Chapitre 46 : Elle était partie...
Le jeudi 26 juillet – je m’en souviens comme s’il s’agissait d’hier – nous retrouvâmes notre maison, Simone et moi, accompagnés de Jean-Paul. Vitamine, que les voisins avaient gardée, fut follement heureuse de revoir sa maitresse. Elle lui fit une fête de tous les diables. J’ai été obligé de la calmer un peu, elle était beaucoup trop enthousiaste pour la forme de Simone. J’amenai cette dernière s’asseoir dans un fauteuil du salon, elle ne tenait pas très longtemps debout. Sa petite chienne vint immédiatement se coucher sur ses pieds, là où était sa place.
Avec Jean-Paul, nous rentrâmes nos affaires et il m’aida à aménager la chambre d’amis, au rez-de-chaussée, pour Simone et moi. Il se poserait dans la nôtre à l’étage. Je ne voulais pas imposer les escaliers à mon amour si épuisée. Il fallait aussi envisager le fait qu’un lit médicalisé serait peut-être nécessaire un jour. Or, il serait impossible de monter un tel attirail par nos marches étroites. Nous devions penser à tout.
Une fois installés, la vie reprit doucement, à pas feutrés, comme si personne ne souhaitait éveiller la maladie. Avec Jean-Paul, nous nous surprîmes à chuchoter au lieu de parler. Seule Simone conversait quasi normalement. Même Vitamine semblait éviter d’aboyer après les mouettes et goélands qui se posaient devant chez nous. Nos journées étaient rythmées par le réveil de Simone qu’on emmenait à table pour boire un thé et manger une tranche de pain beurré. Ensuite, je l'accompagnais à la salle de bains – elle était devenue aussi légère qu’une plume – pour sa toilette. Puis, je la portais jusqu’au salon où, après avoir eu la visite de l’infirmière avec son injection quotidienne d’opiacés, elle s’allongeait dans le canapé, une couverture sur les jambes et Vitamine sur ses pieds. Vers midi, Jean-Paul ou moi lui amenions une assiette dans laquelle elle picorait, avant de replonger pour une sieste de quelques heures. Parfois, après avoir dormi, elle nous demandait, à nous, ses deux hommes, de l'asseoir dehors afin que l'air du large emplisse ses petits poumons fatigués.
Presque tous les jours, elle avait une période, en fin d’après-midi, où elle était plus présente, plus dynamique. Elle parcourait les premières pages du Télégramme de Brest et nous retrouvions notre Simone de toujours, celle qui s’enflammait pour la cause des plus faibles, de ceux qu’on n’écoute pas. Cependant, cette période ne durait peu, une heure ou, deux, tout au plus. La fatigue et le sommeil reprenaient ensuite le dessus jusqu’au dîner, qu’elle touchait à peine. Le soir, nous restions quelque temps dans le salon, Jean-Paul et moi. Simone était avec nous, mais profondément endormie.
Nous vivions à son rythme, lentement, comme si nous voulions aussi savourer chaque instant, chaque minute, chaque heure passée avec elle. Ce fut une période très étrange. Personne ne parlait de sa maladie, bien que celle-ci soit omniprésente : avec les visites quotidiennes de l’infirmière, le médecin de l’île qui venait tous les trois ou quatre jours pour l’examiner, son épuisement chronique. Toutes les ressources internes de Simone semblaient dirigées contre son cancer, ses cancers. Voilà sans doute ce qui expliquait sa faiblesse extrême et son besoin de sommeil quasi permanent.
Une semaine passa dans ces conditions-là, puis deux, puis trois. Avec mon beau-frère, nous nous prîmes un temps à espérer une nouvelle rémission, quelques mois supplémentaires. Néanmoins, elle ne montrait aucun signe d’amélioration. Au contraire, ses périodes d’éveil devenaient, petit à petit, de plus en plus courtes. En outre, elle mangeait de moins en moins et ne quittait pratiquement plus le canapé, qui était finalement devenu son lit.
Paulo, que j’avais averti de la situation lors de notre passage à Villejuif, me téléphonait au moins une fois par semaine. Lui et Josiane étaient dévastés par la nouvelle de la rechute de Simone. Ils n’avaient pas transmis l’information à leur fils ainé, Casque bleu au Liban, ne voulant pas le perturber avec ça. Si cela avait été le mien, je ne sais pas si j’en aurais fait de même… Doit-on protéger réellement les enfants – adulte, qui plus est, pour Robert – de ce genre d’annonce ?
