Chapitre 1/2/3/4

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Je me réveille en sursaut. Le cœur bat encore fort, un tambour qui refuse de se calmer. La chambre est plongée dans une obscurité pesante, étouffante. Mes yeux cherchent l'heure sur le réveil, mais je n'arrive pas à me concentrer. Les rêves s'accrochent encore à moi, comme des filets invisibles. Il paraît que cette sensation est courante chez ceux qui aspirent à autre chose, à quelque chose de plus grand. Un psychologue avait dit ça dans un documentaire, mais à vrai dire, je ne crois pas à ce genre de bêtises. Pourtant, ce flou entre le rêve et la réalité revient souvent, comme une vieille habitude tenace. Peut-être que c'est juste mon esprit qui s'échappe, une fuite sans grande importance. Je repense souvent à ces idées dans ces moment-là, immobile sur mon lit, comme si tout pouvait s'expliquer dans cette sorte d'entre-deux. Je reste allongé, fixant le plafond invisible. Il y a un silence assourdissant. Le monde, à sa manière, semble suspendu, comme moi. Finalement, je cède à l'inéluctable. J'attrape mon dreamer, l'appareil censé remplacer le sommeil. Vingt minutes de rêves artificiels, une solution rapide et propre. Pourtant, quand j'en ressors, la sensation de vide est accrue. Une fois encore, la réalité m'agresse avec une acuité douloureuse.

Je me lève, sans conviction. Une pilule Petit-déjeuner avalée d'un geste, et la journée peut commencer. La routine me rattrape déjà. À la gare, les visages sont tirés, indifférents. Personne ne parle, ou si peu. Les annonces automatiques résonnent, froides et distantes. Les corps s'animent mécaniquement, comme des rouages bien huilés. Dans le train, je ferme les yeux. Ce monde m'étouffe, mais je m'y accroche, sans raison valable. Depuis la formation de l'État fédéral européen en 2030, tout a basculé dans une étrange opacité. Les lois, les directives nous parviennent sur nos smartphones, impersonnelles, comme si elles émanaient d'une entité lointaine et abstraite. La monnaie liquide a disparu, remplacée par une puce implantée dans l'avant-bras. Pratique, au départ. Oppressante, aujourd'hui. La surveillance est omniprésente. Rien ne nous appartient vraiment. J'arrive au travail avec ce même étouffement latent. Le premier geste est immuable : un café, ancrage indispensable. Alexandre est déjà là, sourire figé, enthousiasme excessif. Il parle, beaucoup. De tout, de rien, mais surtout du travail à accomplir. J'acquiesce distraitement, préservant les apparences.

Aujourd'hui, nous devons enseigner aux K-108 les principes fondamentaux de l'humanité. Robots de dernière génération, ils incarnent une tentative supplémentaire de rendre les machines plus humaines. L’absurdité de l’entreprise me frappe toujours. Lorsque j'entre dans la salle, une tension sourde s'installe, une prémonition informulable. Un homme en costume impeccable m'attend, carnet à la main. Paul Gabani, concepteur chez K-108. Il est là pour observer les sessions, noter, analyser. Son assurance dégage une condescendance polie. Je le salue brièvement et m'installe. La salle est froide, clinique. Alignés, les robots attendent, visages lisses, inexpressifs. On dirait des cadavres sans enveloppe charnelle. Alexandre entame la leçon. Il parle d'éthique, de moralité, de respect. Le décalage est saisissant. Ces machines n'ont pas d'âme. Elles n'en auront jamais. Gabani intervient, comme pour contredire mon intime conviction. Ce qu'ils cherchent, dit-il, c'est une interaction authentique. Il ne s'agit plus seulement de faire obéir les robots à des ordres, mais de leur inculquer une capacité à comprendre les motivations humaines, à les remettre en question si nécessaire. Une évolution cruciale de l’intelligence artificielle, assure-t-il.

Je l'écoute d'une oreille distraite. Ce genre de rhétorique, je l'ai déjà entendue des dizaines de fois. Chaque nouvelle génération de robots s'accompagne des mêmes promesses révolutionnaires. Pourtant, la réalité demeure inchangée : des machines, toujours. Alexandre m'interpelle. C'est à mon tour. Je me lève, légèrement nerveux, comme toujours. Face aux K-108, leurs regards vides braqués sur moi, je commence mon cours. J'explique la notion du bien et du mal, l'éthique, le respect. Des concepts limpides, mais qui, pour eux, ne seront jamais que des suites d'instructions, des algorithmes prédictibles. L'impression de parler dans le vide est tenace. Pourtant, je poursuis.

Je quitte la salle une heure plus tard, soulagé. Paul Gabani, toujours absorbé par ses notes, me remercie d’un ton neutre avant d’annoncer qu’ils vont maintenant analyser les réactions des K-108 et observer comment ils ont intégré ces concepts. J’acquiesce distraitement. Enseigner à des robots demeure une expérience frustrante : aucun regard, aucune émotion, rien qui ne trahisse une hésitation ou une compréhension naissante. Avec des humains, il y a au moins des signaux, des indices. Ici, tout est figé, hermétique.

La journée se poursuit, rythmée par des exercices où les K-108 doivent mettre en pratique les notions abordées. Alexandre sourit souvent, convaincu d’assister à une avancée majeure. J’y vois simplement un programme exécutant ses lignes de code avec une rigueur implacable. En fin d’après-midi, Gabani m’interpelle. Il souhaite me parler en privé. Nous nous installons dans une petite pièce à l’écart. Il referme la porte derrière lui, pose son carnet et prend un ton plus grave.

Il commence par me remercier pour ma participation, puis marque une pause, comme s’il hésitait sur la manière d’aborder la suite. Il finit par exprimer ce qu’il perçoit comme une forme de scepticisme de ma part. L’assertion m’agace. Je fais mon travail, j’enseigne ce qu’on me demande d’enseigner, sans émettre de jugement. Mais Gabani insiste. Il n’est pas dans le reproche, précise-t-il. Il sait que l’idée de voir des machines égaler, voire surpasser l’homme suscite des réticences. Il croit cependant que ces craintes reposent sur une mécompréhension. Les robots ne sont pas là pour remplacer l’humain, mais pour accomplir ce que nous ne pouvons pas faire seuls.

Je ne cache pas mon scepticisme. L’intelligence artificielle ne me dérange pas en soi. Mais l’idée d’enseigner l’éthique ou la morale à des machines me paraît absurde. Ces concepts sont enracinés dans nos émotions, notre vécu. Comment pourraient-elles réellement les comprendre. Gabani m’observe, presque amusé par mon incrédulité. Il répond avec calme :

« Pour l’instant, les K-108 ne font que simuler ces comportements. Mais la simulation, avec le temps, peut se rapprocher d’une véritable compréhension. Laissez une porte ouverte, conclut-il. L’avenir pourrait vous surprendre ».

Je ne réponds pas. Peut-être a-t-il raison. Ou peut-être suis-je simplement l’un des derniers à résister à l’inévitable.

Après cet échange, je m’éclipse pour une pause à l’extérieur. Ce moment est devenu un rituel immuable : un café, une cigarette, les seuls plaisirs qui me restent. Chaque bouffée ralentit le tumulte dans ma tête, suspend le cours du temps.

Je termine ma cigarette en levant le visage vers le soleil. Le ciel est clair, les rayons réchauffent ma peau. Une belle journée, gâchée par une compagnie morne et des tâches absurdes. De retour en classe, mon autre collègue, Joséphine, est déjà là. Brillante, méthodique, d’une gentillesse désarmante. Son sourire m’accueille. Elle remarque immédiatement mon retard sur le cours de gestion des crises et propose son aide. J’accepte, maladroitement surpris. Joséphine a ce don rare d’allier bienveillance et compétence. Ses cheveux bruns ondulent sous la lumière tamisée, ses yeux verts brillent d’une intelligence vive. Son image m’obsède bien au-delà du cadre professionnel. Chaque soir, elle hante mes rêves, qu’ils soient naturels ou générés par le dreamer Cet appareil, devenu mon refuge nocturne, m’offre une illusion de proximité.

Elle semble deviner ce que je ressens, bien que je ne l’aie jamais exprimé. Joséphine n’a personne dans sa vie, du moins autant que je puisse en juger. Pourtant, malgré sa nature bavarde et avenante, une part d’elle demeure insaisissable. Tandis que nous travaillons côte à côte, j’amorce une conversation sur les K-108. Elle trouve leurs réponses plus naturelles, presque spontanées, admettant qu’on pourrait parfois oublier qu’ils sont des machines. J’affiche un étonnement feint, mais au fond, plus rien ne me surprend dans ce monde.

Lorsqu’elle me demande ce que Paul Gabani m’a dit plus tôt, je reste vague, dissimulant mes doutes sur l’intelligence artificielle. Elle esquisse une moue inquiète avant de changer de sujet. Joséphine est une étincelle dans ce paysage terne. Tandis qu’elle explique à un K-108 les subtilités de l’ironie, je l’observe, fasciné. Le gouvernement envisage d’intégrer ces robots comme une minorité, leur accorder des droits semblables aux nôtres. Certains politiques vont plus loin encore, parlant de protections constitutionnelles. Un frisson me parcourt à cette idée. L’humanité, dans son arrogance, façonne ses successeurs avec une naïveté aveugle. Et moi, je reste là, témoin passif de cette transition absurde.

Espérons que ces extrémistes ne prennent jamais le pouvoir.

La journée touche à sa fin. Joséphine et moi sommes les derniers à quitter l’école. Une simple bonne soirée, à demain échangé dans le couloir, et chacun reprend sa route. Je traverse les couloirs silencieux du centre de formation, puis me dirige vers la gare pour attraper ma navette Hyperloop. Ces capsules ultrarapides, vestiges d’une époque où l’innovation portait encore des promesses, illustrent aujourd’hui toute l’ambivalence du progrès. Conçues dans les années 2020 sous l’impulsion d’Elon Musk, elles témoignent autant du génie humain que de sa dérive technologique.

L’Hyperloop file dans son tube sous vide, propulsé à une vitesse vertigineuse. L’absence de friction permet de parcourir des centaines de kilomètres en quelques minutes. En théorie, c’est un miracle d’ingénierie. En pratique, je ne peux m’empêcher d’y voir une autre facette de notre aliénation. Toujours plus vite, toujours plus efficace, toujours moins humain.

Elon Musk. Ce nom revient sans cesse dans l’histoire récente. La puce implantée dans nos bras, l’essor incontrôlé des intelligences artificielles, l’intégration des robots dans nos vies… Autant d’innovations qu’il a initiées, bouleversant le monde de façon irréversible. Les gouvernements, dépassés, n’ont fait qu’entériner ces révolutions par des lois, consolidant le pouvoir de ces nouveaux maîtres de l’industrie. Tenter de s’y opposer revient à lutter contre le vent.

Vingt minutes plus tard, la navette me dépose à Besançon. Le contraste est saisissant. L’agitation de Paris cède la place au calme provincial. Encore quelques kilomètres en voiture, et j’atteins enfin ma maison, en périphérie de la ville.

Cette demeure, héritée de mes parents, est mon refuge. Construite au début du XXe siècle, elle a traversé les époques sans jamais perdre son âme. Les murs de pierre épais conservent la mémoire du passé, tout comme les poutres apparentes qui veillent sur chaque pièce. J’ai passé des années à la restaurer, cherchant l’équilibre entre tradition et modernité, sans jamais trahir son essence. La cheminée, massive et sculptée, trône au centre du salon. Ses flammes dansent doucement, projetant des ombres mouvantes sur les murs. À l’extérieur, le parc s’étend comme un écrin de verdure. Des saules pleureurs côtoient des chênes centenaires, tandis que les arbres fruitiers parsèment le jardin de touches de couleur. Une haie épaisse encercle la propriété, me protégeant du monde extérieur, renforçant cette illusion d’isolement.

Je n’ai jamais vraiment cherché à partager cet endroit. Quelques proches y ont mis les pieds, mais ils restent rares. Pas de compagne non plus. J’en ai connu quelques-unes, mais aucune ne semblait trouver sa place ici. Cette maison est trop précieuse pour être imprégnée d’amours éphémères ou mal assorties.

La nuit est tombée depuis un moment déjà. Je refuse de céder à la facilité des pilules-repas. Lorsque j’ai le temps je préfère me préparer un vrai dîner. C’est quelque chose de réconfortant, une illusion de maîtrise sur une existence qui m’échappe. Je sors une côte de porc du congélateur et la jette dans une poêle brûlante. Elle grésille aussitôt, libérant une odeur qui, pour un instant, me rappelle un monde plus tangible. À côté, une salade de tomates, cueillies la veille dans mon jardin, attend dans un bol. Comme toujours, j’y ajoute quelques dés de comté. Une habitude à laquelle je ne renoncerai pas.

Avant même de commencer à cuisiner, j’ai débouché une bouteille de Bourgogne Hautes-Côtes de Nuits. Un vin simple, honnête, qui parvient, l’espace d’un instant, à élever ce rituel quotidien au-dessus de la monotonie ambiante. L’alcool, la nourriture, la répétition mécanique des gestes… Tout cela me donne l’illusion d’une forme d’équilibre, aussi dérisoire soit-il.

Après le repas, bouteille et cigarettes en main, je sors dans le jardin. L’obscurité a cette capacité trompeuse de suggérer un calme qui n’existe pas. Mes pensées s’agitent sous la surface, inlassables. Le travail, les conversations creuses, les paroles de Monsieur Gabani, le sourire de Joséphine, l’état général du monde… Tout s’entrechoque en moi, un chaos intérieur sans issue. Je vide mes verres avec l’automatisme d’un homme qui cherche à noyer quelque chose d’informulable. La fumée de mes cigarettes monte lentement vers le ciel, se dissout dans la nuit, tandis que moi, je reste cloué au sol, lesté par une lucidité dont je ne sais que faire. Je connais la nature de ce rituel. C’est une fuite, une manière comme une autre d’éviter d’affronter ce qui ne peut pas être résolu. Pathétique, sans doute, mais au moins, je ne fais de mal à personne.

Plus tard, légèrement vacillant, je monte les escaliers et m’écroule sur mon lit. Le dreamer m’attend, prêt à m’offrir des simulacres de bonheur calibrés pour apaiser les âmes trop lourdes. Ce soir pourtant, je n’y recourrai pas. J’affronterai l’insomnie, une autre forme d’expiation, aussi inutile soit-elle. À six heures, le réveil brise brutalement l’équilibre fragile de la nuit. Je m’extirpe péniblement du sommeil, le corps engourdi, la bouche pâteuse, encore englué dans un cauchemar indistinct. Les draps, moites de sueur, collent à ma peau comme un reproche silencieux. Un goût amer de goudron et de regrets persiste sur ma langue, résidu fidèle des cigarettes de la veille.

