Comment on devient (presque) malhonnête. (21)

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Le moteur ronronnait. C'est le seul bruit perceptible, en dehors des giclées d'eau sous les ailes quand on heurtait une flaque. J'aurais transporté des cartons que je n'aurais pas vu la différence. L'histoire du camion de tongs me revint à l'esprit. Il y a des trucs qui ne collaient pas entre eux. C'était trop tard. C'était pas non plus le moment. Je ne saurais jamais la vérité. Bof ! Quelle importance ! Etienne qui tenait la carte dépliée sur ses genoux m'alerta. "Après le prochain village, tu roules cinq cents mètres et tu arrives au croisement. La route est droite. On doit apercevoir les gars et le guide dès la sortie de ce bled." Je ralentis pour faire le moins de bruit possible en passant entre la haie des bâtisses anciennes. Tout est noir. Juste un réverbère éclaire le croisement de la route avec l'unique rue perpendiculaire qui se perd vraisemblablement dans les champs.

"Arrête !" Le grand vient de crier. Je donne un coup de frein brusque. La Rolls se bloque sur la route nous précipitant le nez sur le pare-brise. Je sens les passagers heurter les sièges avants. "Papa, Etienne, on gicle !" Etienne est le premier dehors. Je n'éteins même pas les phares. Je laisse le moteur tourner, la portière ouverte. Je cours derrière le grand qui détale à toutes jambes, suivit par Etienne qui n'a pas dû piquer de cent mètres à cette vitesse depuis sa mise à la retraite. Le grand vire dans la rue perpendiculaire et continue sa course sans se retourner. J'entends le bruit de son galop, les "flap flap" des bottes d'Etienne et des miennes, mais rien derrière moi. Le vieux et les filles n'ont pas réagi.

En fait, je n'en sais rien. Je ne prends pas la peine de vérifier. Je cours. Je cours. Je suis le grand et Etienne, de loin, à une cinquantaine de mètres. Le grand saute une barrière. Etienne passe entre les fils de fer barbelés où je déchire salement mon ciré. On longe un fossé. Au bout du champ, le grand fait un bond sans ralentir sa course. Je vois Etienne disparaître puis réapparaître. Il a dû louper son coup. Ça me laisse le temps de le rattraper. Je fais gaffe. Je prends mon élan. Je saute l'obstacle et c'est côte à côte qu'on reprend la course. La silhouette du grand se dessine dans le champ voisin. Il se dirige vers un bosquet. Quand on le rejoint, il est adossé à un arbre, soufflant comme un phoque, les mains sur les cuisses, la tête en avant.

On est tous les trois appuyés à l'arbre, invisibles du village. "Il faut retrouver le tracteur, mais sans passer par la route." Le grand n'en dira pas plus. Etienne lui fait visiblement confiance. Je suis le mouvement. Y a rien d'autre à faire. La réflexion, c'est quand on est au calme, tranquille. Dans l'action il vaut mieux suivre le leader. Aujourd'hui, ou plutôt cette nuit, le leader, c'est le grand.

Soudain, Etienne glisse le long du tronc. Une seconde j'ai peur qu'il lui soit arriver quelque chose. Mais non, il enlève une botte, la vide, recommence avec l'autre. Il a dû les remplir au moment de sa chute dans le fossé. Il se relève. Le grand demande si ça va. On ne répond pas. Notre silence vaut un OK. "La forêt doit être dans cette direction." Etienne hoche la tête. Moi, j'en sais fichtre rien, dans quelle direction se trouve la forêt. On repart d'un pas rapide, mais sans courir. On doit ressembler, de loin, a trois fantômes dans la brume. Le crachin s'est épaissi. Il recolle aux mains, au nez, aux yeux, partout. Il me dégouline dans le cou. Mouille ma chemise par la déchirure que j'ai faite dans mon ciré. Me glace jusqu'aux os.

