Le mal incarné
ATTENTION : Certaines parties peuvent heurter la sensibilité de certains lecteurs. Je déconseille donc aux âmes sensibles de lire ce défi. Sinon, si vous aimez les frissons et les surprises, vous vous régalerez. Bonne lecture!
J'enlève toujours les cheveux en premier. Ensuite, je découpe chacun des membres en suivant les lignes du corps et en faisant bien attention de ne pas salir ma chemise. Enfin, je termine par les yeux, que je conserve dans des pots maçons remplis de liquide vitreux que je dispose ça et là dans mon atelier. D'ailleurs, ceux de ma mère trônent toujours sur mon bureau principal. Celle-là, je dois dire, est ma plus grande réussite.
J'utilise ce même protocole rigoureux afin de garder une approche professionnelle à ma tâche. Je ne voudrais pas, avec trente-trois dissections à mon actif, qu'on me prenne pour un vulgaire amateur. Chaque partie utile d'un corps est précieusement conservé dans des boîtes individuels identifiés à son possesseur, de sorte à ce que je puisse rapidement avoir accès à chacun d'entre eux. Le tout est ensuite placé dans un congélateur où leur préservation y est assurée. Ainsi, si je désire examiner de nouveau un membre ou une tête, je sais qu'ils se trouvent toujours à ma disposition.
Ma méticulosité et mon savoir-faire viennent en grande partie de mon éducation. J'ai été chargé de cours à l'université pendant plusieurs années. J'y ai notamment enseigné le français et l'informatique, mais ma matière préférée reste la biologie. C'est ma tasse de thé. Comprendre le fonctionnement du corps humain, découvrir le mécanisme mystique de nos cellules et démasquer les secrets les mieux cachés de la vie est pour moi un plaisir de tous les jours. Voilà ce que j'aime le plus. Travailler sur de vrais personnes, faits de chair et d'os. Cela peut même s'avérer un exercice très relaxant.
Mais je sais ce que vous vous dites. Vous pensez que je suis fou. Vous pensez que je suis la personne la plus infâme, la plus vile qui n'ait jamais vécu sur cette planète. Mais voyez, c'est justement là où vous vous trompez. Vous croyez me connaître, mais en réalité, vous ne me connaissez pas du tout.
D'abord, il faut savoir que je ne travaille jamais sur des modèles vivant. Je n'aurais pas la patience d'endurer les cris, ni n'aurais-je la force morale de commettre de tels atrocités. À vrai dire, je n'ai jamais tué personne, même pas une mouche. Tout ce que je fais, je le fais pour les besoins de la science. Après tout, ça serait de mentir si je disais que je n'aimais pas ça. La chair qui se découpe sous mon scalpel, les viscères et les organes vitaux passés sous examination, les pièces de vêtements analysés sous un microscope.
Mais il n'y a pas que cela. Voyez-vous, quand un corps est placé dans un cercueil, il reste là, emprisonné dans son carcan pour une durée indéfinie. Cela peut durer des siècles, des décennies, des années sans personne pour lui rendre visite. Ceux ainsi laissés dans le deuil ne pourront jamais revoir l'être cher. Tout ce qu'il leur reste est le souvenir douleureux du défunt, et lorsque leur tour arrive de céder l'âme, ce souvenir disparait et finit, au fil du temps, par se perdre dans les annales de la nécrologie. J'ai donc décidé de mener ma propre petite expérience. Mon boulot à moi consiste à faire revenir à la vie ces morts, pour que jamais ils ne soient oubliés. Ce n'est pas tout à fait de la magie noire, ni du vaudou, mais c'est assez extraordinaire pour y ressembler.
La première étape de mon travail consiste à collecter le plus d'informations possible sur le défunt. Que ce soit les cheveux, les ongles, la langue, les cordes vocales, la forme générale du visage, le buste, les jambes, les poignets, même les accessoires comme les tatous et les piercings; tout renseignement physique pertinent est conservé. J'effectue pour cela plusieurs analyses ADN, écris des rapports sur l'état générale du mort et regarde parfois même dans l'estomac pour découvrir le dernier repas du mort. Un véritable travail de croquemort. Mais un travail qui en vaut tout de même la peine, car la prochaine étape est décisive.
Lorsque j'ai terminé mon investigation physique, je peux commencer mes recherches sur la personnalité. Cela peut aller de son métier à sa famille, en passant par ses intérêts, ses passe-temps, son éducation, sa situation financière et maritale ainsi que même les . Le plus d'information dont je peux avoir sous la main, mieux sera le résultat. Parfois, mes recherches n'aboutissent à rien et je dois me contenter d'inventer une vie aux morts, mais d'autre fois, je tombe sur de véritables mines d'or qui me donnent un aperçu de la vie qu'ont mené ces gens anonymes. Il peut s'agir de photos, de vidéos, d'enregistrements vocaux, d'extraits de texte ou tout autre document qui puisse venir m'éclairer sur le cadavre démembré que j'ai dans mon congélo.
