LA SAGA D'UN INSTANT

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Mon esprit vagabonde, en un moment mal choisi. Je ressasse quelques secondes tout ce que j'aurais voulu être, tout ce que j'ai commencé et jamais achevé… Je rejoue cette musique agaçante, du « ni fait, ni à faire », du « rien d'abouti », « rien de ciselé »… Quelques notes, un son trop bref, sans nuance et sans richesse... N'est-ce pas ce que je suis ? Une mélodie à peine créée, juste effleurée et jamais achevée, qui s'élance et retombe comme un soufflé raté. Le comble pour un Chef cuisinier apprécié...

 

À l'image de ce jeu vidéo, avec ses images avares de reliefs, de formes et de traits, producteur de grandes impulsions, mais une ouverture sur des émotions insipides, avortées.  Mes pensées s’égarent et je me perds dans les méandres d’une introspection acide, dérangeante et récurrente. En un instant, la sanction tombe.

L'écran annonce que je suis "game over" à grands renforts de clignotements agressifs et de "jingles" sinistres qui m'arrachent un soupir désabusé. Je m'écarte un peu de la console pour observer en toute discrétion les autres joueurs.  Englués dans ces labyrinthes colorés, concentrés dans ces quêtes inconsistantes, dévoreuses d'énergie vitale, avides de saisir quelques orbes magiques... Vite, avant que la jauge de vie ne sombre en zone rouge... Tout se joue, se délite en quelques secondes...

Pupilles dilatées, regards hagards comme saisis de folie destructrice sans doute, tel ce jeune garçon là-bas, un brin décalé sur ma gauche. Le coton de son tee-shirt jaune fluo souligne toute la délicatesse des vertèbres du dos vouté. La nuque délicate émerge du liseré du col, soulignée par des cheveux en bataille, à la propreté douteuse et coulés dans un gel brillant. Quelques mèches figées échouent sur le méplat d'une joue pâle et creuse. Les doigts animés d'une vie propre s'agitent sur les manettes dans une danse spasmodique.

Fasciné, j’observe ce corps frêle et la dextérité des mains nouées sur l’appareil. J'abandonne mon siège pour obtenir un meilleur angle de vue. Le visage figé dans un ultime effort, les yeux s’apparentent à deux lacs sombres et morts. Les narines palpitent à peine.

Un jeune joueur, autant qu'on puisse en juger d'un simple coup d'oeil, mais son expression immédiate, vide, occulte toute sa personnalité. Je remarque alors sa jambe gauche, mince, qui tressaute au rythme de la mélodie électrique. Étrange cette tension induite par une activité dite ludique… Mais elle n’est pas la seule en son genre. Bien d’autres sont à disposition pour éveiller cette excitation sourde qui, là, se complet dans la mise en danger d’une existence artificielle et brève.

Un combat âpre se déroule. Depuis l’intérieur d’un chasseur virtuel dont je distingue à peine le tableau de bord masqué par sa silhouette avachie, l'objet de ma curiosité,  se mesure à un autre pilote. Son adversaire se trouve, lui aussi, à l’abri derrière sa console, quelque part dans la salle.  Leur duel visible sur le grand écran principal, commence à passionner des curieux plus affutés que moi, pauvre ignare, qui ne discerne rien de si extraordinaire dans l’évolution de ces deux appareils. Un affrontement de virtuoses semble-t-il … qui s’achève dans un crash enflammé.

L’objet de ma fascination s’autorise un bref moment de satisfaction et, à mon grand soulagement, décline l’invitation à un nouveau défi.

Je m’approche et pose ma main sur l’épaule maigre tandis qu’il se redresse, s’étire pour chasser une tension douloureuse. L'adolescent rejette la tête en arrière et m’offre le sourire satisfait de ses bagues dentaires. Je savoure la lumière de son regard redevenu clair et soudain goguenard. Il me glisse de cette voix aux intonations parfois enfantines encore, mais qui se pare aussi de sonorités plus rauques et graves   :

-          Et toi, tu t’es déjà fait dégommer ?

Je resserre la pression de mes doigts vengeurs jusqu’à sentir la courbe de la clavicule sous l’étoffe de coton ce qui lui arrache une grimace et un rire moqueur tandis que je rétorque :

-          Je suis meilleur au Tétris !

Un jeu issu de la haute préhistoire pour lui et il glousse de ce rire un peu voilé qui trahit la transition vers l’âge adulte. Je prends plaisir à détailler les traits réguliers, avec ce nez un peu busqué si semblable au mien.

Dans l'amalgame piteux de ce que je n’ai jamais réalisé, ce garçon représente une rareté dont je peux me réjouir. Je dois avouer que j’ai pris bien peu de part dans ce qu’il est aujourd’hui. Manque de maturité, inconscience, refus de la responsabilité, besoin de liberté… un mélange de toutes ces excuses qui n’en sont plus guère selon mon jugement d’aujourd’hui. L’instant fuit, la réalité se modifie et avec elle, l’éphémère des certitudes. Je tente ma chance bien que je devine la réponse :

-          Chinois, Japonais ou bien... Américain spécial ?

-          Américain… maison !

A mon tour d’éclater de rire. Il raffole de ma cuisine et surtout  de ma version hamburger à la française. Bien sûr, je devine qu’il fréquente certains établissements à l’enseigne bien envahissante, prisés autant comme lieu de rencontre que de restauration... J’apprécie qu’il accepte aussi vite le compromis proposé par un adepte de la cuisine traditionnelle et des aliments sains.

Il se lève. Son pantalon trop large, informe, m’arrache un haussement de sourcils mais je me garde de tout commentaire. A mon corps défendant, j’ai dû adopter une tenue vestimentaire bien loin de  mes habitudes raffinées. Cela pour pénétrer dans cet antre des jeux qui constitue son ordinaire. Fidèle à notre « contrat », il a souhaité me faire découvrir l’endroit et les activités.

La prochaine fois, j’aurai donc toute liberté de choisir pour la soirée, notre prochain lieu de distraction. Je me réjouis déjà à imaginer sa réaction lorsqu’il découvrira la tenue obligatoire et la loge… de l’opéra. Sans oublier la grandiose représentation ! Au programme, Madame Butterfly de Puccini.

Xavier me forme à la modernité et je l’initie aux arts classiques… Les modes ne durent qu’un instant, les arts fréquentent l’éternité.

Soudain insistant, mon fils me rappelle  à l’ordre  :

-          Bon, Papa, j’ai la dalle moi !





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