Chapitre VII – Alea jacta est : Marin
Plus de retour en arrière possible.
J’étais resté presque immobile depuis qu’on m’avait tiré du canapé, de mes rêves nocturnes, de cette normalité apparente : celle de ma nouvelle vie avec Octavia et Swan. Mou, compliant, mutique, j’avais cette attitude qui avait un jour fait dire à mon père que je n’étais qu’une pitoyable victime, qu’on pouvait faire ce qu’on voulait de moi et que je n’étais pas un homme, un vrai, avant de m’en faire payer cher les conséquences.
Mais au milieu de cette nuit-là, c’était sur le parquet de mes amis, peut-être bientôt mes anciens amis vu le contexte, que j’étais allongé. Ma tête était légèrement relevée, je sentais qu’elle reposait sur un objet dur qui imprimait une courbure inconfortable à ma nuque. De cette position, j’avais une vue d’ensemble de la scène. Mon corps projetait sur le parquet une silhouette atypique aux angles inhabituels qui, selon mon expérience, n’auguraient rien de bon.
- Avoue ! hurlait Swan.
Je voyais du sang sur mon pyjama, très certainement le mien. Mon corps souffrait, mais je ne le sentais pas. Autour de moi, je voyais mon vieil ami s’agiter, je l’entendais vociférer, il semblait hors de lui et à deux doigts de me sauter dessus à nouveau, de m’agripper, de me fracasser la tête. Pourtant, je ne ressentais rien. Je voyais la scène, l’agitation de Swan, les tics nerveux d’Octavia, je sentais l’odeur du sang, j’entendais les cris. Mais mon corps était anesthésié et ses sensations, atténuées.
- Tu nous as bien pris pour des imbéciles ! Tu avais prévu quoi pour nous ? La même chose que ce que tu lui as fait ? Ce que tu leur as fait ?
Swan continuait de s’acharner avec des questions auxquelles je ne pouvais répondre. J’étais à nouveau l’enfant que son père attrapait et traînait violemment d’une pièce à l’autre, sans jamais pouvoir se défendre. Comme à ces moments passés, je n’étais plus là. Mon corps et mon esprit l’étaient, mais leur unité manquait. Le temps était déformé, mes émotions étaient là mais imperceptibles engourdies comme mes perceptions corporelles.
- Swan calme toi. On ne peut pas gérer ça nous-même.
Octavia avait le teint terne, le visage fatigué. Elle semblait dépassée par la situation, mais peut-être faisait-elle semblant de freiner sa moitié pour mieux m’amadouer. Il y avait une éternité entre chaque phrase, chacune de leurs actions s’étirant sur un temps infini, ce qui me permettait, malheureusement, d’analyser et interpréter leurs expressions et leurs mots, de corriger mes interprétations plusieurs fois et de revoir ma vie défiler devant mes yeux. Malheur. Parfois, je voyais leurs lèvres bouger, sans les entendre.
- Tu as vu ce qu’il lui a fait, Octavia ? As-tu lu la même chose que moi ? On était les prochains !
Après cette phrase, je n’entendis plus rien, ou pas grand-chose. J’étais à nouveau ce Marin impuissant et indifférent qui fuyait, d’une fuite partielle mais efficace qui m’avait maintes fois protégé des coups, de mon père ou d’autres personnes. Petit, j’avais donné un nom à ce phénomène qui m’avait servi durant mon enfance, mon adolescence et ma vie de jeune adulte incarcéré. Lèspridou. La douceur de mon esprit, qui par bienveillance envers moi, s’extrayait du présent, de l’action, de mon corps, allant et venant, sautant de pensée en pensée. En réalité, échapper n’était pas toujours doux. Avoir entendu la haine et la peur dans la voix de mon meilleur ami d’enfance me brisa le cœur. Il semblait me voir comme un monstre, mais l’affection que j’avais pour lui et pour Octavia m’empêcha, à ce stade, de leur en vouloir. Mes pensées pénétrèrent la scène, la survolèrent, s’en éloignèrent, tourbillonnèrent, fusèrent, me firent passer par toutes les étapes du chemin d’un cœur brisé. Étais-je défectueux ? En prison, les psychiatres successifs évoquaient tous des “troubles dissociatifs”. Je me convaincus que peu m’importait, et que je refusais de me laisser définir par leur jargon inaccessible, comme lorsqu’à l’époque.
