Chapitre 1
Boulogne sur mer, octobre 1968.
Henri a mal au bras. Ses doigts semblent vouloir se détacher de ses mains à force qu’elle tire dessus. En dépit de la météo, la gare fourmille comme une ruche aux beaux jours. Sa mère se faufile en le tractant sans précaution, bousculant même quelques personnes âgées qu'elle juge trop lentes à son goût.
Le quai est surchargé. C’est l’heure de pointe. Des centaines de gens enveloppés dans des écharpes colorées courent au travail sans se rendre compte du ridicule de leur empressement. Le fait d’être à contre-courant de cette vague humaine rend la progression difficile, mais Renée continue à se frayer un chemin à grands coups de coude sans lui jeter le moindre regard.
Observant l'agitation de la foule, le jeune garçon lève la tête vers cet océan d'êtres qui se meuvent ici et là. De sa hauteur de petit garçon de six ans, il ne perçoit qu’une forêt de jambes qui trottent en tous sens. La seule chose qu'il puisse envisager, c'est conserver un repère. Alors, Il fixe le bas de la robe de Renée et s'applique à ne pas la quitter des yeux afin de ne pas la perdre dans cette marée. Après une centaine de mètres, le flot s’éclaircit. La douleur est devenue intense, ses doigts virent au bleu par le froid.
Henri s’arrête sans prévenir et supplie :
— Maman, marche moins vite, tu me fais mal à la main.
— Tu m’ennuies à pleurnicher tout le temps. Bouge-toi, ne reste pas planté comme une andouille. Nous prenons du retard par ta faute.
Renée, enveloppée dans un grand manteau gris dont le col remonté ne laisse guère apercevoir que le bout de son nez ne connaît pas le sens du mot : patience. Un bonnet de laine noire met en valeur les quelques cheveux blonds qui s’en échappent et ses yeux d’un bleu profond sont caractéristiques, cependant elle craint que son frère ne la reconnaisse pas dans cet accoutrement.
Les portes de la gare ne sont plus très loin et ils retrouvent bientôt l'air froid qui s'engouffre entre les immeubles gris de l'avenue. Renée cherche à repérer la silhouette familière au milieu des badauds et piaffe déjà à ne pas y parvenir. Henri, enfin libéré, se frotte les doigts pour tenter que le sang reprenne son cycle naturel en la regardant tournoyer sur le trottoir comme une danseuse ivre.
Elle achève son quatrième entrechat lorsqu’elle crie en agitant les bras :
— Je le vois… Ton oncle est là-bas !
Henri contemple un homme qui s’avance vers eux. Il est bien incapable d'identifier ce gars ni de se souvenir de son prénom ; puisque sa mère a décidé qu’il n’avait d’autre choix que de le connaître, il le gratifie d’un « bonjour » de convenance. Il suppose l’avoir croisé une ou deux fois chez ses grands-parents maternels, d’autant que c’est l’unique endroit qu’il fréquente outre l'école.
L’étranger est lui aussi emmitouflé dans un cache-col, cela ne permet pas de confirmer son identité. En réalité, le gamin s’en moque, son attention se concentre à présent sur la foule hystérique de la gare.
Ses mains et la pointe de ses oreilles le font de plus en plus souffrir et il est en colère. En observant les gens nerveux autours de lui, il vient de découvrir qu’il est le seul à ne porter ni gants ni bonnet. Il émettrait bien une remarque sur ce détail, pourtant l’excitation qui habite sa mère l’incite à la prudence. Il préfère croiser les bras en glissant ses doigts sous ses aisselles et rentrer la tête dans les épaules pour tâcher de contrer le courant d’air responsable de la douleur.
L’oncle en question, après avoir embrassé Renée et gratifié Henri d’un sourire insipide, les entraîna vers la rue d’un pas décidé.
Aussitôt, Renée recommença à tracter Henri sans déférence jusqu’à une voiture garée le long du trottoir. Ils montèrent dans une vieille Peugeot et s’éloignèrent de l’agitation matinale en pétaradant .