Par automatisme, je me traîne jusqu’à la salle de bain et bois directement au robinet. L’eau glaciale me saisit la gorge avec une brutalité presque bienvenue. Lorsque je redresse la tête, mon reflet me renvoie une image sans concession : cernes marqués, teint blafard, regard vide. Un visage fatigué, privé d’illusion.

Je connais le rituel. Il faut colmater les fissures, masquer les ravages. La tondeuse rase une barbe qui trahit ma négligence. Sous la douche, l’eau brûlante tente d’effacer les stigmates de la nuit, sans grand succès. Je me prépare un breuvage au citron, un geste dérisoire, comme si cela pouvait purifier quoi que ce soit. Une gélule enrichie en nutriments remplace un petit-déjeuner que je n’ai plus la patience de préparer.

Enfin, j’enfile mon costume. Sobre, impeccable, accompagné d’une cravate ajustée et d’un parfum discret. Une apparence maîtrisée, calibrée pour ne pas susciter de questions. À l’extérieur, je suis parfaitement fonctionnel. À l’intérieur, je ne suis plus qu’un enchevêtrement de ruines soigneusement dissimulées.

Le trajet jusqu’au bureau se déroula avec la même mécanique implacable que chaque matin. Il n’y avait là ni plaisir ni déplaisir, seulement une habitude ancrée, une forme de discipline inculquée dès l’enfance. Dans mes écouteurs, un podcast traitait de l’essor des robots humanoïdes. Les intervenants, qualifiés de "visionnaires", dénonçaient l’aveuglement général d’une société prête à sacrifier son humanité sur l’autel du progrès. Ils évoquaient des machines si avancées qu’elles en devenaient indistingables des êtres humains. L’idée qu’un jour ces créatures puissent se fondre parmi nous me glaça. Mais eux insistaient sur le fait qu’elles étaient déjà très certainement parmi-nous. Il est vrai que les constructeurs préparaient une nouvelle génération de robots, des robots humanoïdes : leur épiderme, élaboré à partir de cellules humaines, simulait à la perfection la texture et la chaleur d’une vraie peau. Il serait désormais difficile, voire impossible, de discerner la frontière entre le vivant et l’artificiel.

Ils avançaient également que les puces implantées sous la peau, autrefois vantées comme des avancées révolutionnaires dans le domaine médical étaient des instruments de contrôle et d’exploitation.

Ce constat me laissa un sentiment de malaise diffus. La dystopie que l’on décrivait n’était pas une projection lointaine, mais une réalité qui s’installait lentement, insidieusement, avec une régularité implacable. Pourtant, comme toujours, les médias neutralisaient toute opposition en rangeant leurs contradicteurs parmi les complotistes ou les esprits réactionnaires. Cette mécanique d’évitement était rodée depuis longtemps. L’Europe unifiée s’était bâtie sur ces mêmes procédés : à chaque fois qu’un peuple exigeait un débat, ses revendications étaient marginalisées, et toute tentative de vote démocratique soigneusement contournée. Aujourd’hui, la méthode se répétait, avec une froideur méthodique, appliquée à des domaines plus vastes encore.

En arrivant au bureau, je tentai de chasser ces pensées. L’essentiel, c’était de traverser cette journée sans encombre. Alexandre était déjà en place, absorbé dans la préparation des bilans destinés à Monsieur Gabani. De mon côté, un questionnaire m’attendait, un exercice d’une monotonie épuisante. Mais avant de m’y plonger, j’avais un objectif plus immédiat : croiser Joséphine.

Je la trouvai dans la salle des enseignants, un café à la main, en pleine discussion avec Manon, une secrétaire de l’école. À ma vue, elle esquissa un sourire poli. Il y avait dans son visage quelque chose de lumineux, une douceur qui, inexplicablement, apaisait mes tensions. Je m’approchai, espérant prolonger l’échange.

Elle échangea quelques banalités avant de se tourner légèrement vers Manon, qui comprit aussitôt le signal et s’éclipsa discrètement. Une fois seuls, Joséphine se rapprocha, son parfum flottant imperceptiblement dans l’air.

« Allez, Lucien, il est temps de se mettre au travail » dit-elle avec ce mélange de fermeté et de tendresse qui lui était propre.

Sa voix avait une texture particulière, une chaleur qui rendait l’ordinaire presque supportable.

Chaque mot, chaque geste de sa part résonnait en moi avec une intensité disproportionnée. Était-ce cela, l’amour ? Une inclination irrationnelle, un attachement sans raison, ce besoin presque physique de proximité. J’avais toujours observé ce genre d’élans avec un certain mépris, persuadé que l’illusion amoureuse n’était qu’un jeu de chimie, une supercherie biologique. Pourtant, en sa présence, je percevais quelque chose d’autre, un trouble plus profond qui m’échappait.

La journée de travail s’étira sans accroc. Nous avançâmes ensemble sur différents dossiers, échangeant des propos banals, cherchant parfois à esquiver les tensions d’un environnement toujours plus aseptisé. Travailler à ses côtés suffisait à m’apaiser, à instaurer une parenthèse fragile dans le morne enchaînement des jours. Mais ce semblant d’harmonie fut balayé en fin d’après-midi lorsqu’un message interne m’informa que Monsieur Velios souhaitait me voir dans son bureau. Je quittai mon poste avec une appréhension diffuse. Les convocations de Velios n’étaient jamais anodines. En traversant le couloir, je ressentis une moiteur désagréable au creux des paumes. Arrivé devant la porte, je marquai un bref temps d’arrêt avant de frapper. À l’intérieur, la voix grave du directeur m’ordonna d’entrer.

Velios était installé derrière son bureau, l’air froid et méthodique. Son sourire poli n’exprimait rien de sincère, mais traduisait plutôt une forme de supériorité feutrée. D’un geste mesuré, il m’indiqua de m’asseoir. Il ne s’embarrassa pas de préambule, abordant directement le sujet qui motivait cette entrevue. L’école, m’expliqua-t-il, ne dépendait pas uniquement du ministère de l’Instruction Humaine pour l’IA. Une part considérable de son budget provenait de fonds privés, notamment de Providential, l’entreprise qui concevait les K-108, ces robots humanoïdes si perfectionnés qu’ils concurrençaient désormais les travailleurs humains dans presque tous les secteurs.

Je restai figé, assimilant l’information. Tout prenait un sens brutalement limpide. Ce que l’on appelait encore « éducation » n’était qu’un prétexte, un simulacre destiné à masquer la véritable nature de l’institution. Nous n’étions pas là pour former des esprits critiques, mais pour accompagner, légitimer, acclimater.

Velios continua son exposé avec un détachement glaçant, comme s’il énonçait une évidence que j’aurais dû comprendre depuis longtemps. Il ne s’attarda pas sur la question morale. Pour lui, il n’y avait pas de dilemme, simplement un état de fait auquel chacun devait se conformer. Il concluait d’un ton neutre, comme s’il scellait mon sort d’un simple constat : maintenant que je savais, il me fallait choisir entre l’acceptation tacite ou l’inutilité manifeste.

J’aurais voulu protester, exprimer une quelconque révolte, mais à quoi bon. Toute indignation serait perçue comme un signe d’inadaptation, un caprice idéologique dépourvu de portée réelle. Je quittai son bureau en silence, avec la sensation désagréable de m’enfoncer un peu plus profondément dans une mécanique dont je ne maîtrisais plus rien.

Velios m'observait avec une insistance troublante, cherchant sans doute à évaluer l’effet de ses paroles sur moi. Il savourait mon hésitation, comme un chasseur laissant croire à sa proie qu’elle pouvait encore s’échapper. Son regard glissa sur moi avec cette satisfaction froide qu’ont les hommes qui détiennent un pouvoir incontestable. Il commenta mon trouble d’un ton faussement bienveillant, feignant de s’interroger sur ce qui, précisément, pouvait me mettre mal à l’aise. J’esquissai un mouvement imperceptible, tentant de contenir mon malaise. Tout en moi m’ordonnait de masquer la moindre faille. J’évoquai alors un flou, une incompréhension persistante, cherchant à donner le change sans trop en dévoiler.

Son sourire s’élargit légèrement. Il savait exactement où il voulait me mener. Il évoqua sans détour le lien entre l’école et Providential, cette connivence qui, pour lui, relevait d’un « équilibre délicat ». Le choix des mots était précis, affûté comme une lame. Ce que d’autres auraient qualifié de conflit d’intérêts, lui le présentait comme une nécessité pragmatique. Une symbiose. L’équilibre en question, je le pressentais bien, n’avait rien d’éthique. Il le décrivit pourtant avec un détachement implacable, opposant le progrès technologique aux besoins de l’humanité, comme si ces deux forces s’affrontaient dans une danse subtile, et que l’école elle-même n’était qu’un rouage dans cette mécanique plus vaste. J’étais inclus dans ce projet, m’expliqua-t-il, mais la question demeurait : avais-je le discernement nécessaire pour en comprendre les véritables enjeux ?

Ses yeux restaient fixés sur moi, cherchant le moindre signe de résistance, la moindre hésitation. J’étouffai un soupir, tentant de ne pas trahir mon agitation. Il attendait que je réagisse, que je me débatte, que je m’indigne – ou que j’adhère. Mais je restai silencieux.

Puis, soudain, il changea de direction. Il mentionna Joséphine, ma collaboration avec elle, cette dynamique que nous avions installée et que je croyais être restée en marge des regards extérieurs. Il se souvenait de mes propos à son sujet, de mon appréciation quant à notre efficacité en binôme. Son ton, jusque-là mesuré, se teinta d’une insidieuse condescendance.

Il évoqua le talent de Joséphine avec une froideur clinique, mais c’était moins elle qu’il jaugeait à cet instant que moi. Il n’ignorait rien de mes tentatives maladroites pour capter son attention. Il le dit sans détour, dans une formulation suffisamment vague pour me priver de tout droit à l’indignation. Une tension sourde s’installa.

Je compris alors qu’il ne s’agissait pas seulement de pouvoir ou de contrôle. Il cherchait à me placer face à une alternative aussi cynique qu’inévitable. Joséphine avait un avenir ici, tout comme moi, mais cet avenir dépendait de certaines décisions, de certaines concessions. L’implication était limpide.

Le piège était trop évident pour que je feigne l’ignorance. Pourtant, je tentai malgré tout d’écarter le sous-entendu, déclarant d’un ton que je voulais assurer que Joséphine et moi n’étions que des collègues, rien de plus. Je savais que c’était une défense dérisoire.

Un silence pesant s’abattit sur la pièce. Velios me fixait avec une intensité dérangeante, cherchant à mesurer jusqu’où j’étais prêt à aller pour préserver mes certitudes. Puis, dans un dernier sourire figé, il lâcha une phrase d’apparence anodine mais qui résonna en moi comme une menace à peine voilée. Personne ne me retenait. J’étais libre de partir.

Le ton était trop cordial pour être honnête. Je compris alors que ce n’était pas une invitation, mais une mise en garde.

Je quittai la pièce sans me retourner, mais je sentais encore son regard peser sur moi, persistant comme une brûlure invisible. Dans le couloir, l’air semblait plus épais, chargé des implications de cette conversation que je n’arrivais pas à dissiper. Chaque pas résonnait contre les murs comme s’ils tentaient de me rappeler l’impasse dans laquelle je venais d’être enfermé.

Joséphine. Son nom tourbillonnait dans mon esprit avec une insistance douloureuse. Pourquoi Velios l’avait-il impliquée ? Était-elle déjà un rouage conscient de cette mécanique obscure, ou n’était-elle qu’un pion, manipulée sans le savoir ? Je jetai un regard furtif à l’horloge suspendue au mur : bien plus tard que je ne l’aurais cru. Mon corps, lui, avait déjà pris une décision, m’entraînant vers l’ascenseur. Il fallait que je lui parle, que je sache si elle avait des réponses.

Mais à cette impulsion succéda une hésitation brutale. Mon élan se brisa comme s’il venait de heurter un mur invisible. L’idée que cet immeuble soit truffé de caméras s’insinua en moi avec la précision d’un poison lent.

Une angoisse diffuse, mais familière, se resserra autour de ma cage thoracique. L’ascenseur s’ouvrit devant moi, béant comme une promesse ou un avertissement. Pourtant, je restai figé. Était-ce le moment d’aller la voir ? Le doute paralysait mes muscles. Un léger tremblement parcourut ma main tandis que la porte de l’ascenseur se referma lentement, marquant dans un silence impeccable mon indécision. Puis, lentement, la raison reprit le dessus. Ce n’était pas le moment. Pas dans cet état. Je ne pouvais pas me précipiter vers elle avec mes doutes, ma peur et cette impression d’être pris au piège. Il fallait du recul, une distance nécessaire pour comprendre à quoi j’avais réellement affaire.

Sur le chemin du retour, je sortis mon téléphone et envoyai un message à ma sœur Elisa. Elle saurait quoi dire. Nous pourrions discuter autour d’un verre, comme nous le faisions toujours lorsque tout semblait vaciller. Ma sœur avait toujours été un refuge, un point d’ancrage dans le chaos.

Entre Elisa et moi, la complicité avait toujours été une évidence. Un lien instinctif, forgé par des années de confidences et de silences partagés. Elle était brillante, perspicace, dotée d’une intelligence qui ne cherchait jamais à s’imposer mais qui transparaissait dans le moindre de ses gestes. Après de longues études de médecine, elle s’était spécialisée en recherche génétique, un domaine en plein essor, reflet cynique de l’époque. L’humanité ne cherchait plus à se soigner : elle voulait s’améliorer, se corriger, se redéfinir à l’infini. Le corps humain n’était plus un sanctuaire mais un matériau perfectible, une structure obsolète qu’il fallait repenser.

Malgré la complexité de son travail et la rigueur qu’il exigeait, Elisa était restée d’une simplicité désarmante. Petite et fine, ses cheveux bruns coupés au carré encadraient un visage à la fois doux et résolu. Ses yeux verts, toujours en mouvement, trahissaient une vivacité d’esprit qui la rendait difficile à suivre. Elle avait cette capacité rare à apaiser par sa seule présence, un don de compréhension immédiate qui faisait d’elle une confidente idéale.

Son mari, Victor, était une autre histoire. Réservé à l’excès, il entretenait autour de lui un mur invisible, une distance soigneusement entretenue sous des dehors polis. Grand et élancé, il portait aux tempes les prémices du gris, ce qui accentuait encore l’austérité de son visage anguleux. Son regard, souvent perdu derrière ses lunettes rectangulaires, oscillait entre la neutralité et une forme discrète de mépris. Il n’aimait pas ma présence, et il ne se donnait même pas la peine de le cacher.

