Évanescence 21
13h00.
La lumière blafarde du jour traverse le vitrage poussiéreux, projetant des ombres mouvantes sur les murs. Bertille se réveille d'un sommeil légèrement perturbé, elle n'a fait que penser. L'air est lourd, presque figé, et chaque battement de son cœur résonne dans ses tempes.
Des mots la troublent dans son esprit, la mise en garde de Nirtch n'arrête pas de la rendre nerveuse.
Allongée à côté de Clayd, elle a passé son temps à le regarder, le fixer au plus profond de son regard. Ressentant une étrange sensation qui la rend heureuse. Son cœur bat à tout rompre, ce n'est pas de l'amour qu'elle ressent, mais quelque chose de plus profond que ça, quelque chose qui touche son essence même.
Si elle doit donner un nom à cette sensation, ça s'apparenterait à...
— Espoir... murmure-t-elle, ses yeux rivés à la fenêtre, fixant la brume à l'extérieur du dôme, au loin.
Un silence étouffant. Au loin, la brume danse, avalant les formes de la ville. Son téléphone vibre dans sa main, elle le met dans sa poche. Bertille se lève lentement, enfile ses chaussures et s'apprête à ouvrir la porte quand, tout à coup, son regard se pose sur le pistolet cybernétique de Clayd, allongé sur le rebord d'un petit meuble en métal rouillé. Elle tourne le regard vers Clayd une dernière fois. Son visage est neutre, sans aucune émotion apparente.
Elle ouvre la porte et part pour son rendez-vous prévu près de la statuette. La rue est balayée par un vent sec qui emporte poussière et fragments de papier.
Après quelques centaines de mètres, elle arrive enfin face à la statuette, au lieu du rendez-vous. Elle sort son téléphone, regardant l'heure indiquée : 13h11.
Son regard se fige face à la statue brisée représentant un homme ancien, vêtu d'un long voile recouvrant la totalité de son corps, ne laissant voir que sa bouche et ses mains fébriles. Bertille la fixe, serrant la mâchoire.
Elle s'avance, s'approchant du banc en face d'elle. Le vent souffle de plus en plus fort. Les bruits des activités autour d'elle commencent à se dissiper, comme si elle était seule avec elle-même, marchant d'un pas lent. Elle s'assoit lentement, regardant autour d'elle, ses yeux se rivent sur un monde délabré en mouvement.
Des poubelles défilent, complètement rejetées par ce monde qu'elle-même sait est pourri. Sachent que bon nombre ont échoué durant la révolte il y a 1 an, mais cette fois-ci, elle fera le nécessaire pour sauver tous ces gens, même si elle doit sacrifier l'impensable pour y arriver.
Elle fixe devant elle, voyant le vent emporter la fumée toxique créée par les entreprises du District 3 qui polluent de plus en plus la zone. Des déchets s'envolent, l'odeur remonte assez souvent à cette heure-ci.
Fixant l'horizon devant elle, Bertille ne bouge pas. Son esprit est englouti par de multiples sensations étranges qui la parcourent dans ses veines.
À cet instant, un individu s'assoit brusquement à côté d'elle, prenant une pose décontractée. Son bras droit se pose sur le dossier du banc, derrière la nuque de Bertille.
Les yeux de Bertille s'écarquillent un instant. Elle ressent que l'air est lourd, une pression étrange surgit, comme si la gravité était 3 fois plus forte.
— Hello, comment vas-tu, ma très chère Bert ? dit-il d'une voix amicale, presque poétique.
Paralysée par l'arrivée de cet individu qu'elle reconnaît instantanément en tournant la tête à sa gauche. Un jeune homme grand, très bien habillé et soigné. Portant une chemise ouverte et un costard entrouvert. Une peau lisse, avec ses cheveux mi-longs noirs qui renferment une noirceur inconnue.
Un bandage recouvre la totalité de ses yeux. De la sueur dégouline lentement du cou de Bertille. Elle comprend tout de suite à qui elle a affaire.
— Qu'est-ce que tu me veux, Barendo ? murmure-t-elle, le regard fixé devant elle, le souffle court, essayant de garder son calme. Ses deux mains reposent sur ses cuisses.
Un léger ricanement retentit de l'homme, comme s'il jubilait du stress de Bertille, tapotant ses doigts de sa main droite sur le dossier du banc.
— Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas croisés. Tu es vachement occupée à manier des assiettes plutôt que de venir me rendre visite. J'en suis trèèès triste, Bert... s'exclame t-il d'un ton moqueur, un léger sourire aux lèvres.
