Chapitre 45 : se passe le mieux possible
Entre mars et avril eurent lieu les premiers essais de remplissage, la raison d’être d’Ariane MR. Cela débuta par le troisième étage, avec le plein en oxygène puis en hydrogène. Ensuite, en avril, les réservoirs des premier et deuxième étages furent chargés d’UDMH. Après vidange, les pleins de N2O4 furent également réalisés. Tout se déroula parfaitement. Le lendemain, je racontai tout cela à Simone, puisque dans la majorité des cas, quand Philippe m’appelait, il était tard chez nous et cela faisait longtemps qu’elle s’était endormie dans le canapé, Vitamine allongée sur ses pieds. Depuis quelque semaines, elle ne montait plus toute seule se coucher. Une fois le téléphone raccroché, je la pris dans mes bras pour l’emmener dans notre lit. Il me semblait qu’elle s’affaiblissait petit à petit. Mais, sans doute comme un idiot, je ne lui en parlai pas, ne voulant pas l’inquiéter inutilement.
Mi-mai, la carrière d’Ariane MR s’acheva avec une répétition complète de la chronologie de lancement, remplissages des réservoirs des trois moteurs compris, puis la réalisation de deux séquences de tir, toutes deux stoppées à H moins 7 secondes de la mise à feu. Les essais avaient tous été satisfaisants, on s’acheminait – enfin, ils s’acheminaient, je n’étais plus directement concerné – vers le lancement réel de la fusée Ariane au départ de Kourou.
Ariane MR fut ensuite démontée, reconditionnée en conteneurs, et renvoyée en Europe. Cette fois-ci, le trajet entre le port du Havre et le SIL des Mureaux se fit par la route. Il fallut trois jours pour parcourir les 175 kilomètres les séparant, tellement il y eut de câbles EDF et PTT à soulever, déplacer, voire couper.
Au fur et à mesure que le printemps avançait, j’observais un net accroissement de la fatigue de Simone et que ses siestes s’allongeaient beaucoup. Elle n’avait pas honoré sa visite de mars à Villejuif, voulant juste qu’on lui « foute la paix » comme elle disait. J’aurais sans doute dû la pousser à s’y rendre, mais j’avais respecté son désir de calme et de repos… Nous continuions nos balades quotidiennes avec Vitamine, mais je notais que la durée de celles-ci diminuait de jour en jour. Cela ne manquait pas d’accroitre mon sentiment d’inquiétude. Je voyais bien que ses forces déclinaient, mais devant son déni, je la laissais tranquille. Je me demande encore si cela aurait changé quoi que ce soit.
Début juin, pour la première fois en Europe, se tinrent les élections des députés au Parlement européen. Je dus insister pour que nous allions voter. Simone, d’habitude si enthousiaste pour la construction de l’Europe et pour la mise en œuvre de la démocratie par le vote, se fit tirer l’oreille. Elle disait qu’elle était mieux dans un fauteuil à se reposer, en dormant à moitié… Toutefois, quand elle apprit, un mois plus tard, qu’une femme, Simone Veil, avait été élue présidente de cette assemblée, elle fut incroyablement heureuse et parut retrouver une ferveur qu’elle avait un peu perdue :
— Tu vois Robert, il ne faut jamais désespérer, tout peut arriver, la preuve !
— Pourtant, tu ne partages pas ses idées politiques ?
— Non, bien sûr, mais c’est une sacrée femme, une Européenne convaincue, farouche partisane de la paix !
— Oui, elle a une histoire bien particulière pour cela, presque toute sa famille a disparu durant la Seconde Guerre mondiale, me semble-t-il.
— Bien sûr, et puis, n’oublie pas que nous avons signé le même manifeste, il y a longtemps, elle et moi… Celui des 343 « salopes », comme certains l’ont dit à l’époque…
Je me rappelais très bien le scandale qu’avait provoqué ce manifeste ; dans cette France si coincée et conservatrice.
— Je me souviens, oui.
— Et aussi de cette fameuse loi de 1974 qui porte son nom ! Ce n’est pas si vieux ! Enfin, l’avortement a été dépénalisé en France, quelle grande victoire pour les femmes !
— Oui, tu as raison, une sacrée personnalité. Pas une ne pouvait mieux remplir ce nouveau poste qu’elle !
— Elle fait vraiment partie des féministes que j’admire.
— Comment ça ?
— Pas toujours dans la lumière, ne cherchant pas les plateaux de télévision ou les journalistes, mais faisant du travail de fond dans l’ombre…
— Je vois ce que tu veux dire.