- Il nous retrouvera ! Nous ne serons plus jamais en sécurité ! Jusqu’à ce que nous finissions le corps meurtri au fond d’un lac. Comme ce pauvre garçon et sa copine il y a dix ans. C’était son ami ce gars. Son ami, Octavia.
Swan fixait ses mains couvertes de sang, de mon sang. Mon meilleur ami pensait que j’allais l’étriper et le balancer à l’eau, tout comme toutes ces personnes que j’avais aimées et côtoyées avant lui qui m’avaient cru coupable lorsque les corps de Kyan et Elo avaient été retrouvés. Pourtant c’était mon ami d'enfance qui avait du sang sur les mains et pas moi. Je sentis des larmes me couler des yeux, me brûler les paupières, rejoindre mes lèvres et envahir ma bouche d’un goût amer. Je me rendis compte que ce n’étaient pas des larmes, pas vraiment. C’était le sentiment de ne pas être cru, d’être accusé à tort par les miens, de ne jamais pouvoir m’exprimer. Une douleur presque physique s’en suivit. À ce moment-là, j’aurais pu leur en vouloir. J’aurais pu en vouloir à cet ami que j'avais aimé comme un frère au lycée, et encore récemment, de m’avoir tabassé, de m’avoir fait revivre cette violence que j’avais cru être à distance, de m’avoir donné l’impression que mon père s’était incarné en lui. Vision d’horreur. J’aurais pu en vouloir à Octavia pour toutes les conversations que nous avions eues quand je l’aidais pour le ménage, ces conversations qui m’avaient fait espérer une tout autre réaction en cas de découverte de mon passé, une réaction plus juste, plus humaine, plus affirmée par rapport à son compagnon. Une réaction, simplement. Au lieu de cela, je la voyais passive, dépassée, en retrait, effrayée, comme si elle attendait de son homme qu’il la protège, elle, femme forte, femme indépendante et révoltée des schémas patriarcaux sociétaux. Je me fis la réflexion que j’avais espéré d’elle une intervention verbale ou physique qui aurait freiné Swan, une indignation contre sa violence, une opportunité de me laisser m’exprimer avant de juger. Je ne leur en voulus pas. Je fus juste déçu. Puis l’intervention d’Octavia advint. Elle advint tardivement, mais elle advint quand même.
- Laisse-moi lui parler. Nous n’arriverons à rien comme ça.
Par cette intervention, Octavia prit les choses en main. Mes affaires étaient partout, sauf dans mon sac. Mes papiers, mes documents, tout ce que je réunissais depuis des mois, étaient froissés, éparpillés sur le sol. Mon innocence avait été salie une deuxième fois, malmenée, ignorée, prise de haut, prise de court. Mes propres amis s’en étaient chargés.
- Marin, on va appeler la police. Mais on aimerait que tu nous parles avant. Pourquoi es-tu resté ? Qu’est-ce que tu avais en tête ?
Je devais revenir de mon Lèspridou. C’était difficile, je sentais que ce qui m’attendait dans la réalité serait douloureux, éreintant. Je savais qu’il faudrait que je raconte à nouveau tout, et je me disais que j’aurais une chance sur deux d’être cru, comme à l’époque. Je me dis par pure superstition que puisque je n’avais pas été cru dix ans plus tôt, cette fois-ci la chance serait de mon côté.
- Je ne comptais pas vous noyer, répondis-je péniblement.
Je les vis froncer les sourcils et incliner la tête — ils n’avaient sûrement rien compris. Swan se tenait à distance, sourcils froncés, expression intimidante.
- Qui se noie ?