— Allez, Bert, ne sois pas timide comme ça avec moi. On bossait beaucoup ensemble avant, quand tu étais plus jeune ! dit-il tout en bougeant sa main droite, posant deux doigts sur le menton de Bertille, la forçant à le regarder malgré l'absence de visibilité de ses yeux.
Prise d'une panique forte, elle tourne la tête rapidement de l'autre côté, évitant tout contact avec lui. Elle se prononce légèrement tremblante, gardant un ton amical avec lui.
— J'étais jeune, oui... Et puis ce restaurant, il est sympathique pour y bosser le temps de me faire plus d'argent... murmure-t-elle, ses yeux basculant dans un champ où elle évite toute possibilité de contact avec Barendo.
Il la fixe pendant plusieurs secondes, avant de se redresser et de sortir plusieurs petits dossiers de sa veste, les tenant dans ses mains.
— Pendant que tu faisais la toutou de ton côté, si je t'ai envoyé ce message, ce n'est pas pour rien. Il s'est passé plusieurs cas troublants depuis quelque temps. En voyant tous les rapports qu'on m'a donnés et certains dossiers venant de la morgue, plusieurs de nos adeptes ont été retrouvés morts à plusieurs endroits différents, notamment dans les D4, D2 et D1... Depuis la rébellion, des groupes ont décidé de s'approprier des territoires du D4, créant plusieurs massacres recensés sur le vieux net, murmure-t-il, la voix rauque, en donnant les dossiers à Bertille.
Barendo rétorque, la voix plus ferme et grave, sortant un second dossier qu'il lui tend.
— J'ai reçu certaines vidéos, dont celles qui recensent les décès des 96 dernières heures... Parmi eux se trouve Isabelle Costarel, trouvée morte, le ventre ouvert et d'une balle dans la tête. Tu la connais, n'est-ce pas ? C'était une de tes amies que tu fréquentais, murmure-t-il, la voix ferme.
Bertille prend le dossier en main rapidement et fixe les informations données. En le tournant, elle aperçoit des photos du meurtre. Son ventre est ouvert, une mare de sang sur le sol, adossée contre le mur, un trou béant dans le crâne.
Les mains tremblantes, elle commence à suer de plus en plus, ressentant une remontée de malaise qui l'amène petit à petit à une sensation d'étouffement et d'angoisse. Sur les images, elle reconnaît immédiatement son amie.
D'autres photos montrent son mari, lui aussi abattu froidement dans la pièce. Du sang recouvre la totalité du parquet.
Les lèvres devenues violettes, tremblante de douleur interne :
— Elle était enceinte... murmure-t-elle, la voix tremblante.
Le visage rempli d'incompréhension, elle ne sait pas si elle doit croire formellement à ces informations, mais elle ne comprend pas pourquoi Barendo mentirait, surtout pour ça. Ses mains serrent fort les dossiers, en déchirant certaines pages sous le coup d'une colère bouillante. Pensant que c'était terminé, que rien ne pouvait être pire, Barendo sort une clé USB de sa veste et la pose sur le banc entre les deux.
— Voici les images recueillies des trois caméras de surveillance près de chez Isabelle... grâce au vieux net...
Il tourne le regard et fixe Bertille, complètement paralysée devant les images qu'elle tient.
— J'ai appris ce qu'il s'est passé concernant Nirtch... Tu as bien merdé, Bertille, dit-il, la voix grave rempli d'amertume.
Il marque une pause, utilise sa main droite et attrape brusquement les deux joues de Bertille, la forçant à le regarder. Son visage tremble et elle reste figée par une peur primaire.
— Tu sais très bien que tu ne peux rien me cacher, Bertille... Tu empestes la mort... Qui est l'homme avec qui tu étais ? Un étranger de l'extérieur ? Un Mad-0 ? Ou un de ces enculés de la B.S.I ? Dis-le-moi avant que ce soit le Veilleur qui s'occupe de ton cas, chuchote-t-il d'une voix menaçante.
Son cœur bat à tout rompre, ses lèvres tremblent, son regard est obnubilé par une peur qui la dépasse. Car elle le sait : Barendo est un homme extrêmement dangereux. Il ne la lâchera pas si elle ne dit pas la vérité maintenant.
— C'est toi qui as fait ça ? Ou est-ce que c'est... murmure-t-il, se faisant couper.
