Chapitre 36 : la tristesse de l'échec

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En août, Paulo, Josiane et leur dernier fils, Alain, vinrent nous rejoindre. Je profitai de la présence de mon ami, costaud et bricoleur, pour faire les gros travaux que je ne pourrais réaliser seul. En plus, il était diablement habile de ses deux mains, Paulo. J’ai découvert aussi que je possédais de réelles aptitudes pour faire du plâtre et obtenir un mur – relativement, je ne me serais pas permis de rivaliser avec un plâtrier de métier – droit et lisse.

À leur départ, quinze jours plus tard, ma maison était équipée de deux chambres supplémentaires dans le grenier. Il ne restait plus qu’un bon coup de peinture à passer. Nous nous en sommes chargés avec Simone, une fois seuls. C’était agréable de nous retrouver tous les deux et de travailler ensemble. Pourtant, j’avais l’impression que son humeur s’assombrissait de jour en jour. Chaque fois que je l’interrogeai à ce sujet, elle m’assurait que tout allait bien ou que ça allait passer.

La maison semblait toute neuve, enfin, presque. Quelques jours plus tard, la veille de la fin de nos vacances ensemble, je remarquai que Simone paraissait toujours perturbée. Pourtant, ce n’étaient pas les migraines, cette fois-ci, grâce à la brise marine présente quasi en permanence à Ouessant.

— Tu n’as pas l’air d’aller bien, Simone ? C’est le départ de Paulo et de sa famille qui te met dans cet état-là ?

— Plus ou moins, me répondit-elle.

— Tu recommences à ne pas être claire, mon amour… Comment veux-tu qu’on discute si tu n’exprimes pas ce qui ne va pas ?

Il fallait vraiment qu’on éclaircisse ce point. Ce n’était pas possible qu’on se quitte avec un truc flou qui risquait de perdurer des mois entre nous.

Elle se lança :

— J’ai remarqué que tu sembles apprécier quand Paulo et sa famille sont là.

Quelle remarque…

— Bien sûr que j’apprécie. Je le connais depuis si longtemps, Paulo. On a vécu tant de choses ensemble.

— Je sais…

— C’est finalement ce qu’on peut appeler un vrai ami.

Une évidence pour moi, pas pour elle ?

— Et tu aimes aussi beaucoup Alain ? Tout comme Robert junior, ton filleul ?

Mais où voulait-elle donc en venir ? Tout cela me semblait tellement évident…

— Ben oui, ce sont quasiment mes neveux, vu que Paulo est comme un frère pour moi.

— Dis-moi, Robert, parle-moi franchement…

— Mais bien sûr, Simone, comme toujours !

Là, je ne sais pas pourquoi, le ton de sa voix, son regard qui était devenu plus dur, j’ai senti que les ennuis allaient arriver, mais j’y suis allé quand même :

— Simone, il faut que tu me parles clairement toi aussi, sans détour. Allez, vas-y !

— Bien…

Elle prit une profonde inspiration en fermant les yeux, les rouvrit, dardés sur moi avant de se lancer :

— Robert, es-tu heureux avec moi ?

Quelle question !

— Bien sûr Simone ! Pourquoi ? Tu en doutes ?

— Oui, je pense que tu t’es sacrifié pour moi et que tu ne veux pas l’admettre…

Mais qu’est-ce qu’elle racontait ?

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je sens bien que tu as toujours rêvé d’avoir des enfants et, vu que je ne peux pas t’en donner, tu te rabats sur ceux de Paulo, par dépit…

Il était exact que le fait de voir mon ami avec ses enfants, au début, m’avait rappelé que je n’en aurais jamais, mais j’avais effectué ce deuil depuis longtemps. J’étais même plutôt content, avec nos vies trépidantes, qu’on n’ait pas eu d’enfants à gérer. On n’aurait sans doute pas réalisé de telles carrières si l’on avait de telles contraintes à gérer. De plus, je me sentais parfois soulagé de ne pas avoir de responsabilité directe d’un gosse, de ne pas être père. Comment aurais-je pu dormir tranquille la nuit sachant mon fils dans la jungle amazonienne ?

Pour autant, je n’avais jamais considéré les enfants de Paulo comme les miens et encore moins comme un substitut au fait de ne pas avoir les miens.

