Chapitre 44 : soit quatre mois de retard
Tout début janvier 1979, Philippe m’appela encore, cette fois-ci pour m’inviter officiellement, avec Simone, à venir voir Ariane MR dans la tour de montage, juste avant la présentation solennelle à la presse internationale prévue le 5 février. Il avait fait les choses bien et préparé notre voyage et notre séjour comme si nous étions des VIP. Avion, hôtel, chauffeur sur place, tout était organisé. Comme Simone allait bien et qu’Ouessant n’avait rien d’un paradis en janvier, nous acceptâmes, bien sûr.
À l’entrée du CSG, le 4 février, on nous attribua un badge visiteur et on nous escorta vers le bureau de Philippe, mon ancien lieu de travail. Il nous y attendait, nous remit des casques et nous emmena dans sa 4 L de fonction – ça, ça n’avait pas changé – sur ELA1. Je ne me souvenais pas que cela pouvait être aussi haut, aussi grand. À sa suite, nous approchâmes de la zone de manutention. Les trois étages étaient assemblés, et ils étaient en train de positionner la coiffe au sommet d’Ariane MR. Simone était bouche bée. Elle se tourna vers moi puis me dit avec tellement d’amour dans les yeux et la voix :
— Oh, Robert, je suis si heureuse d’être là avec toi. Je suis si fière de toi, mon chéri !
Philippe se détourna, le temps que Simone m’embrasse et m’enlace. Je ne savais plus trop où me mettre, surtout que j’étais devant mes anciens collaborateurs. Je finis toutefois par me détendre. Après tout, il s’agissait de mes ex-collègues, à qui je n’avais plus rien à prouver. Je rendis passionnément son baiser à Simone et savourai le plaisir d’être là, au pied de cette splendide fusée, fruit du travail de tellement de personnes en Europe.
— Elle est vraiment magnifique, non ? me demanda Philippe, pourtant certain de ma réponse alors qu’il avait les yeux tournés vers Ariane.
Je le sentais ému. Devant nous se dressait l’aboutissement de tant de jours, de mois, d’années de labeur acharné partout en Europe.
— Absolument superbe, oui ! Super boulot, Philippe, bravo ! lui dis-je quand il pivota à nouveau vers nous.
— Merci, Robert, tu avais bien commencé.
— Nous avons réalisé un travail d’équipe dès le début, Philippe, même si tu ne nous as rejoints que depuis quelques années
— Tu as raison. C’est exactement ce que j’ai appris avec toi, dès que j’ai rejoint ton équipe : on ne gagne que par le collectif. Les individualités sont utiles dans un tel projet, mais uniquement si elles sont toutes au service d’un objectif commun.
— Je n’aurais pas mieux dit ! lui répondis-je en éclatant de rire.
Le soir même une fois la coiffe mise en place, la tour de montage fut retirée. Le lendemain, les présentations officielles d’Ariane avec la presse internationale auraient lieu. Elle s’était faite toute belle pour l’occasion et resplendissait dans le soleil de Guyane.
Après une nuit un peu agitée pour Simone qui n’était pas habituée aux bruits de la Guyane et en particulier de la forêt qui n’est jamais très loin, nous partîmes à pied dans Cayenne. Je voulais lui montrer tous les endroits qui avaient représenté ma vie ici : l’épicerie, le coiffeur, la laverie automatique, le magasin de disques, celui d’électroménager où j’avais trouvé le fameux enregistreur de musicassettes.
— Bonjour, Robert, alors, voilà votre dame ? Cette Simone dont vous nous parliez tant ?
— Oui, c’est bien elle, Bruno, répondis-je au barbier.
— Il est bien gentil votre mari, vous savez, dit-il à mon amour. Il s’intéresse vraiment aux gens. On sent que ce n’est pas seulement de la politesse. On va bien le regretter…
Tous les présents dans le salon de coiffure hochèrent la tête et renchérirent, alors que je n’en connaissais pas la moitié. J’étais même gêné et rougis.
— Je sais que j’ai épousé le meilleur, leur assura Simone.
Comment aurais-je pu ne pas l’aimer ?
Le reste de notre petit tour se déroula de façon identique partout.
— Ce n’est pas parce que j’avais envie que tu voies que tout le monde pense du bien de moi ici que je voulais te faire faire ce tour, Simone.