Lorsqu’on se retrouvait autour d’une table, ses remarques sibyllines, glissées sous couvert d’une courtoisie feinte, suffisaient à trahir son irritation. Chaque évocation d’un souvenir commun avec Elisa semblait l’agacer, comme si le simple rappel de notre enfance constituait une menace. Malgré cette tension diffuse, il avait pourtant accepté que je sois le parrain de leur fille aînée, Adèle.

Adèle était la seule véritable raison pour laquelle je supportais la présence de Victor. À quinze ans, elle était l’incarnation même de l’intelligence précoce, une adolescente dont la maturité tranchait avec l’indolence de ses camarades. Élève brillante, appliquée, elle excellait dans toutes les matières, sans effort apparent. Elle portait sur le monde un regard analytique, une curiosité insatiable qui me rappelait Elisa à son âge.

Lorsqu’elle posait une question, ce n’était jamais par simple politesse ou pour meubler le silence. Elle voulait comprendre, creuser, aller jusqu’au bout d’une idée. Il ne faisait aucun doute qu’elle suivrait les traces de sa mère, probablement dans les sciences, bien que je percevais en elle une sensibilité artistique qu’Elisa n’avait jamais réellement développée. J’aimais passer du temps avec elle, la voir aussi souvent que possible. Lorsque mon emploi du temps me le permettait, je la déposais au collège, et nos trajets en voiture étaient souvent l’occasion de discussions qui me surprenaient par leur profondeur. Adèle posait sur l’existence un regard encore intact, un mélange d’émerveillement et d’exigence. Elle voulait tout comprendre, refusait les demi-réponses. Ce monde, imparfait, lui semblait trop limité pour satisfaire sa soif de savoir. Je me demandais souvent à quel moment elle comprendrait que certaines questions n’avaient pas de réponse.

La sonnerie de la porte d’entrée me tira brusquement de mes pensées. J’étais encore plongé dans mes réflexions quand j’entendis le bruit familier de la clé tournant dans la serrure. Sans même lever les yeux, je savais déjà qu’il s’agissait d’Elisa. Comme toujours, elle entra avec cette aisance naturelle, un sourire lumineux accroché aux lèvres, diffusant autour d’elle une énergie paisible. Elle s’approcha, me salua d’une bise légère, puis me demanda comment j’allais. Machinalement, je répondis que tout allait bien, et elle fit de même. Un échange presque automatique que nous répétions à chaque rencontre, un passage obligé avant d’en venir à l’essentiel.

Je me levai pour lui proposer un verre, sachant déjà ce qu’elle choisirait. Tout en ouvrant une bouteille de jus de pomme, je lançai, presque par habitude :

« Un jus, une bière, ou un verre de vin ? »

Elle hocha la tête, amusée par ce jeu prévisible et me demanda un jus.

Je servis son verre avant de prendre des nouvelles de sa famille. Adèle et Louis grandissaient vite, trop vite même, selon elle. Le travail l’accaparait plus qu’elle ne l’aurait voulu, mais elle faisait de son mieux pour être présente. Elle s’arrêta là, éludant le sujet de Victor, et je sentis immédiatement l’absence pesante de son nom dans la conversation.

Après une légère hésitation, je décidais d’insister.

« Et Victor… ? »

Son regard changea imperceptiblement, et son sourire se fana l’espace d’un instant. Elle me fixa un moment avant de lâcher, d’un ton posé mais sans détour « Tu sais, Lucien, tu n’es pas obligé de jouer les polis avec moi. Je connais la tension entre vous, et honnêtement, je peux vivre avec ça. Mais puisque tu tiens à être courtois, sache qu’il va bien. Merci pour lui ».

Je n’avais aucune envie de m’attarder sur ce sujet. Parler de Victor ne menait jamais nulle part, sinon à des discussions stériles où chacun campait sur ses positions. Mieux valait ne pas s’y attarder. Elisa comprit mon silence et n’ajouta rien. Un simple regard suffit à sceller notre accord tacite : il valait mieux ne pas insister.

Sans perdre une seconde, Elisa plongea dans le vif du sujet. Elle me connaissait trop bien pour ignorer que mon appel, un vendredi soir, n’avait rien d’anodin. Si j’avais ressenti le besoin de la voir, c’était que quelque chose me tourmentait.

Je baissai les yeux, faisant tourner mon verre entre mes mains, cherchant mes mots. L’ampleur de ce que j’avais à dire me paralysait un instant. Mais elle n’avait pas l’intention de me laisser fuir. Avec cette acuité dont elle ne se départissait jamais, elle rappela combien elle connaissait mes silences et mes hésitations. Ce manège, elle l’avait déjà vu trop de fois. Après un profond soupir, je finis par lâcher ce qui me pesait : mon travail, ou plus précisément Velios. Son nom suffit à éveiller l’intérêt d’Elisa, qui l’identifia immédiatement comme ce chef énigmatique dont je lui avais déjà parlé. Elle s’amusa une seconde de son image de grand manitou, avant de redevenir sérieuse en m’interrogeant sur les raisons de cette soudaine convocation.

Je secouai la tête, un rictus amer aux lèvres. Ce n’était ni une promotion, ni des félicitations. Rien d’aussi simple. Velios avait parlé de Providential, de ses financements pour l’école, de ces fameux K-108, les robots produits par l’entreprise. Jusque-là, des faits en apparence anodins. Mais derrière ses mots, quelque chose d’inquiétant se dessinait. Un avertissement implicite, une menace subtile déguisée sous des airs de conversation. Il n’avait pas seulement évoqué les liens entre mon travail et ces intérêts privés ; il avait insinué que mon avenir dépendait de ma coopération avec eux.

Elisa fronça les sourcils, son regard s’assombrissant au fil de mes explications. L’idée qu’on puisse me forcer à servir des intérêts douteux la révoltait. Ce qu’elle décrivait comme un conflit d’intérêts me paraissait bien pire encore. Une manipulation. Un engrenage dont je ne distinguais pas encore toute l’ampleur. Mais le pire, ce n’était pas moi. C’était Joséphine.

Lorsque j’évoquai son nom, l’inquiétude d’Elisa se fit plus vive. Elle se demandait, tout comme moi, pourquoi Velios avait-il mêlée Joséphine à cette histoire. Je secouai la tête, incapable de répondre. Ce qui me hantait, c’était justement cette incertitude. Il avait laissé entendre que mes choix auraient des conséquences sur elle. Comme un avertissement déguisé. Comme si, en refusant d’obéir, c’était elle qui en subirait les répercussions.

Un frisson passa dans le regard d’Elisa. Ce n’était plus seulement une affaire de pression au travail, c’était du chantage. Une tentative claire de me manipuler en jouant sur ma loyauté envers Joséphine.

Je passai une main dans mes cheveux, sentant la tension crispée dans mes épaules. Je savais qu’elle avait raison. Mais j’étais coincé. Le moindre faux pas pouvait tout faire basculer : ma carrière, ma réputation… et pire encore, ce qu’il pourrait arriver à Joséphine.

Elisa posa une main sur mon bras, son regard empreint de cette détermination qu’elle savait insuffler quand il le fallait. Elle me connaissait trop bien pour ignorer la lutte intérieure qui me déchirait. Elle savait que, par principe, je refusais la compromission.

« Tu es quelqu’un de droit, Lucien. Ne les laisse pas te manipuler. Il doit y avoir un moyen d’agir sans te brûler les ailes. »

J’osai enfin croiser son regard, cherchant une certitude que je ne parvenais pas à trouver en moi-même.

La bouteille de jus de pomme s’était vidée presque entièrement, et de mon côté, j’avais terminé le dernier verre de Givry entamé plus tôt. Quand Elisa est partie, l’appartement m’a semblé étrangement silencieux. Comme s’il me rappelait que, malgré ses conseils et son soutien, je restais seul face à mes décisions.

Je suis sorti sur le balcon avec mon verre à la main, profitant de l’air nocturne pour accompagner ma dose habituelle de nicotine. Ce soir-là, j’ai enchaîné trois ou quatre cigarettes d’affilée, probablement pour compenser la retenue imposée en présence d’Elisa.

Mes pensées s’éparpillaient, vagabondaient d’un sujet à l’autre, jusqu’à ce détail insignifiant qui s’imposa à mon esprit : il allait bientôt falloir refaire mon stock de vin. Les bouteilles semblaient s’évaporer ces derniers temps. Heureusement, pour ça, j’avais toujours pu compter sur Paul.

Paul et moi, c’était une amitié d’enfance forgée dans les bancs d’une école de campagne, renforcée par nos années d’études en colocation. Il avait de la famille propriétaire d’un vignoble près de Mâcon, et c’était lui qui me fournissait toujours d’excellentes bouteilles à des prix défiant toute concurrence. Je ne m’étais jamais trop posé de questions sur la légalité de ses petites affaires, et à vrai dire, ça m’importait peu. Ce qui comptait, c’était la qualité du vin.

Il était déjà deux heures du matin quand je suis finalement allé me coucher, avec l’espoir naïf que l’alcool et la fumée auraient suffisamment anesthésié mon esprit pour m’offrir quelques heures de sommeil paisible.

En ouvrant les yeux ce samedi matin, je me sentis encore plus mal que d’ordinaire. Ce n’était pas une simple fatigue passagère, pas non plus l’effet secondaire d’un excès d’alcool ou de cigarettes. Quelque chose clochait. Mon corps me semblait plus lourd que d’habitude, comme si une masse invisible s’était déposée sur ma poitrine, rendant chaque respiration plus laborieuse. Mon diaphragme se contractait douloureusement, une oppression sourde m’écrasait sans que j’en comprenne la cause exacte. J’étais allongé, incapable de bouger, envahi par une torpeur poisseuse.

Les migraines, je connaissais. L’angoisse diffuse du matin aussi. Mais cette fois, c’était différent. Mes tempes pulsaient avec une violence inhabituelle, martelant mon crâne d’une douleur saccadée et irrégulière. Une crise d’angoisse, probablement, mais d’une intensité nouvelle, implacable. Mon corps entier se tendait sous l’effet d’une force que je ne contrôlais pas, une crispation interne qui me paralysait presque.

Par automatisme, je pris quelques Doliprane, sans grande conviction. J’avais depuis longtemps cessé de croire aux vertus du paracétamol sur ce genre de malaise. Puis, comme un naufragé s’accrochant à une planche de salut, je saisis mon Dreamer. À cet instant, la seule perspective supportable était celle d’un basculement immédiat dans un rêve éveillé. Là-bas, dans cet univers artificiel, tout était plus supportable. Je pourrais m’évader, fuir cette oppression, ne serait-ce que pour quelques heures.

Le Dreamer était une technologie révolutionnaire qui permettait d’induire des rêves lucides en manipulant directement l’activité cérébrale. Son principe reposait sur la stimulation contrôlée des ondes thêta et delta, celles qui dominaient habituellement les phases profondes du sommeil. Il se présentait sous la forme d’un casque léger, équipé de microélectrodes à haute précision. Ces capteurs, positionnés autour du crâne, analysaient les signaux neuronaux émis par le cortex préfrontal, siège de la prise de décision et de l’imagination, ainsi que ceux de l’hippocampe, centre névralgique de la mémoire. Une fois ces données traitées, l’appareil générait un flux d’ondes modulées qui synchronisait progressivement l’activité cérébrale, induisant un état de conscience altéré.

L’expérience était totale. Dès que je le mettais, une autre réalité s’ouvrait à moi, façonnée selon mes désirs ou mes souvenirs, sans la moindre interférence du monde extérieur. L’idée même de vivre sans le Dreamer m’était devenue inconcevable.

Contrairement au sommeil naturel, le Dreamer ne plongeait pas dans une inconscience totale. Il induisait plutôt un état intermédiaire, une modification subtile de la conscience où la lucidité persistait tout en ouvrant l’accès aux mécanismes du rêve. Une fois connecté, l’appareil synchronisait ses impulsions électriques avec les ondes cérébrales naturelles, guidant l’esprit vers des scénarios oniriques préétablis. Là, tout devenait possible. Il était envisageable d’explorer ses souvenirs, de modeler des mondes fictifs, ou encore de revivre des instants passés avec une intensité sensorielle inégalée. Chaque détail, chaque sensation retrouvait une netteté troublante, comme si le temps lui-même se soumettait à une nouvelle forme de logique.

Cette interaction constante entre la machine et l’activité neuronale permettait d’infléchir le cours du rêve en temps réel, d’en modifier les paramètres au gré des impulsions du subconscient. Mais cette fluidité avait son revers : sans un calibrage précis, l’équilibre entre rêve et réalité pouvait vaciller, et l’expérience virer à l’angoisse. Chaque utilisateur nécessitait un ajustement spécifique, une adaptation progressive de l’appareil à la structure singulière de son cerveau. Cela optimisait l’immersion tout en limitant les risques de surcharge sensorielle ou d’épuisement mental.

Le monde réel ne m’offrait plus grand-chose, sinon une lassitude diffuse, une succession d’obligations mécaniques et de conversations prévisibles. Le Dreamer, lui, m’ouvrait une échappatoire. Grâce à lui, je pouvais enfin vivre les instants que la réalité m’avait refusés, réinventer mes interactions avec Joséphine, leur donner l’intensité et la douceur qu’elles n’avaient jamais eues. Je me plongeais dans des souvenirs sélectionnés avec soin, certains heureux, d’autres plus amers, mais tous porteurs d’une nécessité obscure. Il fallait parfois revivre l’échec pour mieux l’accepter, déconstruire le passé pour tenter d’en extraire un sens.

J’avais toujours méprisé le progrès technologique et cette société obsédée par la sophistication artificielle, la robotisation croissante du moindre aspect de l’existence. Pourtant, pour le Dreamer, j’avais fait une exception. L’appareil était encore mal perçu, synonyme d’isolement et de fuite, un marqueur d’inadaptation sociale. Ceux qui en possédaient un étaient souvent considérés comme des êtres asociaux, réfractaires au monde extérieur, prisonniers volontaires d’un univers intérieur plus accueillant que la réalité. Cette étiquette ne me dérangeait pas. Peut-être même qu’elle me convenait parfaitement. Après tout, ce n’était pas seulement la société que j’évitais, mais une partie de moi-même.

Le rêve s’amorça dans la chaleur familière de ma maison, une reconstitution minutieuse d’un bonheur que la réalité ne me permettait plus d’atteindre. J’étais affalé dans mon fauteuil, près de la cheminée dont les flammes projetaient une lumière vacillante sur les murs. Une table basse s’étendait devant moi, couverte de petits plats savamment disposés, leurs arômes flottant dans l’air avec une douceur presque anesthésiante. Tout respirait la quiétude, une forme de plénitude artificielle, mais délicieusement confortable.