Enfin, la dernière étape—et la plus excitante—est la modélisation. Une fois que j'estime que mon travail de recherche et d'analyse est complété, je peux commencer à tout rentrer l'information sur l'ordinateur pour donner vie au sujet. Le rendu des expressions faciales ou des parties du corps peuvent prendre de plusieurs heures jusqu'à plusieurs jours, selon la quantité de matériel sur lequel je travaille.
Mais une fois le modèle construit, je n'ai qu'à exécuter le programme pour avoir l'impression d'avoir devant moi un véritable humain. Le logiciel n'est pas parfait et certains mouvements manquent de naturel, mais pour l'instant l'intelligence artificielle se débrouille bien pour les expressions faciales et la prononciation de mots simples.
Ce qui est réellement stupéfiant, cependant, c'est le résultat de la synthèse de tous ces éléments. Dans presque tous les cas, la ressemblance entre l'individu et l'avatar numérique est saisissante. Ma première cobaye pour ce projet a été ma propre mère, donc j'ai passé à travers tous les étapes dans l'optique de lui reparler et de faciliter le deuil. Le résultat a été au-delà de mes espérances. C'était comme si je pouvais interagir avec ma mère une dernière fois et lui dire tout ce que je n'ai pas pu lui dire durant son vivant. Le plus émouvant fut lorsque je lui dis que je l'aimais et qu'elle m'a répondu exactement sur le même ton qu'elle aurait en vrai qu'elle m'aimait aussi. Je ne comprenais pas comment à partir de quelques enregistrements et photographies, je pouvais faire en sorte que sa voix soit identique et son visage d'une incroyable vraissemblance. J'en ai été bouleversé pendant des nuits. Si je pouvais recréer de façon presque parfaite le physique et la personnalité d'une personne dans un programme informatique, alors cela pourrait révolutionner la manière dont le monde conceptualise la mort et vit avec le deuil.
Après cette première tentative réussie, j'ai eu le goût de poursuivre sur d'autres individus, d'autres cadavres. Je me suis rendu au cimetière le plus près durant la nuit et j'ai déterré plusieurs corps avant de tout remplir de nouveau de terre. Je les ai transportés jusqu'à mon atelier, là où j'ai pu commencé mes premières expérimentations avec des étrangers. Certains avatars furent tout aussi réussis que la premières, d'autres beaucoup moins. Je pouvais, en étudiant les cordes vocales d'une personne, prédire l'intonation et la diction de la voix, mais sans réelle source concrète sur quoi me baser, la tâche était difficile, voire impossible.
J'ai persévéré dans cette idée folle que je pouvais créer un monde où les morts auraient droit à une deuxième vie en augmentant le nombre de corps à analyser. Les modèles ne sont pas tous parfaits, mais je suis très fier de mes progrès. Il s'agit là, sans aucun doute, de mon plus grand accomplissement à vie.
Et pourtant, ça, personne ne le sait. Pour le reste de la Terre, je ne suis qu'un fou, un écervelé, un psychopathe qui ne mérite que de crouler en taule pour le restant de ses jours. Même si on viendrait à apprendre de mes actes et qu'on voudrait me faire vomir des excuses sur le banc des accusés—ce qui arrivera inévitablement—, je n'exprimerai aucun remords sur mes actions. Ce que j'ai fais, je l'ai fais pour moi. Pour la science aussi, mais principalement pour moi. Si je n'étais en paix avec cette décision, je n'aurais jamais commencé ce projet en premier lieu. Que l'on me prenne pour un tueur en série ou pour un pionnier m'est égal. J'ai décidé d'écrire cette note avant tout pour garder de façon durable ma version des faits. La pitié du public ou des membres du jury n'en a jamais été le but. Et ce n'est pas un homme en veston-cravate défendant présumément mes intérêts pour une fortune qui me convaincra du contraire.
Alors je le dirai une autre fois juste pour que cela soit clair le jour de mon procès. Vous pouvez m'enfermer dans une cage aussi longtemps que vous le voudrez, vous pouvez me torturer autant que cela vous chante, vous pouvez me mettre au pilori et réinstaurer la peine de mort que je n'en démordrai pas. Quoi qu'il advienne, je resterai toujours aussi impénitent. Et la minute où mon séjour en enfer se terminera, vous pouvez avoir la certitude que je recommencerai, que je reviendrai à la charge et que je disséquerai de nouveaux macchabées.
Et cette fois sera encore mieux.
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