des oreilles il n’y avait rien, juste une peau blanche, immaculée. Comme une fesse. L’expression “avoir une tête de cul” ici correspondait bien.
– Comment est-ce possible ? demanda Jeanine apeurée, il n’a pas de visage.
Clavecin resta silencieux, et, pendant un bref instant, aperçut dans ce vierge faciès un portrait qui lui était familier.
Annotations
Versions