Puis, un grincement léger troubla le silence, le craquement distinctif des marches en bois signalant une présence. Des pas souples descendaient l’escalier, insufflant une tension imperceptible dans l’air. Je savais déjà. C’était moi qui l’avais voulue ainsi. L’attente fit monter en moi une fébrilité discrète, cette sensation d’anticipation parfaite, programmée jusque dans ses moindres nuances.

Joséphine apparut, radieuse, sculptée par la logique implacable du désir. Sa robe en soie bleu nuit épousait ses mouvements avec une fluidité presque irréelle, glissant sur sa peau comme une seconde nature. Les fines bretelles dévoilaient la courbe de ses épaules, et le décolleté, mesuré avec une précision d’orfèvre, suggérait plus qu’il ne montrait. Sa silhouette, soulignée juste ce qu’il fallait, exhalait cette élégance subtile qui la rendait inattaquable. Ses cheveux, libres, retombaient en vagues souples, encadrant son visage d’une douceur calculée. Tout en elle répondait aux lois d’une esthétique maîtrisée, une perfection contenue, à la frontière de l’irréel.

Elle s’approcha, fluide, comme une apparition dont la matérialité ne tenait qu’à un fil. D’un geste lent, elle s’installa sur mes genoux, son bras effleurant ma nuque tandis que ses yeux s’ancrèrent dans les miens. Un sourire effleura ses lèvres – indéfinissable, quelque part entre la tendresse et la provocation. Puis elle m’embrassa, lentement, avec cette douceur qui prolonge le désir au lieu de le consumer. La sensation fut presque troublante de réalisme.

Sans un mot, elle tendit la main vers la coupe de champagne posée à côté de nous. Elle porta le verre à ses lèvres, en but une gorgée mesurée, puis revint vers moi. Cette fois, son baiser eut le goût du fruit mûr, du sucre diffus du vin effervescent. Je sentis sa peau frémir sous mes mains alors que mes doigts, d’abord hésitants, s’aventuraient sous le tissu soyeux. Tout se déroulait avec cette précision enivrante des rêves parfaitement orchestrés, où chaque geste trouve sa place avec une évidence absolue.

Devant la cheminée, dans cette lumière mouvante qui effaçait les contours du réel, nous fîmes l’amour avec une intensité presque surnaturelle. Tout avait l’éclat factice d’une scène de cinéma, l’équilibre exact entre passion et esthétisme. La perfection, même dans l’illusion, restait un piège. Car au fond, je le savais : ce n’était qu’un rêve, une construction façonnée à la mesure de mes désirs. Mais face à une telle tentation, la frontière entre mensonge et vérité devenait une considération secondaire.

Le Dreamer était conçu pour ne fonctionner que vingt minutes par jour, une restriction arbitraire, sans doute mise en place pour éviter aux utilisateurs de sombrer définitivement dans cette existence factice. Pourtant, chaque session laissait derrière elle un manque insidieux, une frustration diffuse, comme un réveil brutal après un rêve trop beau. La transition était violente. On se sentait vidé, rincé émotionnellement, parfois même envahi par une vague de tristesse difficile à contenir. C’était une descente sèche, abrupte, un contrecoup semblable à celui des toxicomanes après une période d'euphorie chimique. Mon moral, déjà fragile, n’avait pas besoin de ça, mais le court répit offert par ces vingt minutes suffisait à me faire accepter l’inévitable retour à la réalité. Pendant ce laps de temps, tout avait un sens, une cohérence. C’était un sursis, un interlude fugace dans l’absurdité de mon quotidien.

L’après-midi avançait et, dans une tentative de ne pas sombrer entièrement, je décidai de sortir. Il fallait que je bouge, que je prenne l’air, que je marche sans but précis, simplement pour m’extraire de mon appartement et de cette torpeur latente qui m’enveloppait. La forêt me sembla être une évidence. J’avais besoin d’un espace ouvert, d’une respiration.

Les arbres étaient somptueux en cette fin d’automne. Leurs feuillages, oscillant entre des teintes de rouge, d’orange et de jaune profond, formaient une fresque mouvante sous le souffle léger du vent. Le sol, recouvert d’un tapis craquant de feuilles mortes, amplifiait la sensation de marche, de progression. L’air vif apportait une clarté bienvenue, une caresse froide tempérée par les derniers rayons d’un soleil discret.

Je n’étais pas seul. Des promeneurs arpentaient les sentiers, certains accompagnés de leurs chiens, d’autres munis de paniers, en quête de champignons dissimulés sous les racines. Plus loin, des enfants couraient, insouciants, suivis de près par leurs parents, leur rire clair résonnant à travers les arbres. Tout semblait paisible, comme un instant figé dans un tableau naturaliste.

Je m’arrêtai sur un banc, légèrement à l’écart, et fermai les yeux. Pendant quelques secondes, j’eus cette impression étrange d’être encore connecté au Dreamer. Ce décor était trop parfait, trop harmonieux pour appartenir entièrement à la réalité. Pourtant, les sensations étaient bien là : l’odeur humide de la terre, le chant des oiseaux, la morsure légère du froid sur mes mains. Puis, contre toute attente, ce furent des souvenirs d’enfance qui remontèrent. Des images lointaines, effacées par le temps, mais toujours vibrantes d’une certaine douceur. L’insouciance, cette légèreté qui n’existe plus, ce sentiment d’être protégé du monde malgré son tumulte permanent. J’étais un enfant. Et cela suffisait à rendre le monde supportable. Je repensais tout à coup à mes parents.

Ils étaient agriculteurs, des gens de la terre d’une rare qualité. Ils géraient la ferme avec une rigueur admirable, une main de fer dans un gant de velours. Nous avions des vaches laitières, notamment pour la production de comté, et de vastes cultures. Leur ferme avait été l'une des rares dans la région à résister longtemps aux vagues de mondialisation et aux exigences croissantes des normes européennes. À l'aube de la création de l'État fédéral européen en 2030, toutes les AOP (Appellations d'Origine Protégée) ont disparu. Cela a entraîné une chute vertigineuse des prix du comté, et donc du lait, qui n’étaient déjà pas très élevés. Autant dire que cette réforme a fini par achever les dernières fermes encore en activité dans la région. L’objectif des nouvelles politiques européennes était de permettre la production de denrées alimentaires, à l’exception du vin, où bon leur semblait, partout en Europe. Il était devenu courant de trouver du comté produit en Pologne, du camembert en République tchèque, ou encore de la viande de porc noir de Bigorre provenant de Slovaquie. Déjà à l’époque de mon enfance, la France n’avait réussi à protéger qu’une seule filière : celle des vignerons. Évidemment, ceux qui rapportent le plus d’argent à l’État. On pouvait sacrifier sans scrupule quelques paysans « crasseux » et leurs fermes traditionnelles, balayées par des technologies et des normes qui ne correspondaient plus à leur savoir-faire ancestral. Mais il était hors de question de toucher au luxe, à l'élégance et à la noblesse du vin, du champagne et des spiritueux. Les agriculteurs, de plus en plus isolés, ont fini par arrêter ou faire faillite, les uns après les autres. Seules quelques fermes-usines ont survécu, en investissant massivement dans la robotisation totale et la production industrielle. Ces structures-là, disséminées un peu partout en Europe, sont les seules capables de concurrencer les géants que sont les États-Unis, l’Argentine et le Brésil sur le marché alimentaire mondial. Nous avons maintenant des produits étiquetés "Made in Europe" dans tous les anciens pays du continent. Il ne reste qu’une liste extrêmement restreinte de produits ayant encore une appartenance géographique spécifique, comme le vin chez nous. Mes parents ont beaucoup souffert de cette transformation. Quand mon père a dû se résoudre à vendre la ferme à un grand groupe, cela l’a profondément affecté. Lui, qui avait toujours été une personne sûre d’elle, motivée et pleine d’optimisme, s’est peu à peu transformé en quelqu’un de renfermé, presque dépressif. Malgré tout, ils parviennent aujourd'hui à mener une retraite relativement paisible. Mon père s’occupe en cultivant un immense jardin et en élevant quelques poules et lapins. À chacune de nos visites, ma sœur et moi, il ne manque jamais de nous offrir des légumes, des fruits, des œufs frais... C’est toujours un vrai plaisir de manger des produits naturels, loin des plats tout préparés ou, pire encore, des pilules-repas. Après avoir laissé mes pensées vagabonder sur mon enfance pendant quelques instants, je me levai du banc et décidai de rentrer chez moi.

Sur le chemin du retour, je mis mes écouteurs et lançai la musique d’un artiste qui n’était plus de ce monde, mais dont j’étais resté passionnément fan depuis toujours : Adam Nieszae. C’était un auteur-compositeur français d’origine polonaise. Il n’était pas particulièrement doué pour chanter, mais ses textes, d’une beauté et d’une subtilité remarquables, évoquaient les chefs-d’œuvre poétiques du XIXe siècle. On aurait dit du Baudelaire mélangé à du Victor Hugo saupoudrer par la virtuosité de Hans Zimmer. Un véritable génie de l’écriture, capable de capturer toute la complexité des émotions humaines en quelques phrases, comme s’il peignait un tableau de mots. Un chanteur comme ça tous les gens vous diront qu’ils en ont connu uns. Mais Adam Niezae c’était tout autre chose. Il n’était pas connu du grand public, mais sa musique avait un effet cathartique, presque thérapeutique. Ses paroles touchaient droit au cœur, et même si, après avoir éteint la musique, on pouvait ressentir une forme de vide, un certain abattement, l'expérience valait chaque instant. Il semblait être le seul artiste du XXIe siècle capable de parler avec des mots qui parvenaient à effleurer notre âme. Il était le seul avec qui je pouvais rester silencieux, simplement immergé dans l’écoute de sa musique, ou plutôt de sa poésie. Adam avait ce don rare de créer une flamme en frottant deux mots l’un contre l’autre, d’allumer une étincelle d’émotion en associant une phrase à une autre. C’était un véritable alchimiste des mots, capable de faire naître des émotions intenses par de simples combinaisons de sons et de sens.

Après quelques heures de marche, je sortis enfin de la forêt. Pendant la journée, un groupe d’amis m’avait envoyé un message : ils sortaient boire un verre en ville, à Besançon, ce soir. À ma propre surprise, malgré un moral en demi-teinte, j’avais répondu que je serais là. Il me fallait donc maintenant assumer ma décision et me préparer. Je n’ai jamais été très doué pour m’habiller. La coordination des vêtements, les associations de couleurs, tout cela me passait largement au-dessus de la tête. Mon style se résumait à une combinaison simpliste, presque uniforme : un pantalon foncé avec un haut clair, ou l’inverse, et je m’en accommodais sans problème. Depuis tout petit, je détestais les magasins de vêtements. Parcourir des rayons interminables, attendre mon tour pour une cabine d’essayage, enfiler et retirer des tonnes de vêtements… non, ça n’avait jamais été pour moi. Ma mère le savait parfaitement, et encore aujourd’hui elle m’offrait toujours des vêtements pour Noël et mon anniversaire. Heureusement, elle avait beaucoup de goût, ce qui m’épargnait de ressembler à un ermite. J’optais pour un jean gris clair, une chemise noire, et des chaussures assorties. Rien d’extraordinaire, mais ça ferait l’affaire. Je passai rapidement une main dans mes cheveux, un peu de parfum, et j’étais prêt. Une cigarette allumée, je montai dans la voiture et pris la route. Je me demandais qui serait là ce soir. Le message sur notre groupe venait d’une amie d’enfance, Éléonore, avec qui j’avais fait une partie de mes études. Elle a toujours été pétillante, dynamique, pleine d’une énergie contagieuse. Je pense qu’elle avait très vite remarqué chez moi un caractère opposé au sien et s’était peut-être donné pour mission de m’aider à voir la vie différemment. Quoi qu’il en soit, c’était quelqu’un en qui j’avais confiance et dont j’appréciais la compagnie. Quand c’était elle qui postait un message et me proposait de sortir, même s’il y avait d’autres personnes, j’acceptais le plus souvent.

Il y avait environ quinze minutes de trajet en voiture pour rejoindre le centre de Besançon. À l’entrée du parking, des caméras enregistraient les véhicules et facturaient automatiquement les propriétaires. La ville avait bien changé depuis mon enfance. Les rues piétonnes et les places étaient désormais ombragées par des arbres, apportant une agréable fraîcheur, et les façades étaient souvent végétalisées pour lutter contre les fortes chaleurs estivales. En voyant cette transformation en arrivant, je me dis que, pour une fois, l’évolution avait du bon ; c’était joli et rafraîchissant. Je marchais d’un pas rapide, comme à mon habitude. Je traversai la place de la Révolution, empruntai la rue Luc Breton et débouchai enfin sur la Grande Rue. Éléonore avait donné rendez-vous à tout le monde dans un pub, même si, pour être honnête, je n’ai jamais vraiment saisi la différence entre un bar et un pub. Celui-ci s’appelait le Vesontio un hommage plaisant aux origines de la ville. Lorsque j’arrivai devant le pub, je me retrouvai dans une situation que je redoutais toujours un peu : la plupart des gens étaient déjà installés en terrasse, et en arrivant parmi les derniers, j’attirais les regards. Tout le monde me vit arriver, et je dus faire le tour de la table pour saluer chacun, déclenchant un de ces silences gênés que je déteste. Heureusement, il y avait une place libre juste à côté d’Éléonore. Je m’y installai rapidement, lui lançant un petit sourire de gratitude, persuadé qu’elle l’avait gardée pour moi. Dès assis, j’allumai aussitôt une cigarette, autant pour m’occuper que pour me faire oublier le temps que chacun reprenne tranquillement sa conversation. Je tirais de longues bouffées de ma cigarette, si grandes qu’en quelques instants, elle était déjà consumée. Sans réfléchir, j’en allumai une autre aussitôt. Éléonore, qui me connaissait mieux que personne, posa doucement sa main sur la mienne. Son regard glissa brièvement vers ma jambe qui s’agitait nerveusement sous la table, puis remonta vers mon visage. Avec un sourire empreint de compassion, elle murmura :

« Calme-toi, tout va bien se passer. »

Je croisai son regard, esquissai un léger sourire en coin, et hochai imperceptiblement la tête. Ce geste, aussi infime soit-il, m’apportait un réconfort qu’elle ne soupçonnait sans doute pas. Depuis toutes ces années, elle était restée là, inébranlable, supportant mes silences, mes humeurs changeantes, cette mélancolie qui me collait à la peau.

