Chapitre 11

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11.

2025, Téhéran – Iran


Le quartier est résidentiel, figé dans une nuit sans vent. Amad, chef de la police des mœurs, gare sa voiture avec la précision d’un homme qui ne laisse jamais rien au hasard. Il coupe le contact, écoute un instant. Rien. Vide. Il referme la portière avec douceur, balaye les angles morts d’un œil vif.

Plus bas, une camionnette noire est garée. Banale, poussiéreuse, presque invisible.
À l’intérieur, quatre femmes, immobiles. Elles portent des vêtements d’hommes : pantalons larges, sweats informes qui sentent l’huile rance, casquettes abaissées. Leurs visages se devinent à peine. Aucune parole n’est échangée. Elles attendent.

Amad s’avance vers son immeuble.
— Excusez-moi… vous avez l’heure ?
Une voix grave, derrière lui. Il se retourne, sans avoir le temps de se défendre. Une main surgit, gantée, un tissu plaqué contre sa bouche. Il se débat, tente un cri. Deux autres silhouettes le saisissent, un bras autour de sa gorge, un genou dans ses reins. Huit secondes. Pas plus. Il s’effondre.

Elles le hissent sans un mot jusqu’à la camionnette. La porte se referme. Silence. Puis elles démarrent.

La camionnette roule dans les rues de Téhéran, avalant les néons qui défilent sur les vitres. À l’arrière, Sina est assise face à lui. L’homme inconscient respire lourdement, une respiration animale qui semble remplir tout l’espace. Elle ne le touche pas. Elle garde les mains croisées sur ses genoux. Elle respire lentement, comme pour contenir le feu qui la brûle.

Elle ferme les yeux. L’image d’Ali la traverse comme une lame douce et cruelle à la fois. Elle le voit lui sourire dans une librairie, deux ans plus tôt. Il cherchait un recueil de poèmes persans interdits, elle l’avait aidé, leurs doigts s’étaient frôlés sur une page cornée. Après, tout avait été rapide. À vingt-trois ans, ils s’aimaient comme si chaque jour devait être le dernier : des nuits passées à discuter sous un drap, des rires étouffés pour ne pas réveiller les voisins, et l’extase de faire l’amour n’importe où, n’importe quand, juste parce qu’ils étaient vivants et qu’ils croyaient que rien ne pourrait les séparer.
Elle revoit son torse contre le sien, la chaleur de sa peau, ce moment où il murmurait qu’ils iraient un jour à la mer, « une vraie mer, libre ». Puis le vide et le chagrin qui terrasse. Ali pendu à une grue, exhibé par les journaux officiels.
Elle n’avait pas été là quand ils l’avaient arrêté lors d’une manifestation pacifiste. Elle s’en veut encore.

Elle rouvre les yeux. Le souffle régulier d’Amad emplit l’habitacle. Elle pense : Il va comprendre. Pas par la douleur. Par ce moment : celui où l’impunité meurt.

Elle repense aux vidéos du Gang des Salopes. Des images volées au cœur du darknet : des visages d’hommes, filmés de près, hurlant. Leurs noms, leurs crimes : viols, meurtres, tortures. Puis les exécutions. Et toujours, cet écran noir avec les lettres rouges : Le Gang des Salopes.
Ce fut comme une gifle. Pas une explosion, non. Une pulsation profonde. Elle avait compris : il n’y aurait plus de recours, plus d’attente. Juste ça : agir.
Et ce soir, Sina n’est plus spectatrice. Ce soir, elle en devient le visage. Elle veut être une Salope.

À l’aube, la lumière est blafarde, crue. Un vieux hangar, carcasse industrielle à l’abandon, à la périphérie sud de Téhéran. Les murs de béton sont couverts de suie, striés de rouille. Des câbles pendent du plafond. Au sol, des flaques d’huile reflètent la lumière froide d’un néon qui clignote par intermittence.
Un cercle de femmes vêtues de blanc entoure Amad, agenouillé, bandeau sur les yeux. Leurs robes se tendent comme des linceuls sous la brise qui s’infiltre par des ouvertures béantes. Elles ne bougent pas. Statues vivantes.
Une caméra tremble légèrement dans une main.

Sina s’avance, lente. Elle s’agenouille près de lui, retire doucement le bandeau. Il cligne des yeux, aveuglé par la lumière. Il s’attend à des cris, à de la rage. Il ne trouve que Sina.
Sa voix s’élève, douce, presque maternelle :
— Je t’ai détesté. Oui. Mais la haine… la haine ronge tout, même ceux qui la subissent. Alors j’ai choisi autre chose : la justice. La vraie. Pure. Nue.

Il tente de parler. Elle pose un doigt sur ses lèvres.
— Tu as cru être fort parce que tu faisais plier des femmes. Mais tu n’étais qu’un homme incapable d’aimer. Voilà ton seul crime, au fond : ne jamais avoir su aimer.

Elle lui passe la corde autour du cou. Un geste lent, précis. Puis elle caresse sa joue. Un adieu à un monde ancien.
Il lui crache au visage.
Elle sourit. Un sourire calme, désarmant.

Autour d’eux, un chant s’élève : "Baraye".
Alors, une à une, les femmes s’avancent. Elles se penchent sur lui, effleurent son crâne rasé de leurs longs cheveux. Certaines les frottent doucement contre sa nuque, comme pour y imprimer quelque chose – un geste primitif, presque animal, entre bénédiction et damnation. Les mèches noires glissent sur sa peau, s’y accrochent un instant. Un rituel improvisé, venu des entrailles.

Sina reste immobile, les yeux posés sur lui.
Enfin, elles l’embrassent toutes, une par une, sur le crâne. Puis elles le hissent sur un tabouret. Un geste.

Le corps tombe.
Silence.
Puis le chant reprend, plus fort, emplit l’air d’un souffle victorieux. Il résonne entre les poutres métalliques du hangar comme un écho qui ne s’éteindra jamais.

La caméra coupe.

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