— À elle seule, elle a plus fait pour la cause des femmes que tellement de féministes enragées.
— Quand même Simone, tu ne peux pas non plus dénigrer des personnes comme Gisèle Halimi ou Françoise Giroud !
— Ce n’est pas ce que je dis, mais je pense que Simone Veil a fait beaucoup pour la cause des femmes, même si je me sens nettement plus proche, politiquement parlant, de Gisèle Halimi.
Ce fut sans doute l’une des dernières fois où nous eûmes un débat quelque peu animé. La plupart du temps, elle somnolait, et sortait peu. Elle jouait encore un peu avec Vitamine dans la maison, ou devant celle-ci, mais ne faisait plus de longues promenades avec elle. Elle recommençait même à se plaindre de maux de tête, de temps en temps. Sans pour autant le lui dire, j’avoue que mon angoisse s’amplifiait de jour en jour…
En conséquence, j’écoutai, d’une oreille assez distraite, les explications que Philippe ne manquait pas de me donner régulièrement sur la poursuite de la qualification des moteurs d’Ariane, sur le fait que le moteur du deuxième étage avait été totalement qualifié sur son bac d’essai en Allemagne, en utilisant l’ancien banc d’Europa, ou voire au sujet du changement de nom du moteur Viking 4 devenu Viking 5 suite à une modification de forme de la tuyère… Tout cela me passait un peu au-dessus, préoccupé que j’étais par la fatigue, que je sentais sans cesse croissante, de Simone.
Désormais, la plupart de ses journées se déroulaient sans qu’elle se lèver de son fauteuil, voire du canapé, allongée sous une couverture. Vitamine ne la quittait pas d’une semelle, couchée sur ses pieds. En juin comme en juillet, pas une seule fois nous ne sommes sortis avec le bateau. Je partais parfois de la maison pour promener notre petite chienne qui avait toujours autant besoin de se dépenser. Le plus inquiétant pour moi était que mon amour ne s’intéressait plus à la vie et au monde. Elle, qui avait été en permanence à l’affut des informations et qui adorait confronter nos points de vue, passait ses journées dans une sorte d’abattement quasi constant. Heureusement, elle ne semblait plus ressentir ses maudits maux de tête, pensais-je à ce moment-là.
Mi-juillet, sa santé se dégrada. Ses migraines reprirent, avec une intensité telle qu’aucun médicament ne parvenait à la calmer. Tout au plus, les piqûres de morphine réalisées en urgence par le médecin de l’île, la plongeaient dans un état de sommeil profond. Au moins, elle ne se plaignait plus de douleurs. J’appelai Jean-Paul pour l’informer et le prévins que j’organisai le transfert de sa sœur à Villejuif, rapidement, avec notre toubib d’Ouessant. Le frère de Simone nous retrouverait là-bas. À peine quelques heures plus tard, l’hélicoptère nous emmena jusqu’à Brest où nous attendait une ambulance, ambulance qui fit route toutes sirènes hurlantes vers le sud de la région parisienne.
Aussitôt sur place, Simone fut prise en charge pour les premiers examens. Alors qu’elle se trouvait entre les mains des médecins, je patientais, assis dans un des sièges du hall d’accueil où je m’endormis. Jean-Paul me réveilla en arrivant :
— Alors, Robert, tu as des nouvelles ?
— Non, rien encore… On dirait qu’ils sont toujours en train de l’ausculter.
— Oh, Robert, qu’est-ce qu’on va devenir ? gémit-il en tombant dans mes bras.
— On va être forts, pour elle, elle le mérite, non ?
— Oui, tu as raison, mais elle est la seule famille qu’il me reste…
— Je suis là, Jean-Paul, on est de la même famille !
— Oui, tu as raison… admit-il. Excuse-moi, je n’aurais pas dû craquer.
— T’en fais pas, je crois que moi aussi j’en aurai envie , mais je n’y arrive pas. Ça demeure bloqué quelque part à l’intérieur. Il faut que je tienne… Même si j’ai peur, je ne dois pas lui montrer, jamais. Elle a besoin de moi, solide, auprès d’elle.
— Merci, Robert !
— De quoi ? C’est mon rôle, c’est ma femme… Merci à toi d’être venu aussi vite, Jean-Paul
— Tu sais, ma place aussi est avec elle, il s’agit de ma sœur.