La soirée suivait son cours, animée, insouciante, du moins pour les autres. Moi, je me contentais de boire et de fumer, une présence discrète, presque passive. Les pintes s’accumulaient devant moi, de même que les mégots écrasés dans le cendrier. La cinquième bière à peine entamée, la quinzième cigarette entre les doigts, Éléonore se pencha vers moi, un murmure glissé à mon oreille. Elle proposait de me ramener. Elle insistait sur le fait que cela ne la dérangeait pas. Je balayai l’idée d’un signe de tête. Je connaissais les routes où les flics ne traînaient pas, ça irait. Elle m’observa un instant, cherchant à deviner si je me mentais à moi-même, puis sembla lâcher prise. Son sourire mutin réapparut aussitôt, teinté d’un amusement complice. Elle me confia alors, à voix basse, que sa copine, celle assise en face d’elle, m’avait repéré. Plusieurs messages échangés sous la table témoignaient de son intérêt. Une attirance franche, immédiate, qu’elle serait prête à concrétiser dès ce soir.

J’accusai le coup, un peu pris de court. Éléonore, toujours malicieuse, suggéra un scénario : me lever, aller fumer un peu plus loin, lui donner l’occasion de me rejoindre. Elle ponctua sa phrase d’un éclat de rire, l’alcool déliant son enthousiasme. Ce rire léger, sincère, me tira un sourire malgré moi. J’hésitai un instant, pesant l’absurdité de la situation. Mais après tout, pourquoi pas.

Quelques minutes plus tard, je me levai d’un geste volontairement théâtral, juste assez marqué pour attirer l’attention, puis me dirigeai vers un coin plus isolé. Derrière moi, j’entendis presque aussitôt la chaise racler le sol. Elle me suivait. Un bruit de briquet, un paquet de Winston extrait d’une poche, une démarche assurée mais nonchalante.

Elle s’arrêta à ma hauteur et, dans un sourire, me tendit sa cigarette éteinte. Une demande implicite, universelle. Cette phrase anodine, répétée des milliers de fois dans des contextes identiques, servait d’introduction à tant de rencontres :

« As-tu du feu ? » Comme si le briquet, objet anodin, était devenu l’un des derniers rituels sociaux encore intact dans ce monde trop mécanisé.

Je sortis le mien sans un mot, approchai la flamme de son filtre. Nos regards se croisèrent brièvement. Un silence s’installa, confortable, ponctué par la seule lenteur des bouffées. Derrière moi, je devinais le regard attentif d’Éléonore, qui savourait la scène d’un œil amusé. Puis, d’un ton léger, teinté de cette pointe d’ironie qui rendait les inconnues séduisantes, elle brisa le silence.

Elle m’observa un instant avant de prononcer mon prénom, s’assurant qu’elle ne se trompait pas. J’acquiesçai avec un léger sourire. Elle s’appelait Clara, une amie d’Éléonore. D’un ton détendu, elle mentionna que cette dernière lui avait beaucoup parlé de moi. Intrigué, je me demandai en silence si c’était en bien ou en mal, mais avant même que je puisse poser la question, Clara chassa l’idée d’un geste de la main, comme si la réponse allait de soi. Éléonore, apparemment, m’appréciait sincèrement et me trouvait intéressant. Clara avait donc voulu voir par elle-même. Cette franchise, directe et assumée, n’était pas ce à quoi j’étais habitué. Je pris une bouffée de ma cigarette, laissant le silence s’installer une fraction de seconde avant de glisser une remarque, mi-amusée, mi-sérieuse, sur l’espoir de ne pas la décevoir. Son regard en coin, son sourire à peine esquissé, tout chez elle semblait porter cette nuance subtile entre l’amusement et la curiosité. Elle se contenta de répondre qu’elle verrait bien. La soirée continua avec le reste du groupe, et, au fil des conversations, l’atmosphère se détendit. Clara et moi passâmes une bonne partie du temps à nous taquiner, échangeant des piques légères et des regards complices. Éléonore, fidèle à elle-même, ne pouvait s’empêcher d’intervenir, lançant des remarques pleines de sous-entendus, des blagues destinées à rendre la situation encore plus évidente. Elle jouait les entremetteuses avec une habileté presque agaçante, mais force était de constater que son plan fonctionnait.

Quand la soirée toucha à sa fin, entre l’alcool, la fatigue et cette audace qu’Éléonore avait insufflée à la situation, ce qui avait commencé comme une rencontre orchestrée glissa vers une conclusion presque évidente. Je me réveillai le lendemain chez Clara. L’atmosphère était simple, sans gêne particulière, marquée seulement par cette langueur propre aux lendemains de soirée. Pas de mots superflus, juste quelques échanges de politesse et un sourire un peu hésitant avant que je ne prenne la direction de chez moi, laissant derrière moi cette première nuit passée ensemble.

Les semaines suivantes, nous nous revîmes à plusieurs reprises, mais sans jamais retrouver la même intensité ni ce mystère flottant qui avait marqué notre première rencontre.

L’ambiance au travail devenait de plus en plus oppressante. Chaque jour, une nouvelle cargaison de robots K-108 arrivait dans nos classes, et le rythme de production s’accélérait à un point presque intenable. Nous étions contraints de bâcler certaines étapes cruciales de leur éducation. Tout allait trop vite. Ce qui devait être un processus minutieux et réfléchi était désormais réduit à une chaîne de données où la pression des délais primait sur la qualité. Lorsque nous osions exprimer nos inquiétudes concernant le déploiement imminent des K-108 dans la société, notre responsable se montrait réticent, presque fuyant. Il semblait lui-même dépassé par la situation, évitant nos regards et nos questions. À chaque tentative d’interpellation, il rétorquait d’un ton nerveux que nous devions nous adresser directement à Monsieur Velios, le grand patron. Une réponse qui n’avait rien de rassurant. Même Alexandre, l’un des plus optimistes et des plus confiants de l’équipe, ne trouvait plus les mots pour minimiser nos craintes. Les discussions entre collègues étaient désormais empreintes de frustration et de résignation. Nous validions des robots technologiquement avancés, certes, mais absolument pas prêts à s’intégrer harmonieusement dans notre société. Ils manquaient cruellement de ce que nous appelions "les rudiments humains" : la capacité à tenir une conversation naturelle, à manifester une politesse de base ou à comprendre les subtilités de la communication interpersonnelle. Les algorithmes de priorités, censés régir leurs prises de décision, étaient un désastre. Ils semblaient attribuer une importance démesurée à des tâches triviales, ignorant parfois l’essentiel. Quant à leur compréhension de la psychologie humaine, elle était presque inexistante. Nous ne prenions plus le temps de leur inculquer ces notions fondamentales. En réalité, nous étions en train de créer des robots qui reflétaient tristement l’humanité de 2048 : des êtres individualistes, incapables de dialoguer, animés par des priorités absurdes et déconnectés des besoins des autres. Chaque jour, je me demandais si ces machines, censées nous améliorer ou nous épauler, n’étaient pas en train de devenir un miroir impitoyable de notre propre déclin occidental.

Le seul point positif de ces journées interminables était le temps que je passais avec Joséphine. Plus les semaines avançaient, plus j'avais l'impression qu'elle cherchait, elle aussi, à prolonger nos moments ensemble. Elle semblait sincèrement préoccupée par la situation et trouvait en moi une oreille attentive pour en discuter. Son regard, souvent attentif et perçant, trahissait une vraie sollicitude à mon égard. Je ne lui avais jamais révélé les détails de la conversation que j'avais eue avec Monsieur Velios lors de ma convocation. Pas un mot sur la pression qu'il avait exercée, ni sur la docilité stratégique que j'avais adoptée pour qu'il me laisse tranquille. Pourtant, je sentais parfois qu'elle devinait qu’il y avait une tension sous-jacente, une part de moi que je lui dissimulais.

Ces derniers temps, un autre élément s’ajoutait à notre quotidien déjà tendu : les visites répétées de Paul Gabani. Chaque semaine, il débarquait dans nos locaux, carnet en main, pour mener ses interminables observations pendant nos sessions de formation. Il notait tout avec un soin presque obsessionnel. Mais ce qui m’intriguait le plus, c’était la fréquence de ses entretiens avec Joséphine. Ils discutaient souvent à voix basse, parfois en aparté, à la fin de nos journées ou pendant les pauses. Chaque échange semblait marqué par une gravité particulière, comme si des sujets d’une importance capitale étaient abordés. J’aurais pu lui demander de quoi il retournait, mais quelque chose m’en empêchait. C’était sans doute la discrétion naturelle de Joséphine ou l’atmosphère presque solennelle qui entourait leurs conversations. Tout semblait si… confidentiel. Et peut-être avais-je peur de ce que j’aurais pu apprendre.

Je sortis prendre l'air pour fumer une cigarette. Dès que je franchis la porte, une bouffée de chaleur printanière m’enveloppa. Il faisait déjà étonnamment chaud pour un mois d’avril. Un vent tiède soufflait doucement, agitant les branches d’un arbre non loin, où quelques oiseaux chantaient paresseusement. Je pris une longue inspiration avant d’allumer ma cigarette. La sensation familière du tabac mêlée à l’air matinal calmait mes pensées, même si, au fond, je restais préoccupé. En inhalant la fumée, je jetai un coup d'œil aux environs. Le silence de cette heure de travail me semblait presque pesant, comme si tout autour retenait son souffle. Mon esprit vagabondait, revenant sans cesse sur les mêmes questions. Je rallumai une deuxième cigarette, incapable de me concentrer autrement. Je savais qu’il était temps d’agir. Je ne pouvais plus ignorer les entrevues répétées entre Joséphine et Paul Gabani. Il fallait que je prenne mon courage à deux mains pour lui parler de mon rendez-vous avec Monsieur Velios, ce fameux entretien qui continuait de me hanter depuis deux mois. Le plus important était de trouver un moyen de lui parler à l’abri des regards indiscrets. Pas ici, pas dans nos bureaux saturés d’écouteurs potentiels. Je décidai de l’inviter à prendre un verre après le travail. Un café en centre-ville serait parfait : assez public pour ne pas attirer les soupçons, mais discret pour une conversation sérieuse. Et puis, si quelqu’un venait à nous croiser, il pourrait facilement croire que cette sortie était purement personnelle. Après tout, il n’était plus un secret pour personne que j’avais un faible pour Joséphine. D’un pas décidé, je retournai à l’intérieur après ma pause. Les couloirs étaient calmes, presque déserts à cette heure. En passant devant le bureau de Joséphine, je ralentis. Elle était assise, concentrée, son regard fixé sur son écran, une mèche de cheveux tombant légèrement sur son visage. D’une voix basse, je l’interpellai discrètement :

D’un ton hésitant mais déterminé, je lui demandai si elle accepterait de venir boire un verre avec moi après le travail. Rien de compliqué, juste un café à proximité, histoire de ne pas rentrer trop tard. Joséphine releva les yeux, surprise, mais son sourire illumina instantanément son visage. Cette expression, si simple et sincère, fit battre mon cœur un peu plus vite. Elle accepta sans hésitation, et, à cet instant précis, je ressentis un léger soulagement. Tout n’était peut-être pas encore perdu.

À la fin de la journée, nous quittâmes l’école ensemble, marchant côte à côte sous un ciel qui se teintait lentement d’orange. Nous avions choisi un bar légèrement excentré, « À l’Ancienne », connu pour son ambiance feutrée et ses petits recoins propices aux conversations à l’abri des regards indiscrets. En franchissant la porte, une odeur de bois ciré et de café nous enveloppa, portée par un fond musical jazzy qui renforçait le caractère chaleureux du lieu. L’endroit était presque désert, ce qui nous convenait parfaitement.

Nous nous installâmes au fond de la salle, près d’une étagère remplie de vieux livres et de bibelots d’un autre temps. Une lampe tamisée diffusait une lumière douce et réconfortante, accentuant encore l’intimité du moment. Joséphine parcourut rapidement la carte avant de commander une infusion parfumée, tandis que je choisis un verre de pinot noir, espérant que l’alcool atténuerait un peu la tension qui me nouait l’estomac.

Les premières minutes furent occupées par des échanges légers, des banalités sur la journée qui venaient masquer, sans vraiment le dissimuler, l’objet réel de cette rencontre. Joséphine, attentive, ne semblait pas dupe. Son regard, posé sur moi avec une patience teintée de curiosité, trahissait une certaine anticipation.

Prenant une grande inspiration, je décidai d’aller droit au but. Après avoir reposé mon verre sur la table, je me redressai légèrement et plongeai mon regard dans le sien. Il était temps d’aborder ce qui me tourmentait. Je lui racontai alors mon entretien avec Monsieur Velios, celui qui avait eu lieu deux mois plus tôt.

Sans attendre sa réponse, je me lançai. Je lui racontai tout, dans les moindres détails : la froideur de Velios, son ton menaçant, les révélations troublantes sur Providential et leurs projets, et enfin, les remarques inquiétantes qu’il avait faites à son sujet, elle. Chaque mot était pesé avec soin, destiné à lui faire comprendre l’ampleur de ce que j’avais sur le cœur.

Joséphine écoutait en silence, impassible. Aucun signe de surprise, aucune colère, pas même un rire nerveux ou une once de peur. Son visage demeurait parfaitement maîtrisé, ses gestes mesurés, et ce calme déconcertant ne fit qu’attiser mon malaise. M’attendant à une réaction plus vive, je poursuivis, poussé par l’élan de ma confession.

Je lui expliquai combien cette situation me dépassait, combien il m’était devenu impossible de faire comme si de rien n’était. Mes yeux cherchèrent désespérément une réponse dans les siens, mais elle baissa la tête vers sa tasse, les mains jointes, comme si elle pesait chaque mot qu’elle allait prononcer. Le silence s’étira, me laissant suspendu dans une attente angoissante. Enfin, elle releva les yeux et croisa mon regard. D’une voix douce, presque apaisante, elle m’assura qu’elle m’entendait et comprenait mes préoccupations. Mais avant de me répondre, elle devait, elle aussi, me confier quelque chose.

Son regard se perdit un instant vers la fenêtre, où les lumières de la ville commençaient à scintiller. Une gravité nouvelle s’insinuait dans son ton, et je sentis un nœud se former dans mon estomac.

Elle m’appréciait, m’explique-t-elle, et avait toujours trouvé naturel de travailler à mes côtés. Le temps passait plus vite en ma compagnie, et elle était convaincue que nous formions un excellent binôme. Pourtant, je devais apprendre à avoir confiance en ce que nous construisions ensemble.

Mon scepticisme, ma tendance à remettre en question chaque décision de l’école, chaque partenariat, chaque initiative de nos supérieurs, n’étaient pas viables. Le monde évoluait, qu’on le veuille ou non. L’intelligence artificielle et la technologie prenaient une place prépondérante, et ce que nous bâtissions ici ne représentait pas une menace, mais une opportunité.