— Je sais mon chéri, et c’est d’autant plus touchant pour moi. Tous ces gens sont très gentils et visiblement, ils t’apprécient beaucoup.
— Les Guyanais sont comme cela, mon amour. Ils ont le cœur sur la main. Quand tu les respectes, ils le font en retour et te donneraient leur chemise si tu en avais besoin.
Nous allâmes déjeuner dans un petit restaurant local, Kaz Lily, que j’avais envie de partager avec Simone. Quand je la présentai à Lily, la patronne, celle-ci embrassa Simone comme du bon pain.
— Tu verras, lui avais-je dit, c’est de la cuisine typiquement guyanaise avec de la viande en provenance directe de la brousse.
— J’ai reçu du caïman, Robert, tu veux le faire goûter à ta belle ?
— Avec plaisir Mama Lily, viens, on va s’assoir, fis-je en entrainant Simone avec moi.
— Deux punchs comou, je suppose ? nous cria Lily du fond de ses fourneaux.
— Comou ? C’est quoi, ça ? m’interrogea mon amour.
— C’est le fruit d’une espèce de palmier qui pousse ici et en Amérique du Sud, tu verras, c’est une spécialité locale et c’est délicieux. Celui de Mama Lily est une référence dans la région.
Nous étions arrivés dans les premiers au restaurant et la salle ne tarda pas à se remplir, moitié locaux, moitié touristes. Kaz Lily était devenu un endroit à la mode.
— Tu avais réservé avant de venir, Robert ?
— J’avais demandé à Philippe de le faire, sinon, nous n’aurions jamais eu de table. C’est plein tous les jours ici.
Nous fûmes rapidement servis, de portions plus que généreuses. Simone mangea avec plaisir. Il me semble même que c’est elle qui termina mon assiette.
Le soir de la présentation à la presse, une fois tout le monde parti et alors que nous allions faire de même, Simone et moi, Philippe me retint :
— On a un truc à te montrer, Robert, me dit-il.
— Un truc ?
— Oui, ça ne sera pas long, précisa-t-il à l’attention de Simone, mais accompagnez-nous. Je pense que ça lui fera plaisir que vous soyez là, vous aussi.
Il m’entraina vers le centre technique et sa grande salle. En entrant, quelle ne fut pas ma surprise ! Il y avait tant de monde ! Parmi cette foule, j’aperçus Paulo, Josiane, Gérard et même Helmut. J’étais tellement touché que j’ai serré la main de Simone très fort. Je le suis devenu encore plus quand ils entonnèrent une chanson sur l’air de « Merci Patron » des Charlots. Je ne me souviens plus des paroles exactes, juste du refrain qui devait faire quelque chose comme :
« Merci, Robert, merci Robert
Quel plaisir de travailler pour toi
On est heureux comme des rois
Merci, Robert, merci Robert,
Maint’nant qu’on part dans les étoiles
Ben toi, tu mets les voiles »
Dans les couplets, je me souviens qu’ils ont parlé des trois mètres, du filoguidage, du fameux « ça pisse, ça pisse », du jeune soldat qui avait failli décimer notre équipe en s’exerçant au tir à midi… Il ressortait principalement de leur chanson qu’ils avaient été heureux et fiers de travailler avec moi et ça, je crois bien que cela m’a ému aux larmes. J’ai probablement dû broyer la main de Simone pendant qu’ils chantaient tous. Ils terminèrent en chœur en hurlant le mémorable « CHEF, oui CHEF ! », qu’ils m’avaient fait plusieurs fois à Vernon, à Suippes, puis au Cardonnet, sachant que j’avais horreur de ça. Quelle bande de sales gosses ! Ce que je les aimais ! Simone essuya doucement les larmes qui coulaient sur mes joues avant de m’embrasser tendrement.
Ensuite, sans que je n’aie rien préparé, il a fallu que je fasse un petit discours. Lorsque je me suis rendu compte de ce que j’allais devoir réaliser, parler devant cette assemblée de plus de cent personnes qui attendaient mes mots, j’ai d’abord été comme paralysé. Puis, après quelques secondes, j’ai respiré un grand coup avant de poser une nouvelle fois mes lèvres sur celles de Simone. Son regard m’a donné tan d’amour et de force que j’ai su que ça viendrait, que j’avais plein de choses à leur dire, tellement de remerciements en tête pour toutes ces années. Je pense que ce fut ce qu’il se passa. Je crois que j’étais comme dans un état second. Je suis incapable de me rappeler exactement les mots qui sont sortis de ma bouche à cet instant-là. Il me semble avoir parlé de cohésion, de solidarité, de ferveur, même de grandeur, et surtout je leur ai assuré que ces résultats n’auraient jamais été obtenus sans eux, sans chacune et chacun d’entre eux. Tous avaient eu une importance capitale dans la réussite de cette conquête spatiale.