— C'EST UN ÉTRANGER DE L'EXTÉRIEUR, IL S'APPELLE CLAYD... CLAYD ATTENBOROUGH ! dit-elle en haussant la voix, prise de panique.
Un silence pesant. Le vent souffle brusquement fort à ce moment précis, le son des alentours se brouille dans cette atmosphère.
Barendo ricane doucement, tapotant sa main sur la joue droite de Bertille.
— Voilà, quand tu veux, Bert, c'est très bien quand tu es honnête avec moi, dit-il, sa voix redevenue amicale.
Il se redresse, sortant un paquet de cigarettes.
— Où est-il ? murmure Barendo fermement.
Bertille avale difficilement sa salive.
— À 200 mètres d'ici, bâtiment 4, la troisième porte en haut à droite... répond Bertille, regardant le sol.
Barendo tapote sa main droite sur la tête de Bertille. Il se lève doucement, fixant l'horizon devant lui.
— Je passerai tout à l'heure lui rendre visite. Entre-temps, tu t'occupes de me retrouver ces fils de putes qui ont tué nos semblables. Il semblerait que ces chiens soient sûrement des membres contre l'ordre de la Brume, cachés dans ce tas de merde depuis quelques années... Camouflés parmi les citoyens de n'importe quel district... Ces gens tuent sans aucun scrupule. Seule la Brume Noire est notre raison d'exister, ne l'oublie jamais, Bert.
Bertille regarde le sol.
— D'accord, Barendo... Je vais m'occuper de ça, murmure-t-elle.
Barendo se retourne doucement, fixant Bertille assise, le visage trempé par la sueur. Il s'abaisse à son niveau, sa main gauche posée sur sa joue droite, faisant de petites caresses tendres.
— Tu as toujours été l'un des piliers sacrés de notre assemblée. La Brume Noire... elle seule demeure Vérité éternelle. L'Unique qui détourna son regard, là où le Très Haut nous a abandonnés. Elle se glisse encore parmi nous, invisible et omniprésente, et nos lèvres sèches ne cessent de la prier, nos mains ne cessent d'agir pour Elle. C'est notre Ordre, notre Voie, notre serment scellé dans la chair et le sang, œuvrer pour sa Gloire et la survie des derniers souffles de l'humanité. Jusqu'ici, tes œuvres ont été pures et droites. Mais je perçois, dans l'ombre de ton cœur, une souillure étrangère... Une ombre qui n'est pas tienne, un spectre qui se joue de tes sens et caresse tes émotions jusqu'à les dévorer. Ne renie point les paroles gravées par le Veilleur : En un temps de cendre et de silence, paraîtra l'Homme qui renversera l'Ordre établi. Il prendra le masque de l'Allié, se drapera dans la Brume et osera la souiller. Mais de la Brume jaillira le Néant, au-delà du Silence, figé dans la chair morte, portant en son sein le Pardon que le Feu refusa. Alors s'élèvera l'Écho du Néant. Veilleur, Strophe 6 : 13... murmure Barendo, dont la voix est calme et douce, d'une musique lyrique.
Bertille reste silencieuse, un simple signe de tête suffit. Barendo se redresse, regardant le ciel qui commence à devenir d'un gris nuageux.
— Concernant Nirtch, il est probablement déjà mort, ça t'évite de te créer des ennuis à vouloir le chercher, dit-il fermement.
Il marche, partant dans une autre direction, laissant Bertille toute seule, assise sur le banc, sans voix. En regardant les dossiers qu'elle a entre les mains, elle se met à pleurer encore et encore, et les larmes commencent à couler comme une cataracte de tristesse.
La pluie se met à tomber, mêlant la scène dans un gouffre d'incertitude et d'impuissance. Elle se met en boule, se refermant sur elle-même, serrant les dossiers contre elle, tout en pleurant fortement sous la pluie battante, mêlée à une crise d'angoisse qui coupe son souffle.
Dans un élan de désespoir, elle murmure dans un écho de douleur :
— Qu'est-ce que je dois faire, pitié... murmure Bertille.
Après quelques secondes d'intervalle, une présence s'assoit à côté d'elle. Bertille tourne légèrement la tête à sa gauche, voyant une femme portant un long manteau noir, des cheveux longs et un regard perçant, assise, une jambe croisée, les deux mains sur ses cuisses, fixant en face d'elle.
— Depuis quand elle est là ? Je n'ai rien ressenti... chuchote-t-elle dans sa tête.
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