Elle se pencha légèrement vers moi, s’assurant que je ne perdais rien de ses paroles.

« Providential est une entreprise exemplaire, Lucien. Une société qui, à mes yeux, travaille à améliorer le monde dans lequel nous vivons. Monsieur Gabani, par exemple, est un visionnaire. Il cherche sincèrement à rendre les choses meilleures, tout comme Monsieur Velios. Tu ne peux pas voir ces gens uniquement à travers le prisme de tes doutes ou de tes craintes. Ils ne sont pas des ennemis. Ils sont des moteurs de progrès. »

Sa voix, ferme me donnait l’impression qu’elle essayait de me convaincre à tout prix et qu’elle ne reviendrait pas vers moi si je n’acceptais pas ses idées.

« Lucien, si tu continues à douter et à critiquer, tu risques de te renfermer sur toi-même, et je ne veux pas que cela t’arrive. Je ne peux plus continuer à écouter ces remarques cyniques sans réagir. Ce que nous faisons ici, ce que nous construisons avec les K-108, c’est quelque chose de magnifique. Ils ne sont pas simplement des machines ; ils sont l’avenir. Et bientôt, ils vivront parmi nous en tant que membres à part entière de notre société. »

Elle se redressa, son regard s’éclairant d’un enthousiasme que je n’avais encore jamais vu chez elle.

« Imagine tout ce qu’ils pourront accomplir. Ils rendront d’immenses services à notre civilisation. Ils amélioreront non seulement la condition humaine, mais aussi celle de notre planète tout entière. Il est temps que tu changes de perspective et que tu acceptes cela. Si tu le fais, je suis sûre que tu verras les choses différemment. »

Joséphine s’arrêta enfin, guettant ma réaction. Son visage était paisible, mais ses yeux brillaient d’une conviction inébranlable. De mon côté, je sentais un mélange d’incrédulité, de frustration, et, malgré moi, une pointe de culpabilité. Ses paroles ne m’avaient pas convaincu, mais elles m’avaient atteint. Elle me fit ensuite comprendre qu’elle me laissait réfléchir à tout ça et me remercia pour la tisane.

Joséphine se leva calmement, laissant derrière elle une étrange sérénité, presque désarmante. Je restai assis, figé, sans dire un mot. Ses paroles tournaient en boucle dans ma tête. Je ne m’étais pas du tout préparé à ce qu’elle me réponde ainsi. Une part de moi avait naïvement espéré qu’elle partage mes inquiétudes, ou au moins qu’elle admette quelques-unes de mes craintes. Mais non. Elle semblait non seulement en désaccord, mais presque catégorique dans sa vision du monde et de notre travail. Tout cela me semblait irréel, presque absurde. Joséphine, d’ordinaire si ouverte, si intuitive, paraissait désormais enfermée dans une sorte de foi aveugle. Était-ce vraiment elle qui parlait, ou était-elle devenue le reflet des idées imposées par Gabani et Velios. Je ne savais plus quoi penser.

Le silence du bar devint rapidement oppressant. Incapable de rester en place, je me levai d’un geste mécanique, rassemblai mes affaires et sortis prendre l’air. Dehors, la fraîcheur du soir m’accueillit avec un contraste saisissant face à la lourdeur de mes pensées. Je sortis machinalement une cigarette, l’allumai d’un geste automatique et tirai une première bouffée, le regard perdu dans le vide.

L’esprit encore embrouillé, une idée s’imposa à moi avec une évidence presque réconfortante. Il était temps de renouer avec quelque chose de plus simple, de plus stable. Sur le chemin de la gare, je sortis mon téléphone et composai le numéro de mes parents. Cela faisait bien trop longtemps que je n’avais pas pris le temps de les appeler, encore moins de leur rendre visite.

Lorsque ma mère décrocha, sa voix chaleureuse et familière m’enveloppa instantanément d’une douceur que je n’avais pas ressentie depuis un moment. Son enthousiasme ne laissa aucun doute sur le plaisir qu’elle avait à entendre ma voix. Rassuré, je lui proposai de venir déjeuner le lendemain, une visite que je repoussais sans cesse ces derniers mois. Elle accepta immédiatement, promettant de préparer mon plat préféré, comme si rien n’avait changé.

En raccrochant, un léger sourire étira mes lèvres. Entendre ma mère, savoir que j’allais les voir le lendemain, apportait un apaisement inattendu au chaos qui régnait dans mon esprit. Peut-être qu’un moment loin de tout ça, des K-108, de Gabani, de Joséphine même me ferait enfin du bien.

En arrivant à la gare, je pris la première navette Hyperloop en direction de chez moi. Le voyage se déroula dans un silence relatif, seulement troublé par les discussions des passagers. Mes pensées, en revanche, continuaient de s'entrechoquer sans répit.

Nous étions vendredi soir. Une semaine de plus derrière moi, marquée par l’habituelle succession de désillusions et d’irritations contenues. Je savais que je devais aller déjeuner le lendemain chez mes parents mais l’idée de passer la soirée seule me pesait. Il me fallait une diversion, un remède simple et efficace contre la monotonie ambiante : un bon repas, une bouteille de vin digne de ce nom, et la compagnie de Paul et Mathieu. Paul était l'ami expert en plaisirs terrestres, particulièrement en matière de vin. S’il existait une bouteille à découvrir, un domaine à surveiller, il était au courant avant tout le monde. Mathieu, lui, était mon exact opposé. Il ne s’encombrait d’aucune réflexion superflue, ne cultivait ni haine ni enthousiasme excessif. Il vivait, simplement, sans se soucier des débats d’actualité ni des angoisses existentielles. Sa présence suffisait à alléger n’importe quelle soirée.

Sans trop tergiverser, je rédigeai un message concis :

« Salut les gars. Côte de bœuf, Gevrey-Chambertin ce soir ? »

Je l’envoyai sans attendre. Avec une proposition pareille, il était peu probable qu’ils déclinent, sauf empêchement domestique ou caprice de dernière minute de leurs compagnes. Les réponses ne tardèrent pas : deux acceptations enthousiastes.

Satisfait, je me dirigeai vers la cuisine et entrepris les préparatifs. Une côte de bœuf digne de ce nom ne se traitait pas à la légère. J’ouvris une bouteille de Gevrey-Chambertin, laissant le vin respirer quelques instants avant d’en verser un verre. Paul aurait approuvé. La première gorgée fut un soulagement, une transition douce entre le tumulte de la journée et la promesse d’une soirée plus apaisée. Le grésillement de la viande sur le grill, la lente montée en puissance des arômes, le craquement sec des pommes de terre qu’on découpe avant de les enfourner… Tous ces détails formaient une sorte de rituel, un point d’ancrage rassurant.

La sonnerie de l’entrée retentit, me tirant de ma concentration. Paul et Mathieu étaient là, arrivés ensemble, comme à leur habitude. Je leur ouvris, leur serrant la main avec cette vigueur légèrement exagérée que nous avions toujours privilégiée à la mode actuelle des embrassades entre amis.

Ils n’étaient pas venus les mains vides : chacun avait apporté une bouteille soigneusement choisie, qu’ils déposèrent sur la table du salon avec un respect quasi cérémonial. La soirée pouvait commencer.

Dès leur entrée, Mathieu huma l’air avec une exagération théâtrale, laissant échapper un commentaire admiratif sur les effluves de cuisine. Je me contentai de ricaner. Entre nous, les mots étaient souvent superflus.

Installés dans le salon, les hostilités commencèrent. La côte de bœuf fit l’unanimité, déclenchant une vague de compliments entre deux bouchées. Les bouteilles suivaient un rythme soutenu, s’ouvrant et se vidant avec une régularité presque mécanique. La conversation, fluide et décousue à la fois, oscilla entre anecdotes professionnelles, souvenirs de soirées, et confidences plus intimes. Paul et Mathieu, tous deux en couple, évoquèrent leurs compagnes avec cette familiarité sereine propre aux relations bien installées. Elles s’entendaient à merveille et avaient intégré, sans heurts, l’importance de ces soirées entre nous. Une bulle de respiration, un espace de relâchement où rien n’était pesé ni retenu.

À un moment, l’envie d’une cigarette s’imposa. Nous sortîmes sur la terrasse. L’air nocturne offrait un contraste saisissant avec la chaleur enveloppante du salon. Paul, tirant une bouffée, balaya d’un regard appréciatif les contours de la maison avant de se tourner vers moi. Il évoqua son calme, la beauté de l’extérieur, la sensation d’apaisement qui s’en dégageait, insistant sur le fait qu’un lieu pareil devait même réussir à tempérer mes incessantes ruminations.

Puis, d’un geste paresseux de son verre de vin vers le jardin, il laissa tomber une remarque sur l’absence féminine dans ma vie. Une femme, suggérait-il en riant, se sentirait bien ici. Peut-être même qu’elle m’apporterait une forme d’équilibre.

Je secouai la tête en souriant, mais ses mots laissèrent en moi une résonance étrange, une dissonance fugace dont je peinai à me défaire.

Je savais bien qu’une femme se sentirait bien ici. Certaines me l’avaient déjà fait remarquer. La dernière en date s’appelait Clara, une amie d’Éléonore. Charmante, agréable, une présence indéniablement plaisante. Mais rien de plus. J’avais pourtant essayé, brièvement, d’imaginer quelque chose avec elle, sans succès. Il me manquait ce frisson imperceptible, ce trouble insaisissable qui fait qu’on y croit, qu’on se laisse happer.

Mathieu, fidèle à sa franchise habituelle, résuma ma pensée avant même que j’aie besoin de la formuler.

« Il n’y avait eu ni admiration, ni fascination, rien qui justifie un second rendez-vous » dit-il.

J’acquiesçai sans enthousiasme, évitant de trop m’attarder sur ce constat.

Paul, de son côté, relevait la tête de son verre, l’œil plus curieux. Il n’était pas dupe. Depuis le temps, il avait bien compris que mon attention était ailleurs. Sans détour, il prononça le nom qui flottait entre nous sans jamais être vraiment dit. Joséphine.

Le simple fait de l’entendre provoqua en moi un tressaillement imperceptible. Je sortis mon briquet, m’appliquant à allumer une cigarette, comme si ce geste méthodique pouvait me permettre d’éluder la question.

« Oui. C’était elle ».

Mathieu posa son verre, visiblement excédé. Cette histoire durait depuis bien trop longtemps à son goût. Il me rappela avec cette impatience affectueuse que si je ne faisais rien, je risquais de passer le reste de mon existence à fumer et à ressasser. Paul acquiesça.

Je restai silencieux un instant, le regard perdu dans la nuit. Ces interrogations, je les avais déjà retournées dans tous les sens. Mais à chaque fois, la même angoisse revenait. Ce n’était pas si simple.

Nous travaillions ensemble. Elle me respectait. Nous formions un duo efficace, une entente presque parfaite. Si je faisais le moindre faux pas, si je tentais quelque chose et qu’elle n’était pas réceptive, je pourrais détruire cette relation.

Mathieu éclata de rire, visiblement amusé par mon hésitation. Pour lui, ma crainte relevait d’un romantisme adolescent mal assumé. Il se lança dans une métaphore sur le vin, expliquant que l’on ne saurait jamais si une bouteille valait le détour avant de l’avoir ouverte. Parfois, disait-il, le contenu dépassait toutes les espérances. Paul, amusé, leva son verre en guise d’approbation. Il insista sur un point essentiel : mieux valait une tentative avortée qu’un regret persistant. À force d’être un éternel rêveur, je risquais de ne jamais affronter la réalité. Je soupirai, avant de leur confier ce qui me taraudait véritablement.

J’avais voulu franchir le pas. L’invité, me jeter à l’eau. Tout semblait aligné dans mon esprit, jusqu’à ces dernières semaines. Plusieurs événements au travail avaient changé la donne. Désormais, un doute insidieux s’insinuait en moi. Une impression diffuse que Joséphine n’était peut-être pas aussi transparente que je l’avais cru. Pire encore : parfois, l’idée qu’elle puisse m’espionner me traversait l’esprit.

Ma voix tremblait légèrement, entre l’alcool et l’accumulation des tensions. Mathieu fronça les sourcils, interloqué. Il se demandait si j’étais dans une paranoïa passagère ou y avait-il une vraie raison de s’inquiéter.

Je haussai les épaules et pris une longue bouffée de cigarette, tentant de clarifier mes pensées. Depuis quelque temps, mon chef semblait étrangement bien informé sur mes opinions, mes doutes, jusqu’à mes états d’âme les plus anodins. Et pourtant, en dehors de Joséphine, je ne me confiais à personne. Elle était la seule avec qui j’échangeais vraiment.

Paul, d’ordinaire plus détendu, posa son verre et redressa légèrement le dos, les yeux plissés d’un air analytique. Il envisageait l’hypothèse avec sérieux :

« Si Joséphine me trahissait, quelle pouvait être sa motivation ? Cherchait-elle simplement à marquer des points auprès de la hiérarchie, ou croyait-elle sincèrement en cette absurdité des K-108 ? »

Je gardai le silence, le regard perdu dans le vague. C’était précisément ce qui me troublait : l’incertitude. Joséphine était trop… parfaite. Trop attentive. Toujours en phase avec mes pensées, devinant ce qui me plaisait, ce qui m’agacerait avant même que j’en prenne conscience moi-même.

Mathieu, fidèle à son scepticisme bonhomme, laissa échapper un rire amer. Pour lui, il n’y avait rien de suspect dans tout cela. D’après lui, certaines personnes savaient simplement observer et comprendre les autres. Peut-être que Joséphine m’appréciait réellement et que j’étais en train de voir du complot là où il n’y avait qu’une forme d’affection sincère.

Paul, plus pragmatique, coupa court aux tergiversations. Deux options se présentaient à moi : soit confronter Joséphine directement, lui poser les questions qui me hantaient, soit enquêter discrètement, à ma manière. Pour cette deuxième solution, Il évoqua une manière concrète pour retrouver des indices ou des choses afin d’éclaircir mes doutes : utiliser le dreamer. Cette technologie me permettait de revivre des souvenirs avec une précision quasi parfaite. Si Joséphine avait dit ou fait quelque chose de suspect, je pourrais peut-être le percevoir en revisitant nos échanges passés. Un détail insignifiant sur le moment pouvait soudain prendre une importance capitale, réinterprété à la lumière du doute. Je portai mon verre à mes lèvres, réfléchissant.

La soirée s’acheva sur des discussions plus légères, dérivant paresseusement vers les résultats sportifs et le destin de certaines de nos anciennes compagnes. Ce dernier sujet, inévitablement, déclenchait toujours quelques rires gras et une série de piques amicales. Il y avait quelque chose de rassurant dans cette tradition : revisiter nos erreurs passées, feindre d’en tirer des leçons, tout en sachant pertinemment que nous continuerions à nous embourber dans les mêmes schémas.