J’avais également, de temps en temps, mes parents au téléphone. Ils commençaient à devenir très âgés et ne se déplaçaient plus guère en dehors d’Annonay. Ils m’assuraient de leur soutien, tout comme celui de mon frère ainé qui était parti en Angleterre, où ses pièces avaient un certain succès dans les théâtres londoniens.
Philippe m’appelait aussi régulièrement, plus pour prendre des nouvelles de Simone que pour m’en donner d’Ariane. Cependant, il ne pouvait pas s’empêcher de m’en toucher deux mots lors de chaque coup de fil. Ariane était devenue toute sa vie comme elle avait été la mienne, encore quelque temps auparavant. Il m’annonça – je crois qu’il s’agit de la seule information que j’ai retenue durant cette période-là – que les essais de qualification du moteur du troisième étage avaient enfin redémarré. Cette fois-ci, pas d’explosion, tout se déroulait conformément au programme. Le fait que les tests de ce moteur, si le protocole initial était suivi, devraient se poursuivre jusqu’en avril 1980, soit plus de quatre mois après la date prévue pour le tir d’Ariane L01, inquiétait beaucoup mon successeur. Je dois avouer que, sur l’instant, cette contradiction m’était largement passée au-dessus de la tête.
La quatrième semaine dans notre maison arriva, le 20 août exactement. Comment pourrais-je l’oublier ? Comme si tous les trois, tous les quatre avec Vitamine, sentions que ce serait notre dernière semaine ensemble. Comme si Simone nous préparait progressivement à son départ. Des petites choses insignifiantes qui, avec le recul, prirent tout leur sens, telles que la dernière fois où elle était sortie dehors, la dernière fois qu’elle avait lancé sa balle à notre chienne, son dernier thé du matin, son dernier rire, notre dernière discussion au sujet de la guerre qui se déroulait là-bas, au Sahara occidental. Et puis ce silence pesant qui, petit à petit, s’installait…
Une semaine passa puis vint au bout du compte le dimanche 26 août. Dans sa période éveillée de la fin de l’après-midi, Simone fit d’abord venir son frère à ses côtés, la seule famille de sang qu’il lui restait. Ce fut surtout elle qui parla. Je n’entendais rien, sa voix était réduite à un souffle dorénavant, mais je voyais les larmes couler sans discontinuer sur les joues de Jean-Paul. Je dus détourner le regard pour empêcher les miennes d’agir de même, et me mis à jouer doucement avec Vitamine. La pauvre, elle semblait à la fois perturbée par le calme inhabituel de cette maison et, dans le même temps, comprendre exactement ce qui s’y tramait. Au bout d’un certain temps, dont je ne me souviens plus de la longueur, Jean-Paul laissa sa sœur après un dernier baiser. Il vint me chercher et n’eut pas besoin de prononcer un mot. Je savais qu’elle voulait me voir. Je sentais, sans arriver encore à l’admettre, qu’il s’agissait de nous dire adieu…
Cet échange avec elle me marqua à vie…
— Robert, me chuchota-t-elle, viens près de moi.
— Oui, mon amour, je suis là, lui dis-je en accourant auprès d’elle.
Elle était vraiment très pâle, et je saisissais bien que chaque mot prononcé lui demandait un effort énorme. Je m’approchai le plus possible pour entendre sa voix devenue presque inaudible.
— Mon chéri, j’ai quelque chose d’important à te dire…
— Je sais, Simone, je sais… lui répondis-je dans un sanglot.
Elle allait nous quitter. Même si ça m’arrachait le cœur, il valait sans doute mieux pour elle. Elle devait tellement souffrir sans rien nous montrer. Elle me fit un petit sourire :
— Non, ça, je n’ai pas besoin de t’en parler, mon amour, tu l’as compris… C’est autre chose.
Comme souvent, il n’était pas nécessaire de se parler pour se comprendre. Je n’arrivais pas à me résoudre à ce que cette connexion, toute notre complicité, s’achève…
— Il y a deux choses que je veux te dire, Robert, non, trois en fait.
— Je t’écoute, ma chérie.
J’essayais de lui sourire et de lui transmettre tout l’amour que je pouvais à travers mon regard et mes mains serrant les siennes. Elle y répondait, du mieux qu’elle pouvait, malgré sa santé terriblement déclinante.
— Tout d’abord, mon Robert, je voudrais te remercier de la vie qu’on a eue tous les deux. Elle n’aurait pas pu être plus belle, plus riche, plus vivante, plus exaltante qu’elle ne l’a été. Je suis si heureuse d’avoir connu un vrai amour lors de mon passage sur Terre.