Elle avait levé Henri fort tôt, à tel point que le jour, lui, était encore couché. Il se sentait épuisé, l’horaire et la température avaient dilapidé ses forces. Le choc de la chaleur retrouvée calma ses claquements de dents, la tiédeur de l’habitacle l’enveloppa ; avant le bout de l’avenue, Henri avait basculé sur le siège arrière et dormait paisiblement.
Erwan, c’était le nom bretonnant de l’oncle, coupa le contact et lui secoua le bras pour qu’il se réveille. Les paupières mi-closes à cause du soleil blanc de ce début d’hiver qui l'éblouissait, Henri se frotta les yeux en se redressant et regarda autour de lui.
Il reconnut aussitôt l’endroit, et cette découverte généra un sourire au coin de ses lèvres : ils étaient chez la grand-mère, l’autre, celle qui habite seule sur les hauteurs de Boulogne. Elle le gardait de temps à autre et Henri retirait de ces réminiscences une sensation d’extrême douceur. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu et il sauta de la voiture avec une joie sincère. Renée le rattrapa par le bras pour l’arrêter.
— Nous ne sommes pas ici par plaisir. Tiens-toi tranquille, lui souffla-t-elle séchement.
— Pourquoi on est là, alors ?
— Tu es trop jeune pour comprendre. Je t’expliquerai plus tard.
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En montant les trois marches de l’entrée, des anecdotes défilent dans sa tête, comme un vieux film en noir et blanc parsemé de tendres images. Il se souvient de cette grand-mère paternelle quand elle venait le chercher à la sortie de l’école.
Il faisait froid, ça devait être en hiver. Elle se déplaçait d’un pas lent et fragile et ne manquait jamais de lui payer un de ces cornets de marrons chauds que vendaient des marchands ambulants installés sur le bord des trottoirs en scandant le célèbre : « chaud ! chauds mes marrons ! chauds ! ».
Oui, il revoyait bien ces doux moments : les senteurs délicieuses des châtaignes grillées qui réchauffaient les mains à travers le sachet confectionné d’une feuille de journal. Ensuite, ils affrontaient tous deux une interminable route qui grimpait dure, jusqu’à ce modeste appartement malodorant.
La vieille dame souffrait dans l’ascension vers le logement où patientait un chien poussiéreux. Elle montait cette pente comme on porte sa croix, sans jamais se plaindre.
Elle était très âgée, presque autant que la bête. La faiblesse et l’ennui se percevaient dans les gestes des deux comparses et dans leurs regards fatigués. Néanmoins, ils mêlaient leurs effluves d’urines et conduisaient des conversations. Elle lui murmurait des histoires en faisant la cuisine. L’animal lui montrait qu’il l’écoutait en levant les yeux sans bouger la tête et en remuant mollement la queue de temps en temps.
L’horloge tournait moins vite qu’ailleurs. Le chien regardait la grand-mère qui regardait la rue. Elle posait sa chaise et soulevait le coin des rideaux sales du salon. Des heures durant elle semblait guetter le retour de quelqu’un qui se sera perdu, le visage barré d’une espèce de sourire toujours triste, un mouchoir enroulé autour de l’index avec lequel elle s’essuyait les paupières sans cesse.
C’était bien à cet endroit, mais lorsqu’ils entrèrent, la femme âgée était absente.
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Sans doute les gens meurent-ils aussi en été. Henri n’imagine pas que les vieux choisissent leur saison. Si tel était le cas, la mamie étant pauvre, elle n’avait pu s’offrir que cette fin d’hiver particulièrement rude. La journée reflétait ses dernières années d’existence : grise, froide et mélancolique.