— Enfin, Simone, c’est quoi ces conneries ?

— N’essaye pas de me protéger, Robert, je ne le supporterai pas !

Mais quelle mouche avait bien pu la piquer ?

— Sérieusement ?

Et là, cela partit complètement en vrille. Oui, elle était très sérieuse. Elle ne l’avait visiblement jamais été autant. Alors que cela ne nous était encore jamais arrivé, nous nous disputâmes. Mais une vraie dispute, hein, avec la gueule et tout.

Elle boudait toujours dans le bateau du retour et ne me décrocha pas un mot dans le train pour Paris. Je ne l’avais jamais vue comme cela. C’était incompréhensible pour moi. Nos adieux furent tellement froids et distants qu’ils me rendirent malade. Lorsque nous nous séparâmes, elle vers la gare de Lyon et moi vers Orly, je dus courir aux toilettes, restituer le contenu de mon estomac. Cela ne m’était pourtant jamais arrivé, même dans nos soirées les plus alcoolisées. Là, visiblement, il y avait quelque chose qui n’était pas passé.

Toutefois, même si je n’avais toujours pas compris ce qui s’était déroulé, je savais au fond de moi que j’avais eu raison de ne pas ignorer cette difficulté entre nous. Notre relation méritait cette honnêteté. Nous ne devions pas mettre les problèmes sous le tapis.

J’arrivai morose à Kourou. Si mes collègues le remarquèrent, ils se gardèrent bien de m’en parler. Je me sentais ailleurs, complètement à côté de mes pompes. C’était la première fois depuis notre rencontre que je ne la percevais pas à mes côtés. Allais-je réussir à continuer sans elle ? Que s’était-il donc passé à Ouessant quelques jours plus tôt ?

Malgré tout, il fallut reprendre le cours des choses, poursuivre mon travail au CSG, et toujours irradier un optimisme qui m’avait totalement déserté.

Nous ne l’avions pas encore bien réalisé, mais en décembre 1972, la mission Apollo 17 fut la dernière de la NASA à destination de la Lune. Ce programme coûtait beaucoup trop cher et le gouvernement américain avait décidé de réorienter tout son budget vers le nouveau projet de navette spatiale. Lors de cet ultime vol d'Apollo, pour la première fois, un scientifique, un géologue, Harrison H. Schmitt, avait posé le pied sur notre satellite naturel. Ce serait le dernier. Cette mission, en étant la preuve de la fiabilité des matériels, de l’intérêt scientifique et de la maîtrise des alunissages, n’avait pas suffi à convaincre le Congrès américain de pérenniser le programme Apollo. Celui-ci était définitivement clos. Ce fut une grosse claque pour nous, les rêveurs, qui pensions déjà à l’étape d’après : Mars. Mais le temps des rêveurs était révolu, celui des comptables se profilait.

Côté européen, durant le même mois, une conférence au sommet réunit plusieurs pays, dont ceux impliqués dans l’officieux L3S. L’accord fut difficile à trouver. En effet, entre les Britanniques qui préféraient lancer leur satellite maritime Marrots, les Allemands qui se focalisaient sur leur module Spacelab, mis en orbite par la navette américaine et les Français visant l’indépendance spatiale, les discussions furent âpres. Pour « arranger le tout », les Américains tentèrent de détourner les Européens de leur projet de lanceur autonome. Toutefois, au vu des restrictions imposées par ceux-ci pour les satellites qu’ils acceptaient de lancer – l’absence de toute utilisation commerciale – l’autonomisation de l’Europe était devenue inéluctable. L'idée des pays réunis amenait un bond de géant pour la réalisation pratique de ces projets : une agence spatiale européenne. Une sorte de NASA de l’Europe. Ils s’étaient tous donné rendez-vous en juillet 1973 pour acter ce sujet.