De la même manière que Simone, il savait, de quelques mots bien dits, m’arracher un sourire. Je l’aimais comme un frère, mon beau-frère. Très émus et inquiets, nous sommes restés tous les deux, dans cette foutue salle d’attente, tels des cons…
Personne ne vint nous voir pendant très longtemps et notre angoisse augmentait au fur et à mesure des heures qui passaient. Heureusement que nous étions deux pour nous soutenir mutuellement. Nous tentions de nous faire rire, sourire au moins, en nous racontant des anecdotes de nos vies. Je me souviens que j’avais réussi à lui donner le fou-rire avec l’histoire de la fusée qui fuyait et de l’automitrailleuse qui avait tiré à côté.
Au bout d’un temps qui nous sembla extrêmement long, un médecin vint nous voir. Il s’agissait du professeur d’oncologie qui suivait Simone, un type très humain et plein d’empathie envers ses patients, m’avait-elle dit.
— Je suppose que vous êtes la famille de Simone ? nous demanda-t-il.
En même temps, on était les seuls dans cette maudite salle d’attente…
— Oui, Robert, son, mari et voici Jean-Paul, son frère, fis-je.
— Oh ? La Patrouille de France et les fusées, j’ai visé juste ?
— Air France depuis quelque temps, la maintenance à Orly, et Robert en a fini aussi avec les fusées, un pré-retraité depuis quelques mois, dit Jean-Paul au médecin avec un pauvre sourire.
— On peut en arriver aux choses sérieuses, s’il vous plait ? intervins-je. Comment va-t-elle ? Quand pourrons-nous la voir ?
— Venez dans mon bureau pour parler de tout ça, suivez-moi, lança-t-il en nous entraînant dans un dédale de couloirs.
Au bout de cinq bonnes minutes de marche, il ouvrit une porte, qui me sembla identique à toutes les autres et nous invita à entrer :
— Allez-y, installez-vous. Je vais répondre à toutes vos questions.
Je m’assis immédiatement. J’avais tellement d’interrogations. Était-ce une rechute de son cancer ? Autre chose ? Qu’allait pouvoir faire la médecine ? Quand allait-elle se sentir mieux ?
Sans attendre qu’il se soit posé dans son fauteuil derrière son bureau, je me lançai :
— Dites-nous, docteur, comment va-t-elle ? Que lui arrive-t-il exactement ? Est-ce que vous pourrez la guérir ? Quand peut-on aller la voir ?
— Oui, répondez à ça, et la suite dépendra de vos mots, ajouta Jean-Paul.
— Bien, débuta le spécialiste, vous vous doutez que si elle est venue en urgence chez nous, c’est qu’elle ne va pas bien… Nous avons déjà commencé les examens…
— Et ? l’interrompit mon beau-frère.
— Et ça n’est pas très encourageant. Disons-le franchement, les choses ne se présentent pas très bien.
— C’est-à-dire ? intervins-je, un peu énervé de le sentir tourner autour du pot.
— Étant donné l’état de nos connaissances sur le cancer et vu la multiplicité des facteurs entrant en ligne de compte …
— Docteur, le coupai-je, s’il vous plait, épargnez-nous vos blablas !
Il nous regarda alternativement l’un et l’autre puis prit une profonde inspiration avant de nous demander :
— Vous voulez vraiment que je sois plus direct ?
— Oui, voilà, répondîmes-nous en chœur, Jean-Paul et moi.
— Dans ce cas,, je vais vous expliquer ce qu’il en est exactement. Il me semble que vous êtes scientifiques, tous les deux, au départ ?
Hochements de tête de notre part.
— Bien, Simone est actuellement victime d’une phase d’attaque particulièrement violente de la leucémie, ce qui monopolise tout son corps, toutes ses défenses, tous ses globules blancs, pour résister. Tout cela a engendré son extrême fatigue, parce qu’elle fait ce qu’on appelle dans notre jargon, une rechute.
Quel choc ! J’étais abasourdi… J’espérais tellement qu’il dirait autre chose, mais en même temps, je m’en doutais, ce n’était pas normal, cette fatigue qui s’amplifiait chaque jour, ce manque d’envie de bouger, ce besoin quasi-permanent de dormir… Comme dans un état second, je continuais à l’écouter sans percevoir réellement qu’il parlait de Simone, de ma Simone…
— Dans le même temps, la tumeur qu’elle avait au cerveau, que nous pensions avoir détruit avec des rayons gamma, s’est réveillée. Elle a regrossi de façon très rapide et vient comprimer le milieu de son lobe temporal gauche. Nous l’avons clairement identifiée comme la cause de ses migraines.
— Est-ce que des nouveaux rayons ou une nouvelle chimio pourraient la soigner ? demanda Jean-Paul, plein d’espoir.