Le minuscule appartement débordait de visiteurs. Renée salua tout un tas de personnages qui lui firent part de leurs regrets qu’elle fût absente à la messe, de même qu'à l’inhumation. « À cause des horaires de train », justifia-t-elle. Pourtant, au visage de sa mère, Henri crut déceler qu’elle était plutôt satisfaite d’avoir manqué les cérémonies. Il comprenait à présent le sens de la conversation téléphonique qu’il avait surprise et au cours de laquelle elle expliquait à quelqu’un sur un ton désagréable qu’elle ne souhaitait pas « se taper tout le cirque ». Elle avait donc tout mis en œuvre pour arriver en retard. Au moins, cela effaçait de sa liste un argument susceptible d’alimenter sa mauvaise humeur.
Elle demanda sèchement à Henri de se tenir tranquille. De sa bouche, cela signifiait qu’une paire de gifles s’abattrait à chaque écart de conduite.
Elle lui imposa de rester assis sur le tabouret du piano droit pour l’attendre. Il dut aussi renoncer à l’idée d’appuyer sur les touches quand Renée lui claqua rudement le couvercle sur les mains, en lui lançant un regard noir.
Il trompait l’ennui en dévisageant les gens qui allaient et venaient dans la petite salle à manger, engloutissant des toasts de pâtés posés sur la table. La torture de la faim succéda à celle du froid et seule une grosse femme s’inquiéta de sa condition lors d’une escale au buffet. Hélas ! La maigre tartine qu’elle lui avait proposée n’avait pas suffi à calmer son estomac et la dame aimable avait disparu. Depuis, les tranches de pain le narguaient en se tenant hors de portée, jusqu’à ce qu’elles s’évanouissent.
Des messieurs dignes, raides dans leurs costumes sombres, conversaient d’argent, de placements ou de filles faciles. Tous parlaient bas et réprimaient des sourires, comme s’ils craignaient de réveiller quelqu’un.
Henri remarqua qu’aucune de ces personnes n’abordait le sujet de la grand-mère, pourtant la protagoniste de la fête, s’il avait compris les raisons de cette réunion grave et ennuyeuse.
À plusieurs reprises, un type aux yeux humides s’approcha et lui posa sa main sur l’épaule, sans prononcer un mot. Il concéda que ce monsieur devait le connaître pour lui témoigner tant d’intérêt, jusqu’à ce que Renée lui demande de dire bonjour à son père. Si cet homme était vraiment qui elle prétendait qu'il soit, il avait bien changé. Dans ses souvenirs Henri revoyait un gars qui criait sans cesse et faisait claquer les portes.
Elle, de son côté, avait trouvé refuge dans la cuisine et ne parvenait plus à masquer son impatience. Elle avait daigné montrer de la compassion pendant une heure, pourtant l’effort commençait à lui peser.
Comme elle était experte en la matière, elle ne tarda pas à subodorer un sujet de discorde. Elle rompit les murmures respectueux par des commentaires agacés.
De son perchoir, Henri discernait les éclats de voix de la furie. Sa mère expliquait sans pudeur qu’il était hors de question de récupérer le vieux chien puant.
« Puisqu’il est presque mort, autant l’aider à en finir », prétendait-elle.
L’enfant apercevait la pauvre bête. Il ne l’avait toujours vu qu’ainsi : affalé sur sa couverture sale sous la table de la cuisine. Sa posture pouvait effectivement laisser songer qu’il convoitait un autre monde depuis longtemps, cependant, Henri s’étonnait.
Depuis la rentrée, sa mère lui avait imposé de suivre le catéchisme, les jeudis après-midi. Là, un curé très gentil lui avait expliqué que seul Dieu détenait le pouvoir de donner ou reprendre la vie.
Cela dit, peut-être que Renée connaissait bien ce petit Jésus, au point qu’il lui déléguait le privilège de statuer à sa place de temps en temps. De toute façon, comme elle ne supporte pas qu’on s’oppose à ses décisions, probable que Dieu préfère lui céder pour avoir la paix.
Henri, pour qui c’était le premier enterrement, constata que les gens n’étaient visiblement pas très gais, parlaient peu et ne pensaient qu’à manger.
De ce fait, que sa grand-mère n’y assista pas était une bonne chose.
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