Comment on devient (presque) malhonnête. (8)

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Evidemment le tracteur ne veut pas démarrer. Il fait beau, les pièces du moteur sont étalées sur une vielle bâche en toile cirée étendue sur le gravier de la cour. C'est un vieux modèle essence, mon père l'a acheté quand il m'a vu retaper la ferme. Il disait que ça pourrait toujours être utile pour les transports lourds. La 4 L n'aurait pas tenu le choc. Dix parpaings et elle est sur le cul. Je voulais le revendre, mais j'ai pas trouvé acquéreur. En y repensant, ça aurait été une connerie, de se débarrasser de cette mécanique. Comme elle ne roulait pas, elle ne coûtait rien. L'ennui, c'est pour la mettre en route. Chaque fois il fallait tout démonter. Trois fois, depuis la fin des travaux je m'en suis servi, trois fois j'ai dû jouer les petits mécanos.

J'en ai eu jusqu'au soir. Je tape la journée et au lit. Le fils est devant la télé. Ce que j'écris, il n'en a rien à foutre. Même pas la politesse de regarder par-dessus mon épaule. On a affaire à une génération d'ingrats.

 

Jeudi, fidèles et attentifs lecteurs, au pluriel, vous avez sans doute remarqué que les jours ne se suivaient pas. Je veux dire, lundi, mardi, mercredi, etc. c'est en partie parce que, contrairement à ma première intention, ce n'est pas un journal que j'écris. Il y a des jours où j'ai la flemme, d'autres où mes paupières tombent sur mes joues et j'ai pas envie d'allumer la bécane. Vous avez aussi fait gaffe au style pas très châtié, pas très académique, pour un ancien instit. Et bien, après trente ans, passé à me surveiller, à parler et à écrire correct voire scolaire, j'en ai positivement marre ! Si je veux un adverbe, je place un adverbe, quoique ces putains de mots sont un peu longs à la frappe. J'ai décidé d'écrire comme je parle et de parler comme ça me vient. Fermer le ban ! Pas de discutions ! Mon modèle n'est plus la langue de Voltaire, ni de Chateaubriand, ni de Proust, j'en serai incapable, je l'avoue, mais la mienne, en propre. C'est pas parce que je suis le plus fier, c'est parce que je suis fainéant. Bon, assez dans la confession. Et puis, vous me voyez, le jour où il ne se passe rien de littéraire, noter sur la page idoine "aujourd'hui 14 juillet 1789 : RIEN !" J'ai pas cette prétention de chier de l'encre pour l'édification des "générations futures", comme disent ceux qui se cherchent des alibis. J'écris juste pour moi et pour vous. Surtout pour moi, parce que je suis lucide.

Donc, je me suis levé ce matin avec l'intention de tester le tracteur. De voir et d'entendre son moulin tourner pendant une bonne heure. Faudrait pas qu'il tombe en panne juste au moment stratégique, en pleine forêt. Vous me voyez remorquant ce vieux clou avec une Rolls rutilante ? Du délire ! Une scène d'anthologie pour film "B", de ceux qu'ils produisaient dans les années soixante dix. Je sais, j'ai un goût de chiottes, mais j'adore ! Il a fallu que j'aille chercher de l'essence bleue à Hirson. Le garage qui me fourni en carburant n'a plus que de la verte et du gas-oil. J'en ai rempli deux jerrycans, des vieux réservoirs de l'armée que mon père avait achetés dans un stock américain. C'est plus solide que le plastique actuel, et tant pis si c'est plus lourd, on est pas des mauviettes par chez nous. En plus, il avait bricolé deux logements pour les fixer à demeure. Le papy, c'est pas le genre "je pense à rien".

Le moteur crachotait sa fumée bleue, qui voilà, le gros René ! Et en civil, dans sa voiture personnelle. "Dis donc, Corbeau, tu relances l'agriculture locale ?" Le gros René ne se fout pas de ma gueule, il est comme ça, taquin. Je lui raconte une histoire à dormir debout. Je dois déplacer un tronc chez le père, je dois…Il m'arrête. "Ton fils, il est ici ?" La cata ! Ce petit con s'est encore fait remarquer et il ne m'en a rien dit. Je réponds qu'il dort du sommeil du juste. Ce qui fait s'esclaffer le gros René. "Du juste ? T'es gonflé Corbeau. Corbeau junior a exposé sa physionomie devant une foule de témoins en Belgique le jour de la saisie du bahut. Creuses-toi la cervelle, tu me dois une explication. Une qui tienne debout. Question raisonnement." Je me gratte la tête. Il m'en demande beaucoup. J'ai jamais su inventer une histoire crédible. Sauf pour le coup de la plaque d'immatriculation piratée. Mais c'était exceptionnel. Le tracteur fait un boucan d'enfer, il faudra que je règle le ralenti. J'invite le gros René à prendre son temps devant un verre du Médoc que j'ai débouché ce matin pour ma collation.

On s'installe devant la table de la cuisine salle à manger, salon, pièce à vivre, où je passe le plus clair de mon temps quand je suis à l'intérieur. Qu'est-ce que je vais pouvoir inventer ? "Ben, le gamin, il était chez mon père, toute la soirée et même la nuit, il a dormi là bas." – "Qui en témoignerait ?" – "Mon père." – "C'est tout ?" – "Moi aussi." – "Mais encore, t'as pas d'autres témoins ? Je veux dire des qui seraient pas de la famille." Qui je pourrais fournir. Le gros René est venu hors service. Il me tend la perche. Ah ! Ben j'ai une idée ! "Etienne bien sûr. Il était avec nous. On tapait le carton. Une belote en cinq mille. Même que c'est lui et le gamin qui ont gagné. Tu connais l'Etienne, imbattable, aux dames, aux cartes, il a été champion de la ligue du Nord-Est d'échecs. Tu le savais pas ?" J'en rajoute un peu trop. C'est mon défaut. Le gros René tord le nez mais l'alibi lui convient. Il viendra cet après-midi prendre nos témoignages. Vers cinq heures. Et pour Etienne, il le verra après, en rentrant à la gendarmerie. On finit la bouteille. Il me serre la main. "Je suis pas venu." Qu'il me dit en montant dans sa voiture. C'était pas la peine, c'est pas dans mes habitudes de baver à tort et à travers. "Il est sympa ton jeune collègue." – "Oui, mais il sort de l'école." J'avais pigé.

A peine rentré, je réveille le grand, je lui expose la suite des réjouissances. Je passe un coup de fil au père qui n'a pas l'air plus surpris que ça. "Je te ferai un dessin tout à l'heure."

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