On ne traverse plus les prés et les champs. On suit les chemins de tracteur en marchant bien au milieu, sur la petite crête herbeuse, pour ne pas surcharger nos bottes de boue et garder les pieds propres. Ça fait des zigzags. Sans importance, à l'horizon la masse sombre et imposante de la forêt nous sert d'étoile polaire. La marche en file indienne repose les muscles mais réactive le cerveau. Je repense à la nuit. Elle n'est pas fini. Même si elle est bien entamée. Je repense à l'arrêt brutal de la Rolls sur mon coup de frein. Moi, j'ai rien vu, j'avais les yeux rivés à moins de vingt mètres sur la partie éclairée de la chaussée. Qu'a vu le grand ? Et Etienne ? Parce que je suis persuadé qu'Etienne a vu le danger. Ou alors, c'est une tactique du grand, et Etienne était dans la confidence. Si j'ai une confiance entière en Etienne, je me méfie du grand. Je l'ai jamais senti ce gamin. Trop intelligent, trop indépendant, trop charmeur, trop beau. A force d'être trop, ça devient des défauts insupportables pour l'entourage, enfin, surtout pour moi. S'il avait été plus jeune quand l'Odile s'est cassée avec son minus, sûr qu'il aurait été vivre avec elle. Elle l'adorait. Elle l'adore encore, j'en donnerais son nez à couper. Ce petit salaud cloisonne. Je ne sais pas s'il va la voir, il n'en dit rien. Depuis le jour où il est rentré à la fac il va et vient sans rendre compte. Malgré tous mes ressentiments, légitimes vous en conviendrez, quand il a lancé "papa, Etienne, on gicle", J'ai senti une chaleur sourdre au creux du ventre. Il a beau avoir toutes les qualités, il ne peut pas être entièrement mauvais. 

Je commence à avoir la poitrine encombrée par la fatigue. Putain ! Qu'est-ce qu'on fout ici, à nos âges. C'est pas une activité pour retraités. Courir les bois et les champs, en pleine nuit, pour échapper aux flics ou à, je ne sais quoi. En plus, à ce moment je réalise qu'on a pas touché le fric promis. C'est total fiasco ! Etienne ne me pardonnera jamais de l'avoir entraîner dans cette galère. Molière, au secours ! On a beau avoir de l'instruction, il y a des jours où on se demande si on s'en sert à bon escient. Si on s'en sert, tout court. Plus con que moi, ça doit pas exister. Si j'avais une once de sang bleu dans les veines, je me suiciderais comme un héros antique, ou un général en quatorze. J'ai pas l'âme d'un superman de bande dessinée. Je marche en silence, ravalant le peu de fierté que m'a légué mon paternel. Le père, une fois, une fois seulement, m'a traité de minable. Je l'ai mal pris. On s'est pas parlé pendant un an. Et puis tout s'est délayé dans le quotidien. J'ai jamais oublié. J'en ai jamais parlé. J'ai fais comme s'il n'avait jamais dit ça. Ça fait mal. D'autant plus que je suis pas loin de penser qu'il avait raison. D'un certain sens. C'est pas cette nuit qui va le contredire. Au bilan, le grand est dans une combine, sûr, Etienne est venu pour le cas où l'équipée tournerait mal, et moi, moi…J'ose pas l'écrire. Je me dégoûte.

Quand on est arrivé au tracteur, je crois que j'étais prêt à exploser de fatigue. "Dans une heure, au plus, on est à l'abri." Le grand, il mollit pas. Etienne, lui aussi, tient le coup. Y a que moi qui flanche. J'essaie de ne pas le faire voir. Je m'installe sur un des gardes boue, Etienne sur l'autre. Le grand prend le volant. Il met la mécanique en marche. On se déhale. Un coup en avant, un coup en arrière, le tracteur sort de sa cachette. Le grand a beau être habile, on saute comme sur un cheval au galop. Dans une ornière, je glisse et me retrouve au milieu d'une flaque de boue. Pas de mal ! On continue. Quand on arrive, enfin, à la route, j'ai les lombaires tassées, les dents et les fesses soudées. Le grand éteint les phares, histoire de passer inaperçu. Il prend le portail comme un cow-boy de rodéo et se gare devant la grange.

"Bon, y a pas de temps à perdre. Papa, tu rince la boue. Etienne et moi, on camoufle le compresseur et tout ce que les peintres ont laissé traîné. Après, je pars à pied chez grand-père, Etienne rentre chez lui et tout le monde se couche." – "J'accompagne Etienne ?" – "Non, il prendra ton vélo. Il vaut mieux que les voitures ne roulent pas. Le tracteur, on le laissera dehors, au coin de la cour, le moteur refroidira plus vite à l'extérieur." Je me mets à l'ouvrage. Les deux autres s'activent dans la grange. Ils font un potin d'enfer. Aucune importance, il n'y a personne pour nous entendre. J'ai juste fini de nettoyer la bouillasse et de remiser le tracteur, quand Etienne et le grand sortent du  garage. Le grand m'emprunte mon ciré à moitié détruit et disparaît dans la nuit. Etienne enfourche ma bécane et fait de même. Je rentre. Je prépare un bol de chocolat chaud que j'avale en me brûlant la gorge. Mais ça fait fichtrement du bien. Allez, une douche et au pieu !

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