Je rassemblai tout ce qui me restait d’énergie pour m’exprimer intelligiblement.
- Je ne suis pas ce que vous croyez, articulai-je dans un souffle.
Les deux me fixaient, d’un air qui me parut blasé. Je ne baissai pas le regard et les fixai à mon tour.
- Je peux le prouver.
C’est à ce moment que je sus avec certitude que je n’étais plus dans le Lèspridou. La douleur était insoutenable, elle irradiait du bas de mon front vers ma mâchoire désaxée et peut-être cassée, en passant par ma pommette gauche que je sentais tendue, gorgée de sang. Une douleur lancinante empêchait mon bras gauche de se mouvoir. Je tâchai de ne rien montrer, et levai encore les yeux, décidé : cette fois-ci, ma vérité ne ploierait pas. Une légère contraction musculaire étira à peine mes lèvres. Je brandirais ma vérité, envers et contre tous, quitte à y laisser ma peau. Je n’épargnerais personne de sa lumière, et ne prendrai la place à l’ombre de personne. Le vrai coupable devait payer. Une frénésie m’agita intérieurement, mais n’accéléra pas mon pas — je devais faire les choses bien pour que les vents tournent en ma faveur. Je me frayai un passage délicatement entre les bris d’objets, les morceaux de table basse, avant d’atteindre ce qui constituait alors mon salut sous forme de papier et d’encre noire. Les feuilles n’étaient plus dans l’ordre, elles avaient été froissées par Swan. Je lui en voulus terriblement de m’avoir fait cela. Mon meilleur ami retrouvé, mon complice inconditionnel comme il aimait dire. Et en même temps, je leur avais menti, il est vrai.
- Tout est là. Je réunis ces documents depuis ma sortie, surtout depuis que vous m’avez recueilli. Je dois les apporter à mon rendez-vous au SPIP.
En les regardant se décomposer à la lecture des rapports, je me dressai intérieurement une liste des vérités omises et des mensonges dits en échange de leur hospitalité. Des gros, des petits. Avais-je mérité leur courroux, les coups, la violence de leur manque de confiance ? N’étais-je au contraire que la conséquence impuissante, innocente, de ce qu’on m’avait déjà fait traverser depuis ma naissance ? Swan s’avança vers moi.
- Mais pourquoi…
Il avait soufflé son interrogation d’une voix tremblante, sans pouvoir finir de la formuler.
Octavia me regarda à son tour avec la douleur et la honte qui consumaient doucement le bleu de ses yeux.
- Ça veut dire que c’est ton…
Elle non plus ne finit pas sa phrase.
- Le meurtrier est certainement mon père, répondis-je calmement.
Swan et Octavia froncèrent les yeux, leurs bouches s’entrouvrirent comme si quelque chose n’arrivait pas à en sortir. Ils plantèrent leurs regards inquisiteurs dans mes yeux. Je devais faire les choses bien si je ne voulais avoir une chance de sauver les dernières relations amicales qui me restaient, les rares soutiens potentiels dans la lutte qui approchait. Mon ventre se noua d’angoisse. C’était le moment pour moi de leur dire.
- Je ne suis pas coupable de cette atrocité qui hante encore mes nuits, mais je n’ai pas été honnête avec vous. Je dois encore vous expliquer des choses, mais avant tout : seriez-vous d’accord pour m’aider pour le rendez-vous d'aujourd'hui ?
La nuit touchait à sa fin et un jour nouveau se levait, amené par un soleil différent, celui qui éclairerait ma nouvelle vie et ferait de moi un homme innocent, si cela pouvait exister sur cette Terre. Le jour où la vérité éclaterait sur tout, pour tous, était arrivé. Je devais me laver de mes propres mensonges puis exposer méthodiquement ceux de ces personnes qui étaient censées me protéger mais qui ont choisi de me laisser croupir, me détruire, dans un endroit auquel je ne devais pas appartenir. Alea jacta est, les pions sont entre mes doigts, l’échiquier me rendra-t-il ce qu’il me doit ?
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