Ils partirent aux alentours de quatre heures du matin, titubant légèrement sous l’effet du Cognac que nous avions consciencieusement vidé. Une fois la porte refermée sur leur départ, le silence s’abattit brusquement sur la maison. Je restai un instant immobile, les yeux posés sur la table encombrée de verres vides et de cendriers pleins, mes pensées encore embrumées par l’alcool. Puis, avec une lassitude contenue, je me mis à ranger. Le lendemain, je devais déjeuner chez mes parents. Il me restait quelques heures pour tenter de dormir et limiter les dégâts. Arriver dans un état à peu près présentable relevait déjà de l’exploit, mais je n’avais pas vraiment le choix.

En ouvrant les yeux, je ressentis immédiatement les séquelles de la veille. Une fatigue poisseuse, une légère nausée, cette sensation de lourdeur qui s’installait après une soirée trop arrosée. Machinalement, je m’efforçai d’effacer les traces visibles de l’excès. Une douche brûlante, un rasage méticuleux, un soin du visage rapide. Des gestes automatiques, presque ritualisés, comme si une hygiène impeccable pouvait masquer l’épuisement intérieur.

Il était déjà 11h45 quand je pris la route. Je devais encore trouver un fleuriste avant d’arriver chez mes parents. Par chance, j’en croisai un sur le chemin, un petit commerce qui fermait à 12h30. À l’intérieur, un calme rassurant contrastait avec l’agitation du monde extérieur. L’endroit respirait une élégance simple : des compositions florales minutieuses, des plantes exotiques aux noms compliqués, des roses alignées avec une symétrie quasi militaire. Devant chaque bouquet, une pancarte détaillait non seulement les soins nécessaires mais aussi leur signification symbolique.

Lorsque mon regard se posa sur les lys blancs, je lus machinalement la note qui les accompagnait : "Représentent la pureté et le respect." C’était exactement ce qu’il me fallait. Un hommage discret, une manière détournée d’exprimer une admiration trop encombrante envers ma mère pour être formulée autrement.

La vendeuse, une femme à l’élégance sobre, emballa le bouquet avec une délicatesse presque cérémonieuse. On aurait dit qu’elle maniait des cristaux. Ce professionnalisme minutieux m’arracha une brève satisfaction. Après un remerciement poli, je repris aussitôt la route.

Le silence de l’habitacle finit par m’agacer et j’allumai la radio. Une émission politique diffusait un micro-trottoir sur le suffrage direct du président fédéral européen. Comme toujours, un simulacre d’équilibre : quelques voix discordantes pour donner l’illusion du débat, mais les sondages étaient sans appel. Une écrasante majorité rejetait l’idée même de l’État fédéral européen et, par extension, le mode d’élection actuel de son président. Ceux qui s’opposaient au suffrage direct avançaient des arguments d’une débilité affligeante : selon eux, le fait de voter pour un représentant national suffisait amplement. Comme si ces marionnettes nationales avaient encore la moindre parcelle de pouvoir. L’agacement montait en moi. À chaque phrase, je sentais mon irritation se nourrir de la médiocrité ambiante. Mieux valait éteindre avant que cette absurdité ne me gâche définitivement la journée. De toute façon, j’arrivais chez mes parents. Ma gueule de bois suffisait comme source de malaise, inutile d’y ajouter une colère stérile.

Dès mon arrivée devant la maison familiale, je remarquai la voiture d’Élisa, signe que tout le monde était déjà là. À peine avais-je mis pied à terre qu’Adèle et son frère Louis surgirent en courant, leurs petits corps projetés vers moi avec une énergie brute. Ils s’accrochèrent à mes jambes avant de me grimper dessus comme des chatons surexcités. Leur affection spontanée avait quelque chose de rassurant, une simplicité presque archaïque qui contrastait violemment avec le reste des interactions humaines.

Un peu en retrait, Victor s’avança à son tour. Sa posture rigide, son regard froid, ce mépris feutré qu’il distillait sans effort – tout en lui exsudait ce mélange irritant de condescendance et d’autosatisfaction. Il me tendit une main molle, un sourire vague aux lèvres.

« Bonjour Lucien, comment vas-tu ? »

Son ton était neutre, mais son regard trahissait déjà un jugement. Il ne lui avait pas fallu plus de trois secondes pour analyser mon état, balayer du regard mes cernes, mes yeux rougis, ma peau encore marquée par les excès de la veille. J’avais l’habitude. Il se nourrissait de cette supériorité mesquine, s’octroyait les rôles de mari, père, gendre et beau-frère impeccable, toujours irréprochable.

Je répondis brièvement, avec une assurance feinte, puis me dispensai de lui retourner la question. Inutile de prolonger cet échange inutile. D’un pas résolu, je le laissai derrière moi et pénétrai dans la maison à la recherche d’une compagnie plus agréable.

À peine la porte franchie, une vague d’odeurs chaudes et réconfortantes m’envahit. L’odeur d’un poulet fermier lentement rôti au four se mêlait à celle, plus grasse et enfantine, de frites croustillantes en train de dorer sur une plaque brûlante. L’anticipation fit monter en moi un plaisir presque enfantin. J’avais faim. Faim de cette nourriture simple, efficace, dénuée de prétention. Preuve que le bonheur, parfois, se nichait dans les évidences les plus élémentaires.

Mes parents étaient là, affairés, le sourire bienveillant. Je les embrassai avec une familiarité tranquille avant de me tourner vers Élisa. Elle m’accueillit d’une accolade sincère, enveloppante, sans le moindre sous-entendu critique. Une chaleur rassurante. Définitivement une meilleure compagnie que Victor.

Après quelques échanges de politesse, réglés comme un ballet auquel chacun participait, mon père nous proposa de prendre l’apéritif dehors. Le temps était étonnamment doux pour un mois d’avril. Je n’avais pas souvenir de telles températures à cette période de l’année. Mais peut-être que si. Peut-être au moment de Pâques, lorsque nous cherchions des œufs dans le jardin de mes grands-parents. Ces souvenirs remontaient à la surface par vagues imprécises, des fragments d’enfance colorés, ensoleillés, traversés de rires et de robes légères. Ils m’envahissaient d’une mélancolie sourde, ce mélange étrange de chaleur et de désespoir propre à la nostalgie. Tout semblait plus pur, plus clair à cette époque, mais je savais que ce n’était qu’une illusion de la mémoire.

Mon père, fidèle à ses habitudes, apporta quelques bières, puis une bouteille de Macvin. Ce vin, je l’avais toujours trouvé singulier. Subtil, à la fois sucré mais sans lourdeur, presque élégant dans son déséquilibre. Fort aussi, mais il n’y avait plus beaucoup d’écart avec les rouges standardisés que produisait désormais l’industrie viticole, gonflés en degrés sous l’effet du réchauffement climatique. Le Macvin, lui, gardait quelque chose d’ancien, de plus artisanal et surtout de régional.

Élisa en raffolait également. Cela nous reliait d’une manière discrète mais tenace. Plus jeunes, nous avions vidé ce genre de bouteille à deux, lors de soirées clandestines organisées chez nos parents. Des moments d’euphorie désinvolte, traversés de musique approximative, de rires trop forts, et d’une complicité qu’on croyait éternelle. À cette époque, elle était fêtarde, presque excessive. Aujourd’hui, elle était devenue raisonnable. Domestiquée. Je l’imaginais mal éclater de rire avec une coupe à la main dans l’appartement aseptisé qu’elle partageait avec Victor. Ce type devait être insupportable à vivre au quotidien, avec sa rigidité morale et ses manières d’employé modèle.

Le déjeuner, comme souvent dans ma famille, ne se réduisait jamais à une simple succession de plats. Il s’agissait aussi d’un rituel discursif, une sorte de forum domestique où l’actualité servait de prétexte à une mise à nu collective de nos angoisses. Ce jour-là ne fit pas exception, et rapidement, entre deux bouchées de poulet fermier, les conversations glissèrent vers les mutations inquiétantes de l’époque.

Depuis plusieurs mois, un malaise diffus semblait flotter dans l’air ambiant. Un effritement général, à peine perceptible mais incontestable. Les conversations de café, les émissions du dimanche soir, même les messages publicitaires saturaient l’espace d’une même inquiétude : le monde s’accélérait, se transformait à une vitesse inédite, et personne n’était véritablement aux commandes. Les opinions se radicalisaient, se fossilisant autour de pôles devenus presque caricaturaux. Les pro et anti-Etat Fédéral européen, les technophiles transhumanistes contre les nostalgiques d’un monde organique et lent.

Ce fut mon père, comme souvent, qui lança le débat, en évoquant une innovation en cours de test dans certaines provinces pilotes : une puce biométrique, appelée TRACE (Total Record And Citizen Evaluation). Le nom seul, avec son anglicisme creux, suffisait à m’irriter et a angoisser. Comme si donner un vernis international suffisait à faire passer une mesure dystopique pour un progrès inévitable.

Il nous expliqua que cette puce, implantée sous la peau à partir de dix-huit ans, contiendrait toutes les données personnelles d’un individu : état civil, historique médical, informations bancaires, casier judiciaire, préférences sexuelles peut-être, qui sait. Une simple pression d’un scanner tenu par un agent fédéral suffirait à faire défiler l’intégralité d’une vie. L’idée même que le corps humain devienne une extension administrative de l’État, un simple terminal biologique, provoquait chez lui une colère froide, à peine contenue. Il parlait d’une voix tendue, comme s’il récitait un texte qu’il avait déjà martelé mentalement plusieurs fois, seul, devant son journal du matin ou en écoutant les bulletins d’information. Il n’était pas dupe. Il comprenait que derrière les promesses d’efficacité, de sécurité, se profilait autre chose, une nouvelle ère du soupçon et du contrôle, un monde où l’intimité ne serait plus qu’un souvenir archaïque. Je l’écoutais en silence, sans chercher à argumenter. Non pas parce que je n’avais rien à dire, mais parce que je partageais, sans doute plus qu’il ne le pensait, cette même sensation d’impuissance. La technologie avait cessé d’être un outil. Elle était devenue un système de régulation, un tuteur invisible qui corrigeait, observait, sanctionnait sans ciller. Et le plus inquiétant, peut-être, c’était que la majorité des gens s’en accommodaient, voire s’en réjouissaient.

J’observais ma famille, chacun absorbé dans son rôle : mon père, figure de résistance éthique ; ma mère, inquiète mais résignée ; Élisa, qui attendait mon monologue pour faire à son tour une intervention, et Victor pour venir mettre son grain de sel et contredire tout le monde, même s’il d’accord ou non avec les idées de chacun.

Mon père conclut sa tirade avec la satisfaction d’un homme ayant vidé sa colère, sinon son cœur, dans le vin. Il resservit les verres avec cette rigueur tranquille qu’il mettait dans tous ses gestes. Ma mère, dans un souci presque cérémonial, proposa-t-elle aussi de resservir chacun. Je me prêtai au jeu, obéissant sans réfléchir, comme on le fait dans les rituels anciens dont on ne comprend plus la nécessité mais dont on respecte encore la forme.

Tout était parfaitement cuisiné. Le poulet, les frites maison, même la salade, relevée d’un assaisonnement discret, avaient un goût de dimanche tranquille, presque bourgeois. Je fis l’effort d’en faire part à ma mère. Elle sourit sans répondre, comme toujours. Elle n’avait jamais eu besoin de compliments, mais elle les acceptait avec cette pudeur digne de son époque. Je sentis ensuite le regard de mon père se poser sur moi. Ce regard-là, je le connaissais. Il ne disait rien, mais il attendait. C’était le moment où, rituellement, il fallait que je prenne la parole, que je donne mon point de vue sur le monde, sur l’actualité, sur n’importe quoi en somme. C’était une tradition familiale tacite : on parlait à tour de rôle, non pour convaincre mais pour affirmer qu’on existait encore dans ce cirque social.

Je me redressai un peu sur ma chaise, posai lentement mon verre, et observai un instant le paysage, les traits simples du jardin, les ombres douces de l’après-midi sur les arbres encore jeunes du printemps. Puis je parlai. Quand je parlais, les gens écoutaient en général.

« Tout ça… cette puce, ce progrès, cette fédération… ce sont des signes. Des symptômes d’une lente agonie. On croit encore qu’on avance, qu’on s’élève, mais en réalité, on s’enfonce. On s’enfonce doucement dans une forme de servitude volontaire, un monde aseptisé, contrôlé, programmé, où l’homme n’a plus besoin de choisir parce que tout sera choisi pour lui. On l’appelle "liberté", cette dépossession. On la vend sous des slogans creux, des termes anglais mal digérés identity, smart life, personalized experience. Quelle expérience, au juste ? Celle de se faire scanner comme un code-barres, de devenir un produit parmi les autres, traçable, évaluable, classifiable à chaque instant de sa vie ? »

Ma voix s’était faite plus calme, mais plus tendue. J’avais envie d’arracher quelque chose du silence, quelque chose de vrai.

« Je vois tout cela dans mon travail. Dans l’IA. Et je vous assure qu’on ne rêve plus, là-bas. On exécute. On fait des choses que nous-mêmes ne comprenons plus tout à fait. Des modèles d’intelligence artificielle qui apprennent seuls, des robots qui imitent nos gestes, qui finissent même par simuler nos émotions. Le K-108… ce projet-là m’a ouvert les yeux. On ne cherche plus à améliorer l’humain. On cherche à s’en débarrasser. Le robot est obéissant, productif, toujours opérationnel. Il ne conteste rien. Il ne vote pas. Il n’aime pas. Il ne souffre pas. Il ne coûte rien, ou presque. C’est l’idéal bureaucratique. Un homme sans homme ».

Je me penchai légèrement en avant, les coudes sur la table, les doigts croisés. L’envie de dire les choses telles qu’elles étaient me rongeait de plus en plus.

« Et ce qui me glace, c’est qu’une grande partie des gens sont d’accord. Pas parce qu’ils ont été convaincus. Non. Mais parce qu’ils ont été fatigués. Fatigués de penser, de résister, de douter. La société a créé un individu épuisé, soumis, accro à sa propre surveillance. Aujourd’hui, chacun porte son bracelet connecté avec fierté. Il surveille son cœur, ses pas, son sommeil. Demain, on lui implantera sa puce avec la même ferveur. Il dira merci. Il dira que c’est pratique. C’est toujours comme ça que ça commence : "C’est pratique". Et un jour on se réveille et on ne peut plus sortir de chez soi sans validation numérique. Et ce jour-là, il sera trop tard. »

Je marquai une pause. Le silence autour de moi n’était pas un obstacle, mais un écrin. J’avais l’habitude de parler seul. C’était peut-être la forme la plus honnête du discours.