Le toubib inspira profondément une fois de plus et, d’une voix très douce, nous annonça la terrible sentence :
— On pourrait effectivement tenter des rayons et une énième chimiothérapie, mais… Je pense que ça ne lui apporterait aucun confort ni aucune amélioration. Au contraire, ça risquerait de l’affaiblir encore plus.
— Et la tumeur, elle n’est pas opérable ? demandai-je tout en me doutant de la réponse à l’avance.
— Non, je suis désolé, elle est trop mal placée et il n’a jamais été envisagé de la retirer, même lors de nos premiers rendez-vous, sauf à prendre de trop gros risques pour Simone.
De nouveau, comme un coup de massue sur la tête… Verdict sans appel, pas d’opération ni de traitement possible. Peut-être si Simone était venue plus tôt…
Je posai alors la question qui me trottait dans le crâne depuis que nous avions quitté Ouessant en urgence sans savoir si la réponse allait me soulager ou pas :
— Et si elle était venue vous voir en mars, comme il était prévu, est-ce qu’il aurait été encore temps de la sauver ?
— Je ne sais pas, je n’ai aucune certitude à ce sujet. Il est probable que non, soupira le médecin. Je pense que sa leucémie était déjà à un stade trop avancé. Il aurait peut-être été temps pour la tumeur au cerveau, et je ne peux l’affirmer, d’autant plus que celle-ci est placée dans un endroit assez complexe, ce qui fait aussi que comme je vous l’ai dit, celle-ci n’est pas et n’a jamais été opérable.
Mon ventre se noua. Très peu de chance, ça voulait dire qu’il en restait quand même une. Or une chance, même infinitésimale, valait mieux que rien ! Peut-être aurais-je dû plus insister pour ce rendez-vous de contrôle ? En fait, elle en avait raté deux : celui de mars et celui de juin. Mais quel abruti j’avais été ! Pourquoi est-ce que je ne l’avais pas forcée à y venir ?
Comme s’il lisait dans mes pensées, l’oncologue répondit aux questions muettes qui me submergeaient :
— Ne vous en veuillez pas, Robert. Elle m’avait dit lors de notre ultime rendez-vous fin 78 qu’il serait le dernier. Elle en avait marre d’avoir la sensation de nous servir d’animal de laboratoire avec ses traitements et examens. Elle avait décidé de profiter de la vie tant qu’elle le pouvait, avec vous et Vitamine, sur cette île qu’elle adorait et qu’elle vous avait fait découvrir, il y a quelques années, c’est bien ça ?
Oui, tout à fait… Notre premier séjour à Ouessant me revint en mémoire. Comme elle était gaie ce jour-là, on avait ri tous les deux. Il savait aussi pour notre petite chienne. Simone avait dû passer tellement de temps ici, à Villejuif, qu’elle avait sans doute raconté une bonne partie de sa vie, au moins les choses importantes, tels Vitamine, Jean-Paul et la Patrouille de France, moi et les fusées…
— Tu la connais, Robert, tu n’aurais jamais pu la forcer à faire ce qu’elle ne voulait pas, surenchérit Jean-Paul, en posant sa main sur mon bras.
Ses mots et son geste m’ont fait l’effet d’un électrochoc. D’un coup, ce que je gardais enfoui en moi, ce qui était bloqué à l’intérieur explosa. J’ai craqué, je me mis à chialer comme un bébé dans les bras de Jean-Paul. Mon monde s’écroulait. Simone était le centre de ma vie. Sans elle, celle-ci n’aurait plus aucun sens… Pourquoi elle ? Pourquoi cette femme si brillante, si merveilleuse ? Elle avait encore tant de choses à apporter au monde ! Pourquoi est-ce qu’on allait me l’enlever ? Car il s’agissait bien de cela : il n’y avait plus d’espoir, même si mon esprit ne voulait toujours pas’admettre. Ce n’était plus qu’une question de temps… Bien que le toubib ne l’ait pas dit exactement comme ça, ce n’était plus qu’une question de temps. Malgré moi, je me raccrochai encore à l’espérance qu’il ne prononce jamais ces mots, chose que je savais vaine, mais auquel je ne pouvais rien faire d’autre que de me cramponner…
— Vous nous dites donc qu’il n’y a plus rien à faire ? demanda Jean-Paul, prenant mon relai.
— En effet, sauf miracle, il n’y a, a priori, pas de possibilité que ça aille mieux un jour…
— Je suppose que vous ne croyez pas aux miracles, n’est-ce pas ? l’interrogeai-je.
Là encore, je priai pour qu’il me réponde « si ». Ou qu’il en survienne un, de miracle, une intervention divine, n’importe quoi, mais pas cette condamnation !