— Oh, Simone, lui répondis-je en sanglotant.
— J’aimerais te dire de ne pas pleurer, Robert, mais je sais également que ça ne sert à rien, et que, parfois, ça fait tellement de bien quand les larmes coulent. Si tu savais ce que j’ai pleuré, moi aussi, lorsque j’ai compris que cette saloperie de cancer remettait ça… Je ne voulais pas te quitter, je ne voulais pas que tout ça s’arrête.
— Mais je ne t’ai jamais vu pleurer, mon amour…
— Non, je le faisais lorsque j’étais seule. Je n’avais pas envie de te rajouter cette charge-là. De toute façon, tu n’y pouvais rien, mon chéri… À quoi ça aurait servi que tu me voies si mal ?
— J’aurais pu te prendre dans mes bras, te câliner, te dire que j’étais là, que je suis là, toujours…
— Je sais que tu es là, je sais que tu m’aimes plus que tout, plus même que tes fusées, Robert, fit-elle avec un clin d’œil.
Oh oui, tellement plus que mes fusées, ce n’était absolument pas comparable !
— Tout ça pour dire que, quand j’ai compris que cette fois, je n’y survivrai pas, j’ai versé toutes les larmes de mon corps. Ça en fait des litres, si on est composés à plus de soixante-dix pour cent d’eau, hein ?
Nouveau clin d’œil, avec un pauvre sourire de ma part en réponse, avant de poursuivre :
— Au bout d’un moment, j’ai compris que je prenais les choses à l’envers. Au lieu d’être triste de ce que j’allais quitter, je me suis rendu compte de la chance immense que j’avais eue durant cette vie. Cette chance, c’est de partager tout cet amour avec toi, mon chéri. Avant toi, je ne savais pas qu’il était possible d’aimer ni d’être aimé à ce point-là. Certes, il nous est arrivé qu’il y ait des orages, mais j’étais sûre qu’on se retrouverait, toujours. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs, non ?
Je ne pus que hocher la tête, les yeux tout mouillés. Je vis alors qu’elle respirait profondément, comme pour aller chercher des forces au fond d’elle-même.
— La deuxième chose que je voudrais, mon chéri, reprit-elle, c’est que tu veilles sur mon frère. Il n’a plus d’autre famille. Je sais déjà qu’il pourra compter sur toi, mais s’il te plait, fais attention à lui.
— Promis, mon amour. Jean-Paul était mon ami avant même que je te rencontre. Il le restera toujours.
— Oui, tu as raison, j’avais oublié. J’ai tellement cette impression que toi et moi, on se connait depuis le commencement des temps…
J’avais cette sensation, là également. Comment réussirais-je à adopter sa philosophie si positive ? Parviendrais-je un jour, moi aussi, à me concentrer sur la joie de l’avoir aimé plutôt que sur l’horreur de son départ ? Elle était incroyablement plus forte que moi…
— La troisième, c’est…
Elle sembla avoir un malaise, une absence. Inquiet, je me penchai sur elle. Elle ferma brièvement les paupières et me fit signe que ça allait passer, que tout allait bien. Tu parles… Quelques instants plus tard, les yeux grands ouverts cette fois-ci, elle me regarda avec intensité et dans un murmure :
— Robert, il faut que tu laisses une trace de ce que tu as fait…
— Que veux-tu dire, Simone ?
— Voilà la troisième chose. Tu dois mettre au propre toutes tes notes. Tu te rappelles que je t’avais dit d’écrire, toute cette aventure spatiale à laquelle tu as participé ?
— Oui, Simone, j’ai plein de cahiers, j’ai presque fini de reporter tous mes souvenirs. Il reste sans doute quelques blancs à combler sur Kourou, mais j’ai presque terminé.
— Maintenant, il faut que tu en fasses une vraie histoire. Pour que les autres sachent ce que tu as vécu. Tu dois partager cette aventure extraordinaire, Robert. Elle le sera encore plus si tu la diffuses largement, si tu la publies.
En faire une histoire ? Un livre ? Quelle idée ! Je réfléchis quelques instants et pourquoi pas après tout. Qui se rappellerait de Véronique dans vingt ou trente ans ? Qui garderait en mémoire le fiasco monumental d’Europa ? Qui se souviendrait du nuage de sodium au-dessus du Sahara lors de l’Année Géophysique internationale, qui au passage avait duré dix-huit mois ? Le public devait savoir comment tout avait commencé, avec les trois mètres à Suippes. Je hochai la tête :
— Oui, mon amour, je vais faire ça.