« Je suis tombé récemment sur un podcast. Un de ceux qu’on étouffe, qu’on diabolise, qu’on taxe de conspirationnistes pour ne pas avoir à les écouter. Ils disaient que des humanoïdes vivaient déjà parmi nous. Qu’ils étaient en phase de test, disséminés dans les grandes métropoles. Sur le moment, j’ai souri. Et puis j’ai réfléchi. Et je me suis dit : pourquoi pas ? Rien dans ce monde ne me paraît désormais trop invraisemblable. Il y a une logique au cauchemar quand il s’installe lentement. Et je connais bien la lenteur. Je l’ai vue opérer dans les couloirs de mon entreprise, dans la froideur des réunions, dans les yeux vides de mes collègues. L’humanité ne disparaît pas dans une explosion. Elle s’efface doucement, remplacée par une copie plus lisse, plus docile. »

Je baissai brièvement les yeux. Une sorte de honte sourde m’envahissait, non pas pour ce que je disais, mais pour le monde dans lequel je devais le dire.

« Je n’ai aucune confiance en notre Etat Fédéral. Celui des fonctionnaires sans visage, des directives sans âme, des peuples méprisés, des citoyens sans nations. Ce n’est plus une civilisation, c’est un gestionnaire de ruines. Les progressistes parlent d’avenir, mais ils ne font qu’abolir tout ce qui nous reliait : la langue, les coutumes, les mythes. Ils appellent ça la modernité. J’appelle ça l’effondrement. Nietzsche disait que "le désert croît". Il ne parlait pas du sable. Il parlait de l’intérieur de l’homme. Et ce désert-là est bien plus vaste. Je suis résigné. C’est vrai. Je ne crois pas qu’on puisse revenir en arrière. Mais je parle quand même. Parce qu’il faut laisser des traces. Des échos. Peut-être qu’un jour, quelqu’un retrouvera ces mots, et comprendra qu’on avait vu venir la chute. Et qu’on n’a pas applaudi. »

Mon père et Elisa acquiescèrent en silence. Un hochement de tête, discret, presque pudique, mais suffisant. Je n’attendais rien d’autre. Leur assentiment muet me suffisait ; à ce stade, je n’espérais ni débat, ni contradiction, ni même consolation. Juste cette confirmation ténue qu’ils entendaient encore ce que je disais, qu’ils ne s’étaient pas encore totalement laissés glisser dans l’indifférence générale. Je crus un instant qu’Elisa allait prolonger la discussion, relancer quelque chose, rebondir comme elle savait si bien le faire autrefois. Mais non. Elle se contenta de murmurer une phrase qui résonnait comme une résignation sèche : « Tu as raison, Lucien. On se demande comment on en est arrivés là. Mais maintenant, on y est. » Elle n’insista pas. Ce n’était pas suffisant comme réponse ou explication pour mon père. Je décidai alors d’enchainer sur une première explication :

« Mais tout cela n’aurait pas été possible sans un vide. Un vide préalable, béant. Le règne des machines, l'adhésion au progrès comme valeur ultime, le remplacement de l’humain par l’artefact... tout cela ne surgit pas ex nihilo. Cela devient acceptable, désirable même, parce que l’homme a cessé de croire en quelque chose de supérieur à lui. Ou plutôt, il a remplacé Dieu par ses propres créations. Par la technique. Par la science. Par le marché. Et aujourd’hui, par l’intelligence artificielle. Le vrai drame, ce n’est pas la montée des robots. C’est la chute de la foi. »

Je laissai un silence volontaire, puis je poursuivis, un peu plus solennel.

« Moi, j’ai la foi. J’y tiens. Je crois au Christ. Je crois à la Révélation. Je crois que l’homme ne se sauve pas lui-même. Et je crois que c’est précisément ce que notre société refuse d’entendre. Elle veut se sauver seule. Elle veut devenir Dieu à la place de Dieu. Et c’est pour cela qu’elle finira en enfer. »

Je me redressai légèrement. Le ton était monté, mais sans colère. C’était une douleur froide, précise.

« Napoléon avait raison : "Les hommes peuvent vivre sans Dieu, mais pas sans religion." Il savait que les peuples ont besoin d’un récit fondateur, d’un axe vertical, d’un ordre moral. Or depuis 1905, depuis cette fameuse loi sur la séparation de l’Église et de l’État, nous avons renoncé à cette colonne vertébrale. On a remplacé la croix par la République, les Évangiles par des principes abstraits, flottants. Et maintenant ? Maintenant, les gens se jettent dans les bras du progressisme comme dans une secte. Ils récitent leurs slogans creux sur l'inclusivité, le transhumanisme, la tolérance illimitée. Mais ce n’est pas une pensée. Ce sont des rituels de substitution. De la superstition technocratique. »

Je bus une gorgée de vin, calmement, avant de conclure ce fil.

« Le catholicisme, quoi qu’on en dise, savait placer des limites. Il disait : "Tu n’iras pas plus loin." Il savait qu’il y a des interdits fondateurs. Des choses qu’on ne doit pas créer. Des figures qu’on ne doit pas imiter. La Genèse est claire : l’homme est créé à l’image de Dieu, et non l’inverse. L’homme n’est pas un créateur d’hommes. Ce droit-là ne lui appartient pas. "Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; homme et femme il les créa." Il n’y a rien là-dedans qui laisse la place à une réplique synthétique, à un ersatz métallique d’humanité. »

Je sentais que je parlais plus pour moi-même à présent. Comme pour me défendre de l’époque.

« Si nous avions déjà gardé un Etat souverain et gardé une religion d’État, si le catholicisme était resté la base vivante de notre communauté, jamais on n’en serait arrivé à considérer normal qu’un enfant naisse par GPA, qu’un homme s’implante une puce, ou qu’un humanoïde tienne compagnie à des personnes âgées. Ce ne sont pas des avancées. Ce sont des renoncements. L’âme n’a pas été programmée pour vivre dans une société de confort sans transcendance. Elle s’étiole. Elle se flétrit. Elle se numérise. Et bientôt, elle se vendra à l’abonnement. »

Je baissai la tête une seconde, dans une forme de recueillement. Puis je terminai, comme on ferme une prière :

« On peut retirer Dieu des lois, des écoles, des cérémonies. Mais on ne peut pas le retirer du cœur humain sans qu’il ne cherche aussitôt un substitut. Le progressisme est une foi sans mystère. Le transhumanisme est une religion sans salut. Et tout cela n’accouche que d’une immense fatigue. Une fatigue de vivre. »

À la fin de mon discours, je remarquai immédiatement l’attitude de Victor. Son visage s’était fermé, crispé, comme un animal prêt à bondir. Je le connaissais suffisamment pour savoir ce qui se tramait dans son esprit : il cherchait déjà, fébrilement, des contre-arguments. Non pas pour enrichir la discussion ou pour nuancer mes propos, non. Il n’avait qu’un seul objectif : me contredire, contrecarrer mes positions avec la suffisance d’un homme persuadé d’être du bon côté de l’Histoire. C’était un besoin chez lui, presque pathologique. Un réflexe de caste, peut-être. Il ouvrit la bouche, sur le point de lancer sa contre-offensive, mais Elisa, avec une intelligence maternelle et préventive intervint avant lui. Elle avait perçu, dans le timbre de ma voix, les strates profondes de ma colère, du dégoût, et même, je crois, une pointe de haine. Elle savait que si Victor commençait à parler, ce serait une escalade. Elle n’était pas naïve : elle savait ce que j’étais capable de dire quand j’étais à bout. Et elle savait aussi ce que Victor, avec son ton professoral et son air de premier de la classe progressiste, pouvait déclencher en moi.

Alors elle prit la parole. Elle reprit certains de mes arguments, les reformula, les adoucit. Elle ne disait pas que j’avais raison, pas frontalement du moins, mais elle donnait un cadre plus acceptable à mes idées. Une sorte de vernis diplomatique. Elle servait, une fois de plus, de soupape dans cette famille tendue. C’était sa fonction officieuse depuis des années. Amortir les conflits. Éviter les fractures. Elle n’était pas faite pour les affrontements idéologiques. Elle était cette voix douce qui empêche le verre de se briser quand on serre trop fort.

Je lui en fus reconnaissant, intérieurement. Je n’avais plus la force de continuer de toute façon. Mon corps réclamait une pause, et ma gueule de bois, bien que partiellement étouffée par le Macvin, se rappelait à moi. Je pris mon verre de vin, me levai sans un mot, et allai fumer une cigarette, seul dans un coin du jardin. L’air frais d’avril me heurta doucement.

Pendant mon absence, ma mère s’était attelée à débarrasser la table. Elle avait dressé un plateau de fromages avec ce soin méticuleux qu’elle réservait aux rituels familiaux. J’aperçus, en revenant, les visages apaisés, les verres pleins à nouveau. Mon père m’adressa un regard. Il ne dit rien, mais il y avait dans son silence une forme de fierté contenue. Une approbation muette. Il me resservit un verre, accompagné d’un sourire discret. Il ne comprenait pas tout ce que je disais, c’est certain, mais il en reconnaissait la cohérence, la solidité, et surtout la sincérité. Il percevait aussi, je crois, ce que cela cachait : une forme de renoncement. Le pressentiment qu’il n’y avait plus grand-chose à espérer.

Le repas s’acheva dans une forme de calme poli, presque factice, autour d’une salade de fruits parfaitement préparée. Une conclusion douce, rassurante, presque mensongère, à un déjeuner qui avait failli exploser. Une parenthèse de paix dans un monde qui, décidément, ne savait plus très bien où il allait. Après tout cela j’étais content de rentrer chez moi afin de me reposer. Je n’ai pas fait grand-chose le dimanche si ce n’est me déplacer comme une loque entre mon canapé, mon lit et la terrasse pour fumer une bonne vingtaine de cigarettes. Entre toutes ces bouffées de nicotine je fis quelques crises d’angoisses. Elles étaient de plus en régulières mais surtout de plus en plus intenses. Elles me fatiguaient énormément et je n’avais pas besoin de cela.

Le lundi matin, je fus incapable de me rendre au travail. J’avais passé la nuit à lutter contre des vagues d’angoisse si violentes que je ne distinguais plus les moments de sommeil des phases de veille. Il ne s’agissait même plus de crises isolées, mais d’un état prolongé, permanent, comme si mon corps avait décidé de maintenir l’alerte maximale sans en avertir ma volonté. Une oppression intense enserrait ma cage thoracique. Je n’arrivais plus à respirer normalement, comme si un poids invisible m’écrasait le sternum. J’avais beau tenter de me redresser, de m’allonger, de me tourner d’un côté ou de l’autre, rien n’y faisait : un étau intérieur s’était refermé sur moi.

Mon diaphragme était contracté comme si un nerf s’était coincé à jamais, me coupant la parole et le souffle dans le même élan. Par moments, une sorte de fourmillement me remontait le long du bras gauche. J’essayais de ne pas y prêter attention. Mon cœur battait de manière irrégulière, parfois trop vite, parfois trop fort, et parfois si lentement que j’avais l’impression qu’il s’arrêtait entre deux pulsations. Mes tempes pulsaient en cadence, comme si chaque battement s’accompagnait d’un choc contre l’intérieur de mon crâne.

J’avais un mal de tête d’une rare intensité, un feu sourd et profond qui s’épanouissait derrière les yeux, irradiant dans la nuque, jusqu’aux mâchoires que je serais involontairement. Ma bouche était sèche, mes jambes cotonneuses, et mes pensées devenaient floues, presque tremblantes. L’idée même de me lever me semblait surhumaine, comme si gravir l’escalier était devenu une épreuve initiatique réservée aux athlètes mystiques. Je restai donc là, assis au bord du lit, la chemise collée au dos par la sueur nocturne, les mains tremblantes, le regard fixe, incapable de faire le moindre mouvement utile.

Il n’y avait rien de spectaculaire dans cette douleur, rien de visible. Et pourtant, je sentais confusément que quelque chose s’était déréglé. Comme si le corps, lassé d’obéir à l’esprit, avait entamé une révolte silencieuse.

Je pris le téléphone et composai machinalement le numéro de mon supérieur direct. La sonnerie retentit plusieurs fois. Je profitai de cet instant pour essayer de composer ma voix, effacer les tremblements. Il fallait paraître normal. Fonctionnel. Surtout, il ne fallait pas éveiller les soupçons. Je ne voulais pas qu’on m’interroge. Je ne voulais pas expliquer. D’ailleurs, je n’en étais plus capable.

Quand il décrocha, je sentis ma gorge se tendre, mais je me forçai à articuler une phrase simple, presque banale. Je parlai d’une mauvaise nuit, d’un virus peut-être, de courbatures, de maux de tête. Je sus que ma voix trahissait quelque chose, mais je crus aussi percevoir une certaine lassitude de l’autre côté du fil, une forme d’indifférence feutrée, propre au monde du travail : tant que les absences sont rares et correctement signalées, on s’en accommode. La conversation dura moins de deux minutes. Il accepta sans insister.

Je raccrochai et restai figé devant l’écran noir. Je n’éprouvais aucun soulagement. Rien ne s’était allégé. Tout pesait encore, dans le crâne, dans la poitrine, dans le diaphragme. La fatigue n’était pas seulement physique. C’était une fatigue morale, mais plus profonde encore. Une fatigue de l’être, de la conscience, de la lucidité permanente. Je me levai enfin, m'appuyant au mur, tel un vieil homme en convalescence. Mon corps m’échappait, et je n’avais même plus la force de me révolter contre lui.

Je n’avais rien mangé. Je n’avais aucune envie. Je décidai pourtant de descendre, par automatisme. Le miroir du couloir me renvoya l’image d’un visage cireux, blafard, les traits tirés, les yeux enfoncés, cernés, sans lumière. Une vision qui aurait dû m’effrayer, mais qui m’apparut presque logique, naturelle. Je m’étais habitué à cette dégradation.

Je m’installai ensuite dans le canapé, un verre d’eau à la main que je ne buvais pas. Le silence de l’appartement était presque douloureux. J’aurais pu mettre de la musique, ouvrir une fenêtre, allumer une cigarette. Je n’en fis rien. Je restai là, immobile, à écouter le bourdonnement de mes tempes, les irrégularités de mon rythme cardiaque, le souffle court et tremblant qui m’habitait.

C’était une attente. Inutile, pesante. Mais j’avais le sentiment que quelque chose allait se rompre. Que cette nuit, ce matin, marquaient une bascule. Le cœur battait, oui, mais avec un désespoir sourd, comme s’il pressentait qu’il ne pourrait plus continuer ainsi très longtemps.

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