Chapitre 4
La mort. Partout. Tout le temps. Comme une ombre immense et vorace, qui engloutissait les rues et les maisons, les corps et les âmes. Un monstre insatiable au souffle de feu et de métal.
Hana avait perdu le compte des jours, des nuits, des explosions. Chaque seconde était une éternité de peur et de fracas, un assaut de plus contre sa vie déjà en lambeaux. Elle ne comprenait pas. Ne voulait pas comprendre. Juste survivre, encore un peu. Une heure, une minute.
Pour sa mère au regard vide, qui berçait en silence un Youssef apathique. Pour son père évaporé, qui hantait ses rêves en un cortège de sanglots. Pour cette petite fille au fond d'elle qui refusait de mourir, qui s'accrochait à l'espoir comme à une bouée crevée.
« Dis Maman, pourquoi le ciel pleure tout le temps maintenant ? » avait-elle demandé une fois, la voix cassée et les yeux brûlants.
Sa mère avait serré les lèvres, si fort qu'elles avaient blêmi. Puis elle avait lâché dans un souffle : « Parce que les hommes ont oublié comme on fait pour aimer ».
Aimer. Ce mot sonnait comme un grelot fêlé dans le vacarme des bombes. Un trésor enfoui sous des tonnes de gravats et de peine. Hana le chérissait pourtant comme la huitième merveille. Aimer. Malgré tout. Envers et contre tout.
Sa poupée de chiffon était sa confidente, la gardienne de cet amour clandestin. Quand la peur lui nouait le ventre, quand les larmes lui brûlaient la gorge, Hana se roulait en boule contre elle et lui murmurait ses secrets. Ses rêves d'un monde où les arcs-en-ciel remplaceraient les missiles, où les rires couvriraient le bruit des bottes. Un monde tout droit sorti des contes de son enfance, où même pas peur, où même pas mal.
Mais le conte avait viré au cauchemar, et l'ogre était partout. Il portait un masque de ferraille, des yeux rouges comme la haine. Il crachait du feu et rugissait plus fort que le tonnerre. Et les enfants tremblaient dans le noir, petites brebis égarées aux abois.
Ce jour-là, il faisait gris. Comme hier, comme demain. Un gris sale et triste à avaler les couleurs et l'envie. Hana aidait sa mère à étendre leur linge sur une corde misérable. Youssef jouait dans la poussière avec des cailloux et des bouts de bois calcinés. Un semblant de normalité. De routine rassurante au milieu de la folie.
Et puis tout a basculé. En une seconde, un battement de cils affolés. Un sifflement strident, des cris, des détonations. Des avions de chasse déchirant le ciel comme des rapaces de fin du monde. Des maisons soufflées, éventrées, ensevelissant leurs habitants sous des tonnes de béton et de terreur.
« Maman ! MAMAN ! ». Hana hurlait, les mains plaquées sur les oreilles. Mais sa voix n'était qu'un filet ridicule dans le tumulte infernal. Sa mère lui agrippa le bras, ses ongles s'enfonçant dans sa chair tendre.
« Cours Hana, cours ! Va dans l'abri, vite ! Je m'occupe de Youssef, ne te retourne pas ! »
Alors Hana a couru. Plus vite que le vent, que sa peur et ses larmes. Elle a couru comme on fuit un incendie vorace, sans regarder en arrière. Les poumons en feu, les jambes sciées. Elle a dévalé les escaliers crasseux, s'est jetée dans un coin sombre. Tremblante, suffocante.
Et elle a attendu. Que le monde s'écroule, que le silence revienne. Que sa mère et son frère surgissent, l'étreignent, la rassurent. Qu'ils prient ensemble très fort, front contre front et cœur à cœur.
Mais ils ne sont jamais venus. Juste un nouveau fracas, plus assourdissant encore. Le sol qui tremble, les murs qui vacillent. Des gravats, de la fumée. Une odeur de soufre et de chair brûlée. Et des cris, des cris à s'arracher les tympans et l'âme.
Hana a rampé dehors, hébétée et hagarde. Un paysage d'apocalypse l'attendait, un enfer de rouge et noir. Plus de maison. Juste des ruines et du feu à perte de vue. Et là, au milieu des décombres...
« MAMAN ! YOUSSEF ! ». Son hurlement de bête à l'agonie. Elle s'est ruée vers les corps désarticulés, méconnaissables. Ses mains tremblantes palpant le sang, les membres, les visages déchiquetés. Sa raison vacillant, son cœur explosant dans sa poitrine.
Et puis plus rien. Le noir. Le vide absolu. Comme si on avait coupé le son et les images. Hana flottait quelque part hors d'elle-même, spectatrice hébétée de sa vie en miettes. Elle voyait cette petite fille effondrée, noyée de larmes et de morve, serrant contre elle des poupées brisées.
Elle entendait ses propres sanglots, rauques et déchirants, comme un disque rayé. Elle sentait l'odeur poisseuse du sang et de la mort, plus forte que tout le reste. Le goût âpre de la poussière et du désespoir sur sa langue pâteuse.
Et au fond d'elle, quelque part dans les limbes de sa conscience en déroute, une petite voix claire et tranquille. La voix de la petite Hana d'avant, celle qui croyait aux miracles et à la beauté du ciel.
« Ne pleure pas Hana. Ne pleure plus. Bientôt, tu seras légère comme un oiseau. Tu rejoindras maman et Youssef tout là-haut, dans les jardins du paradis. Il n'y aura plus de bombes, plus de monstres. Juste des fleurs et des chants, des rires et de l'amour à l'infini. Le ciel ne pleurera plus jamais, Hana. Il nous fera un grand sourire plein de soleil, et on dansera dans sa lumière pour l'éternité. »
Alors Hana a souri. Au milieu du chaos, de la fumée et des larmes. Un sourire immense, lumineux. Le sourire d'une petite fille qui s'envole, qui rejoint les anges et les étoiles.
Quand la bombe a explosé, soufflant ce qu'il restait de son monde en poussière, elle n'a pas eu peur. Elle a juste fermé les yeux très fort, sa poupée serrée tout contre son cœur. Et dans un dernier souffle, un ultime battement d'ailes, elle a murmuré :
« Dis maman, pourquoi le ciel ne pleure plus ? »
Puis le silence. Infini, irrémédiable. Plus de Hana. Juste un petit corps déchiqueté, chiffon désarticulé dans l'enfer des hommes.
Mais son sourire, lui, brillait encore. Comme un défi à la face du néant. Comme une promesse d'éternité, gravée à jamais dans la mémoire des étoiles.
Car Hana était une enfant de Gaza. Une enfant de la guerre et des rêves. Et même la mort ne pouvait pas éteindre la flamme qui brûlait en elle.
Cette flamme de vie, d'espoir et d'amour. Plus forte que tout. Envers et contre tout.
Ainsi s'achève le conte cruel de Hana, petite princesse au royaume de sang et de larmes. Puisse son histoire ne jamais être oubliée. Puisse son sacrifice ne pas être vain.
Puissions-nous un jour construire un monde où les enfants ne seront plus les martyrs des folies des hommes. Un monde de paix, de justice et de lumière.
Un monde où le ciel ne pleurera plus.
Pour toi Hana. Pour ton sourire d'éternité.
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