Nous étions toujours en froid avec Simone, après notre séparation tendue à la suite de ce qui me semblait être un énorme malentendu. Nos conversations étaient polies, presque formelles. Plus de douceur, de tendresse, de complicité. J’étais totalement perdu. Je n’y comprenais rien. Toutes mes tentatives de recherches d’explications étaient restées vaines. J’avais vraiment le sentiment d’avoir fait ou dit une grosse connerie, sans savoir laquelle. Quelle sensation terrible, comme si j’avais en permanence un nuage noir au-dessus de la tête et qu’il n’y avait de l’orage que pour moi. Bon, j’avoue qu’en Guyane, l’image était assez fausse, il pleuvait souvent et sur tout le monde… Cependant, j’avais l’impression qu’un truc me rongeait le cerveau ou les entrailles, juste un peu, mais de façon constante, sans que j’arrive à l’identifier. Je savais juste que cela concernait notre relation … Rien de plus rageant et frustrant pour moi, et ça occupait une partie de mes pensées au quotidien. Je n’étais plus tout à fait moi-même. Comment l’aurais-je pu, sans ma Simone ? Nous ne nous étions même pas retrouvés pour les fêtes de fin d’année… C’était sans doute une des premières fois de notre mariage où nous ne passions pas le réveillon du 31 décembre ensemble. J’avais reçu une lettre de sa part, quelques jours avant Noël qui m’avait anéanti. Elle m’avait écrit qu’elle avait besoin de temps, besoin de « prendre du recul ». Décidément, je ne comprenais rien de ce qui m’arrivait.

Fin janvier, avec les accords de Paris, prit fin l’une des plus longues guerres coloniales de l’Ancien Monde. Ces accords de cessez-le-feu concernant le Viet Nam prévoyaient le retrait du dernier soldat américain du sol sud-vietnamien dans les soixante jours. Ils enclenchaient également le processus de libération de tous les prisonniers US des camps nord-vietnamiens. Enfin, ce conflit meurtrier se dirigeait vers son terme. Les manifestations anti-américaines n’avaient cessé de s’amplifier ces derniers mois et le président Nixon avait, semble-t-il, entendu ces messages du monde entier. Il était fort possible que, sali par l’enquête des journalistes du Washington Post concernant le scandale du Watergate, il ait choisi de redorer son blason avec ces accords permettant « aux boys de rentrer à la maison ». Cela paraissait avoir fonctionné, au moins quelque temps. En parler avec Simone me manquait terriblement, mais cela restait impossible pour le moment.

En ce début d’année toujours, un groupe de travail missionné par le Commissariat Général au Plan français avait lancé une étude sur quatre domaines : nucléaire, aéronautique, informatique et spatial. Les conclusions de cette étude, catastrophiques pour moi et mes collègues, avaient relégué le spatial au plus bas dans les priorités. Malgré tout, le monde spatial français, avec le CNES à sa tête, décida de mettre les bouchées doubles afin de prouver le contraire à tous ces comptables n’y connaissant rien.

Mon filleul vint chez moi quelques jours fin février, entre deux campagnes de chasse. Il était toujours aussi heureux et épanoui dans la jungle amazonienne. Il était méconnaissable, il s’était encore épaissi et élargi. Il serait bientôt en âge de voter. Il s’en réjouissait à l’avance, de pouvoir ainsi peser sur les décisions concernant la direction de son pays, de notre pays. Pour lui faire plaisir, sa mère m’avait fait livrer un certain nombre de disques, sans doute difficiles à trouver à Cayenne – sans parler de Maripasoula – de musiques tout à fait étrangères pour moi à l’époque. À cette occasion, Robert m’avait permis de découvrir des groupes comme les Rolling Stones, Humble Pie, Led Zeppelin, Steppenwolf, Uriah Heep, Pink Floyd, Gratefull Dead, Black Sabbath et plein d’autres dont les noms ne me reviennent pas pour le moment. Je pense que mon électrophone La voix de son maître ne s’en est jamais vraiment remis.

Moi qui en étais resté aux Beatles, aux chanteurs français tels que Brel, Ferrat ou Brassens et qui, de façon générale, n’écoutais pas très souvent de la musique, je plongeai la tête la première dans un monde inconnu, étrange et envoûtant. Cette musique vous emportait totalement d’une façon vraiment inattendue. Depuis, j’ai toujours gardé une tendresse et un amour particulier pour ces premiers groupes de rock qu’il m’avait fait écouter, notamment Led Zep – oui, on dit comme ça quand on connait ce fameux groupe de rock britannique, Led ZeppelinPink Floyd, Uriah Heep et les autres.

