Gas - Edward Hopper - 1940

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J'aime bien quand le tuyau est correctement enroulé, enfin c'est une question de respect et de facilité aussi. Rien de pire que ces tuyaux récalcitrants, raidis par le soleil ou tout emmêlés avec lesquels il faut se bagarrer pour être certain de ne pas se foutre de l'essence sur les pieds. Ce n’est pas de la maniaquerie, juste du bon sens. J'aime bien quand le tuyau se déroule sans effort.

Ma station-service se trouve entre Albany et Niskayuna, dans le Vermont et je vous arrête tout de suite si vous me confondez avec un pompiste. Moi je suis gérant d’une station-service, pas le genre de gars à se trimballer du matin au soir dans une combinaison graisseuse avec un chiffon dégueulasse qui dépasse de la poche arrière. Martha, ma femme, elle peste après moi parce que chaque jour j’enfile une chemise blanche, un pantalon à pinces et un gilet pour partir travailler. Elle prétend que c’est mon costume pour aller à l’église. Mais je n’y vais jamais à l’église, sauf pour les enterrements et ces jours-là, personne ne fait attention à ce que je porte. C’est important d’être correctement habillé au travail, non ? C’est toujours une question de respect, enfin selon moi.

On ne peut pas dire que la route soit très fréquentée parce qu'il faut vraiment habiter le coin pour l'emprunter. C'est pourtant une belle route qui serpente en douceur entre des arbres et des fossés herbeux. Il faut dire que j’ai le temps d’admirer le paysage, Martha dirait quel paysage, mais il faut savoir regarder et écouter, ce n’est pas donné à tout le monde.

Aucune journée ne ressemble aux autres. J’ai appris ça dans ma station-service, assis des heures durant sur un fauteuil de camping. C’est incroyable ce que la forêt me dit, avec ses feuillages bruissants qui changent de couleur selon les saisons, se dénudent, frissonnent dans le vent, fredonnent sous la pluie. Les arbres parlent entre-eux je crois et un peu à moi aussi. La route est bordée de talus qui vivent comme ils veulent. Tantôt herbes folles parsemées de fleurs sauvages, tantôt touffes sèches de graminées gracieuses, tantôt fouillis végétal humide endormi.

Parfois des touristes s'arrêtent, ils vont vers les lacs et veulent des cartes routières ou savoir s'ils vont pouvoir louer des canots ou connaître l’épicerie la plus proche. À croire qu'ils ne préparent rien avant leur départ et roulent à l'aventure.

C'est quand même assez rare fort heureusement.

Le vieux Clive est passé aujourd’hui. Le pot d'échappement de son pick-up Chevrolet crache un nuage de fumée noire à chaque accélération et ça le fait rigoler. Faut dire que tout le fait marrer le vieux Clive. Une fois par mois il prend ses 15 gallons, "et pas plus haut que le bord" dit-il en clignant un œil.

Moi j'ai toujours peur qu'il me salope le sol de la station avec sa puanteur noire qui reste un moment en suspens alors qu'il s'éloigne.

Janet, la femme de Clive, elle est toujours assise côté passager et jamais elle ne descend, pas même elle tourne la tête vers moi ou me regarde. Elle est raide comme une morte, figée, elle fixe la route qui se perd dans la forêt. L'été, elle porte un chapeau de toile à larges bords qui la fait ressembler à un champignon. L'hiver, un bonnet en fourrure lui donne l'allure d'un totem de castor mort. Quand le vieux Clive est sur le point de remonter dans sa bagnole, je lui dis "Salue Janet de ma part" alors qu'elle se trouve à deux mètres de moi. Et lui répond "j'y manquerai pas". Je me demande si Janet n'est pas muette ou aveugle ou sourde, ou les trois. Je sais qu’elle n’est pas cul-de-jatte car je l’ai déjà vue à un enterrement. Mais elle ne m’a pas parlé.

Quand le soir commence à tomber, j'allume les lampes extérieures et l'enseigne Mobilgas devient le phare de la forêt. Les arbres se serrent les uns contre les autres, leurs cimes se découpent avec grâce sur le ciel bleu qui s’ombre peu à peu. Les ombres projetées s’étirent, s'allongent et glissent sur le sol dans une fuite en perspectives. Les derniers rayons du soleil embrasent les talus sinueux qui balisent la route d’un feu tranquille.

Ma station-service se trouve entre Albany et Niskayuna, dans le Vermont. Les lacs ne sont pas loin et il arrive que des touristes perdus s’arrêtent le soir pour confirmer leur direction ou faire un peu d’essence. Je sors en bras de chemise, sous le halo Mobilgas et j’enroule correctement le tuyau de la pompe alors que leurs feux arrière s’éloignent.

Parfois, plus tard, le ciel est éclaboussé d’étoiles qui palpitent, clignotent, me lancent des signaux brillants. Une jolie guirlande au-dessus de ma station.

À croire que je ne suis plus sur cette terre, entre Albany et Niskayuna. À croire que je suis seul au monde.

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