— Toujours pas souci de franchise, en réalité, je ne peux rien garantir, nous avons vu des guérisons arriver alors qu’on ne comptait absolument pas dessus, mais dans ce cas précis…
— Il faut donc se s’attendre au pire, c’est bien ce que vous nous dites ? demandai-je, des sanglots dans la voix, espérant sans illusion qu’il allait me contredire.
Cependant, je savais pertinemment que j’avais très bien compris, même si cela m’arrachait le cœur de l’admettre.
— Oui, il faut vous y préparer… nous dit-il avec le plus de chaleur et d’empathie dont il était capable dans sa voix.
Je retins avec peine un hoquet d’horreur. Comment une telle annonce pouvait-elle être chaleureuse ? Qu’allait-on faire de tout ça maintenant ? Comment allait-on pouvoir l’aider, Simone ?
— Qu’est-ce qu’on peut faire, docteur ? chuchotai-je.
— Ce que vous pouvez faire ? Lui rendre la vie la plus douce possible, être avec elle, l’entourer, l’aimer, jusqu’au bout…
— L’accompagner pour sa fin de vie, c’est bien cela ? demanda Jean-Paul, dans le même état d’abattement et de résignation que moi.
— Oui, être avec elle, tout le temps pour qu’elle ne se sente pas seule…
— Elle ne va pas avoir trop mal ?
— Ça, je m’en occupe. Je vais contacter le médecin d’Ouessant pour qu’il s’approvisionne en antalgiques nécessaires pour apaiser ses douleurs.
— Vous voulez dire qu’elle va retourner à Ouessant ?
— Oui, avec vous, d’ici quelques jours. On va essayer de la retaper au maximum, et dès qu’elle ira un peu mieux, vous l’emmènerez avec vous. Il vaut mieux vivre chez soi que dans un hôpital, vous ne croyez pas ?
Quand il avait dit « vivre », j’avais entendu, et compris « mourir ». J’étais bouleversé, ravagé, anéanti…
Étant donné sa fragilité, il nous fallut attendre le lendemain pour enfin la voir. Je ne pus réprimer un frémissement d’horreur, elle avait des tuyaux branchés partout, il y avait plein d’écrans traçant des courbes, des appareils qui bipaient… Oh, Simone, mais que t’avaient-ils fait ?
Quelques instants à peine après que nous eûmes pénétré dans sa chambre, elle ouvrit un œil, puis le second, et un timide sourire se fit jour sur son visage épuisé.
— Oh, mes deux hommes, murmura-t-elle dans un soupir. Vous êtes là ? C’est bien.
Nous étions en larmes, Jean-Paul et moi. En même temps, j’étais si soulagé de la voir, de la toucher, de sentir sa peau sous mes doigts, de le découvrir vivante, encore…
— Vous savez maintenant, tous les deux ? nous interrogea-t-elle.
Pas un n’eut la force de prononcer un mot, juste de hocher la tête tristement. Elle nous parla dans un souffle de voix :
— On va retourner à Ouessant dans quelques jours, dès que je serai transportable. J’ai hâte de rentrer chez nous, Robert. Si tu savais comme j’en suis venue à haïr ces hôpitaux, ces odeurs d’éther, de désinfectant et de mort… Vous ne trouvez pas que ça sent la mort, ici ? lança-t-elle avec un clin d’œil malicieux.
Une sacrée femme, ma Simone, même en de telles circonstances, elle arrivait encore à plaisanter. Oui, vraiment une femme extraordinaire.
— Oui, mon amour, on va rentrer chez nous, lui dis-je en l’embrassant malgré le fouillis de tuyaux et de câbles qui étaient branchés sur elle.
Il me fallut le temps de préparer son transfert médicalisé, d’organiser un point avec le médecin de l’île, que l’institut Gustave Roussy avait contacté, de caler les visites quotidiennes de l’infirmière devant lui faire ses injections d’antalgique. Simone allait bénéficier d’un traitement expérimental à base d’un tout nouveau composé, la buprénorphine[1]. Ce dérivé de la morphine avait la propriété d’avoir un effet persistant de plus de vingt-quatre heures, permettant de ne pas rester sous perfusion en permanence. Tout se mettait en place afin que sa fin de vie se passe le mieux possible.
[1] La buprénorphine (DCI) est un médicament, agoniste partiel (ou agoniste-antagoniste) morphinique et se fixe au niveau des récepteurs cérébraux µ et k5. Surnommée par les anglophones bupe, cette substance a d’abord été produite comme analgésique. Il a secondairement été utilisé pour le traitement substitutif de la dépendance aux opiacés.
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