Elle me répondit en silence, le visage illuminé. Puis elle poursuivit sa pensée :
— Tu as du talent pour diriger les hommes, Robert, pour écouter les gens, pour faire attention à eux, mais je sais que tu as aussi une aptitude pour écrire, mon chéri. Fais-toi confiance.
Que dire avec de pareils encouragements ?
— N’oublie pas, je serai là, avec toi. Toujours, à chaque instant, mon amour. On est liés pour l’éternité…
Je resserrai ma prise autour de ses mains et enfouis ma tête dans son cou en pleurant. Oui, elle serait à mes côtés, chaque seconde, comme elle l’était depuis notre rencontre. Je crois que c’est exactement à cet instant, tout contre elle, que j’ai décidé que je ne suivrai pas tout à fait son troisième désir. Je n’écrirai pas uniquement sur la conquête spatiale seule, mais plutôt sur notre histoire à tous les deux, avec les fusées en trame de fond. Voilà, j’allais faire cela. J’allais tenter de devenir romancier en couchant sur le papier notre vie, notre amour.
Je crois que nous finîmes par nous endormir ainsi, tous les deux, blottis l’un contre l’autre.
Je me réveillai quelque temps plus tard, le dos en compote. Simone dormait toujours, profondément, un léger sourire aux lèvres. Malgré sa maigreur extrême, elle était tellement belle et semblait apaisée, comme si elle avait fait tout ce que la vie lui avait donné à réaliser dans son « contrat », qu’elle nous avait dit tout ce qu’elle avait à nous dire et que, par conséquent, elle pouvait partir sereine.
Je la laissai quelques instants pour aller rejoindre Jean-Paul dans la cuisine et manger un morceau en sa compagnie. Il avait, sans doute également, les yeux rouges d’avoir beaucoup pleuré. Nous n’avions pas besoin d’échanger pour partager cette émotion qui nous étreignait tous les deux. En silence, nous grignotâmes sans faim, juste parce qu’il fallait prendre des forces et tenir, tenir pour elle. Je savais tout au fond de moi que cette nuit serait la dernière. Je pense que Jean-Paul aussi en était conscient. Mais ce genre de choses, entre hommes, on n’en parle pas… On était sans doute idiots, mais c’était comme cela, à l’époque.
Je ne me souviens plus de ce que j’ai ingurgité ce soir-là, tellement les aliments et leur goût n’avaient aucune importance. La dernière miette de mon repas engloutie, je suis resté prostré quelques minutes dans la cuisine, à la table, la tête dans les mains, me demandant comment j’allais pouvoir faire face, pendant que mon ami allait faire un dernier adieu à sa sœur. Il est revenu, le visage trempé, mais il semblait apaisé, lui aussi. Même dans cette situation, elle avait les mots et les gestes, ma Simone.
Je l’ai rejointe à mon tour et me suis assis à ses côtés, poussant le fauteuil contre le canapé où elle était allongée, Vitamine toujours couchée sur ses pieds. Celle-ci a levé sa tête et m’a fixé avec ses grands yeux tristes quand je me suis approché. Je vous jure que j’ai lu dans son regard qu’elle comprenait ce qui allait se passer…
Pour la dernière fois, j’ai pris les douces mains de Simone entre mes doigts. Elle a brièvement ouvert les paupières, heureuse de sentir ma peau envelopper la sienne, et m’a souri en disant :
— Tu es là, mon amour…
— Oui, Simone, et je le serai toujours.
— Je sais, Robert.
Sur un dernier sourire, je vis ses yeux se clore. Elle plongea dans un profond sommeil.
Je dus également finir par m’endormir, moi aussi, près d’elle. Quelques heures plus tard, je me réveillai brusquement, en même temps que notre petite chienne. La seconde d’après, tous les deux, nous entendîmes Simone exhaler un grand soupir, puis plus rien. Elle venait de rendre son dernier souffle.
Je ne pus retenir un gros sanglot bruyant. Touchée par mon désespoir, Vitamine se précipita pour me lécher le visage. À croire qu’elle essayait de me consoler du départ de sa maîtresse. Jean-Paul arriva derrière moi et m’entoura de ses bras. Nos larmes se mêlèrent, lapées par notre chienne. Simone nous avait quittés.
Elle était partie…
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