Durant sa campagne de chasse suivante, je suis même allé à Cayenne, acheter un enregistreur de musicassettes pour me faire une copie de ses disques. Quel progrès extraordinaire que de pouvoir reproduire ainsi de la musique de disques 33 tours sur un support aussi petit que ces cassettes en matière plastique. J’avais également trouvé quelques musicassettes enregistrées et notamment un enregistrement de Uriah Heep Live sorti en tout début d’année que j’ai mis par la suite dès que j’avais un coup au moral. Ce concert inoubliable m’a toujours redonné une pêche d’enfer, surtout écouté très fort. Il y a des morceaux qui ne s’apprécient qu’avec le son à fond, voilà tout ! J’en avais bien besoin durant cette période glaciaire entre Simone et moi.

Mi-mai, les USA aussi eurent leur « habitation » en orbite autour de la terre avec Skylab. Cette station mettait un terme définitif aux voyages lunaires américains. Les astronautes partaient moins loin, les missions pouvaient être plus longues et globalement, cela coûtait moins cher. L’heure était vraiment aux économies, côté NASA.

Quelques jours plus tard, le 21 mai 1973, Robert junior était à mes côtés pour le dernier vol de Diamant-B. Le lanceur emmenait avec lui deux satellites, Castor et Pollux, devant valider des techniques spatiales spécifiques, comme un propulseur à hydrazine pour l’un d’entre eux. À l’heure dite, le temps était dégagé, le vent très faible et il ne pleuvait pas, des conditions idéales pour le lancement. Diamant-B décolla.

Robert était à mes côtés dans la salle de contrôle. Lui comme moi, suivions pas à pas ce lancement :

— Séparation premier étage

Quelques minutes plus tard :

— Séparation deuxième étage

Tout se déroulait parfaitement. Nous avions besoin d’un succès après la série d’échecs récents.

Mais non, nous devions vraiment être poursuivis par la malchance. La coiffe ne s’ouvrit pas et retomba. Les satellites restèrent prisonniers de la coiffe. Celle-ci resta désespérément fermée.

On ne le comprit qu’après, une fois les morceaux récupérés au sol, le câble permettant l’ouverture de la coiffe en deux demi-coiffes avait été sectionné lors de la libération de celle-ci vers l’avant.

Il s’agissait là du deuxième échec consécutif de Diamant B, après celui de décembre 1971, toujours inexpliqué. La carrière de Diamant-B se terminait par un fiasco. Décidément, la conquête spatiale était loin d’être un long fleuve tranquille. Il s’agissait plus de toute une série d’échecs entrecoupée de quelques réussites que l’inverse.

Certes, l’assurance du lancement du projet de Diamant BP-4 nous donnait encore un objectif à atteindre, mais malgré cela, nous avions tous le moral dans les chaussettes.

L’ambiance était lugubre dans la salle de contrôle. Mon filleul me prit dans ses bras, tentant de me consoler. Touché par ce geste, je lui rendis son accolade, puis j’allais faire le tour de tous mes collègues. On avait besoin de se sentir unis, ensemble dans l’échec. À nouveau, je pensais à Simone, à sa façon de me remonter le moral et de me faire prendre conscience qu’on ne pouvait jamais tout maîtriser. Ce qu’elle me manquait, comme s’il me manquait un bras, une jambe ou non, un morceau du cœur. Je devais vraiment arriver à comprendre ce qui clochait entre nous.

Ensuite, j’ai songé à mon état d’esprit après le premier raté de Véronique et ses fameux trois mètres, à la manière dont Paulo m’avait secoué les puces et fait appréhender la chance que j’avais de pouvoir réaliser ma passion. Pour cela, je n’avais pas le droit de baisser les bras, il fallait que j’y croie, de toutes mes forces, de tout mon cœur. Je n’avais finalement pas le droit de me décevoir moi, en n‘allant pas au bout de mes rêves.

Ce fut une grande partie de nos échanges avec mon filleul, ce soir-là, après avoir écouté de la musique très fort, encore une fois. Au travers de mes mots, il découvrit son père sous un autre angle et sembla très ému des termes que j’employais pour évoquer cet ami qui m’avait toujours soutenu, mais aussi donné – souvent de façon justifiée –quelques coups de pied au cul. Nous passâmes ainsi une soirée entre chagrin et émotion avec du rock plein les oreilles et du rhum plein le gosier. Rien de tel pour le déchirement lié à l’absence de Simone à la tristesse de l’échec.

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