Une fois les applaudissements calmés, Philippe s’est avancé en tenant un immense rectangle emballé entre ses bras. Quand j’ai déchiré le papier cadeau, j’ai découvert une magnifique photo du « clair de Terre », en couleur, encadrée et agrandie. Ils avaient vraiment trouvé Le présent qui pouvait me toucher le plus… Ils avaient visé juste. L’exemplaire que je possédais, plus petit, en noir et blanc, était si abimé, les coins avaient dû être renforcés avec du scotch. Cette fois-ci, je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je suis tombé dans les bras de Philippe alors que pourtant, nous n’étions pas aussi intimes lui et moi que j’avais pu l’être avec son prédécesseur, Gérard, avec qui j’avais partagé tellement d’aventures. Je n’étais pas au bout de mes surprises, ils m’offrirent également une lunette astronomique, me disant qu’elle me permettrait de suivre les tirs d’Ariane depuis Ouessant. J’avais quelques doutes quant à la possibilité d’observer la trajectoire des fusées de l’île de l’autre côté de l’Atlantique, mais ne dis rien.
Ensuite, ils défilèrent tous pour m’exprimer un mot gentil, me serrer la main, trinquer avec moi… Ils étaient vraiment tous là. Tous mes collaborateurs, enfin, anciens collègues, tous mes amis, Paulo, Josiane, mon filleul, Robert, Maryse, la comptable des débuts qui était dorénavant nt au CNES en contrôle de gestion à Toulouse ; René, notre électricien de Vernon qui était à la retraite depuis quelques années maintenant ; Paulette, la binôme de Josiane, toutes deux chimistes du commencement de Véronique ; Georges, mon camarade de l’ICPI de Lyon , qui était passé au SIL des Mureaux ; Gérard, mon adjoint depuis le départ de Jean-Paul à la Patrouille de France, qui occupait un poste à la direction du SIL, et puis les « Allemands » ; Helmut et Dieter représentant leur équipe de Vernon, dont une partie était décédée, les autres retraités depuis quelques années. Albert, mon chef de chantier génie civil et actuel responsable des bâtiments du site vint le dernier et m’invita à une soirée chez lui, « entre amis », pour le lendemain, avec Simone, également. Quelle belle surprise m’avait préparé Philippe !
Robert, le fils de Paulo, m’entraina à part, plus tard, lui aussi avec un paquet entre les mains. Il me confirma, comme son père me l’avait annoncé quelques mois plus tôt, qu’il allait interrompre son séjour dans la jungle amazonienne, le temps de faire son service militaire. Il partirait rejoindre Mont-de-Marsan pour une période d’instruction, avant de s’envoler pour le Liban où il resterait, comme Casque bleu, un peu plus d’un an. Il allait aussi faire le PSO et être affecté en tant que sergent, pour la fierté de son père, avec, en plus, une paye augmentée. Il me remit un disque qu’il avait écouté et qui, il en était sûr, me plairait. Il s’agissait du groupe Van Halen, dont le guitariste, d’après lui, était à la fois un fou et un génie. J’avais hâte de le découvrir, en particulier leur version du classique du rock Ain’t talking ‘bout love dont il m’avait dit le plus grand bien, mais ce serait pour quand on serait rentrés à Ouessant…
J’ai appris plus tard que Philippe avait dû faire jouer toutes les relations qu’il avait à la NASA pour se procurer cette reproduction du « lever de Terre ». La photo, roulée, avait même voyagé par la valise diplomatique entre la Floride et la Guyane, avant d’être encadrée à Cayenne.
Le lendemain, après une nuit un peu courte, il fallut finir de ranger mon appartement de fonction et emballer le peu de choses qui restaient. La journée passa très vite, d’autant que nous allâmes déjeuner à midi avec Paulo et Josiane dans un tout petit restaurant recommandé par Albert, très différent du Kaz Lily de la veille. Robert Junior avait été retrouver ses amis chasseurs, nous devions le revoir le soir, lors de la fête organisée par mon ancien chef de chantier. Une fois la dernière cantine fermée, il fut temps de se rendre chez Albert.
Avec son épouse et son frère, ils avaient fait un rougail-saucisse géant. Le rhum guyanais et les cocktails dont il servait de base coulaient à flots. La soirée fut joyeuse, pleine de rires et de danses, mais j’avoue n’en avoir gardé qu’un souvenir assez flou. Il me semble m’être promené une partie de la fête avec une bouteille de rhum vieux Toucan dont j’offrais des rasades à qui je croisais. Il ne me reste à peu près que cela en mémoire de ce moment festif. J’affectionnais particulièrement ce genre de réjouissance et elle tombait à pic pour que l’émotion descende un peu. Je me réveillai, dans le cirage au petit matin, allongé sur un lit dans une chambre d’ami chez Albert, avec Simone ronflant à mes côtés.
Le lendemain, après avoir expédié les deux cantines pour qu’elles prennent le prochain bateau, nous nous rendîmes à l’aéroport pour retourner en métropole. Ce séjour m’avait permis de faire des adieux définitifs à Kourou, à Cayenne et à la conquête spatiale. De plus, j’avais pu les faire avec l’amour de ma vie, tout était parfait.
Une fois que nous étions dans les airs, au-dessus de l’Atlantique, Simone me demanda :
— Comment te sens-tu, mon chéri, après ce périple guyanais ?
— Très bien Simone, je crois que j’ai bel et bien tourné la page maintenant.
— Toujours pas le moindre regret d’avoir quitté tout ça avant le lancement d’Ariane ?
Je pris le temps de réfléchir quelques secondes, mais non, aucun regret.
— Pas le moins du monde, mon amour. Ma vie est dorénavant avec toi, sur notre île.
Elle prit ma main et la serra
— N’empêche que j’ai été bien ému par ce séjour, et en particulier par cette petite fête en mon honneur à Kourou.
— J’ai vu, mon chéri. Mais tu sais, c’est bien aussi de laisser sortir son émotion.
J’ai repensé à ce moment où ils se sont tous mis à chanter et les larmes ont coulé à nouveau sur mes joues. Quelle belle vie professionnelle j’avais eu, tout de même. D’un geste très tendre, elle essuya l’eau sous mes yeux avec ses doigts avant de m’embrasser.
— Je suis tellement fier de toi, mon chéri. Sans toi, tout ça, Véronique, Diamant, Ariane, rien n’aurait été possible.
— Sans moi et sans chacune des personnes qui ont travaillé sur ces projets. Mais tu vois, je pense même que si je n’avais pas été là, quelqu’un d’autre aurait fait le boulot. Différemment, mais ça aurait été fait. Personne n’est indispensable, tu sais.
— Oh, mon chéri devient philosophe ? s’amusa-t-elle.
— L’âge sans doute, que veux-tu.
Nous partîmes dans un grand éclat de rire qui surprit les rangées autour de nous. Nos doigts s’entrelacèrent, nous étions bien, ensemble et heureux.
Quelques heures plus tard, nous retrouvions notre île avec un temps gris et humide. Cela allait durer quelques semaines, le temps que Simone récupère totalement de ce voyage somme toute épuisant. Février et mars, il faut bien le dire, ne sont pas les mois les plus agréables sur Ouessant, sauf si on est bien au chaud, qu’on aime lire et se câliner. Seules demeurèrent la radio et la télévision pour nous tenir au courant des nouvelles du monde.
Fin février, Philippe me rappela en me proposant de venir à la journée portes ouvertes organisée quelques jours plus tard, le 4 mars, à Kourou. Nous aurions des billets à notre disposition au comptoir Air France d’Orly. Toutefois, comme notre dernier passage était récent et que le voyage en avion épuisait Simone, nous déclinâmes son invitation. Elle avait beau être en forme, elle se fatiguait quand même plus vite qu’auparavant. Nous ne voulions pas jouer avec le feu. Nous apprîmes plus tard, qu’un déluge de pluie s’était abattu ce jour-là, comme cela peut survenir en Guyane à cette période de l’année. Nous n’avions rien raté, finalement. Lors de ce coup de fil, mon successeur m’avait également annoncé les conséquences de l’explosion d’un moteur de troisième étage à Vernon : le premier tir d’Ariane serait décalé à début novembre, au lieu de juillet, soit quatre mois de retard.
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