Si la mer n'existe pas (7)
S’il n’y avait eu que cette morsure, c’est-à-dire seule la chaleur de la main de l’homme et cette poigne ferme, sans doute me serai-je laissée emporter, et sur l’étendue immense de grains noirs aurai-je fondu corps à corps perdus contre celui de l’homme. Il me semble en tout cas que c’est ce que dictait sa main gauche à ma main droite et que de ma main droite le message circulait à l’intérieur de mon corps entier pour exploser en cri furieux au creux de mon ventre. C’est ce que fait le désir, il tape au ventre et au ventre toujours. Mais tandis que je vacillais peu à peu vers une certaine langueur, ma main gauche, elle, restait ancrée sous le sable. Elle poursuivait son exploration, fouillait au plus profond, comme si mue d’un instinct qui lui était propre elle était reliée au ventre du monde. Ma main gauche existait autrement que le reste de mon corps qui penchait vers l’homme, et elle l’en détacha pour le ramener peu à peu à lui, et de lui au ventre du monde qui dormait sous le sable. Elle l’en détacha d’une simple sensation, celle de l’humidité entre les grains qui crissaient sous mes ongles. Il y avait de l’eau sous le sable, de la vie sous l’aridité apparente des lieux, quelque chose de liquide sous le grain noir.
Je crois que l’homme sentit que je lui échappais un instant, je crois qu’il le sentit parce qu’alors il se mit à parler, il se mit à parler en fixant l’horizon, sans jamais tourner son regard vers le mien, mais même de biais je pouvais percevoir des choses grises et sombres qui naviguaient entre ses sourcils, et encore dans les traits de ses lèvres légèrement crispées. Si je n’avais dû me fier qu’à ses traits d'homme-colère qui m’effrayaient et m’interrogeaient à la fois, la chose eut été fort facile à trancher. Or l’image nette que j’avais de lui se brouillait sous la tessiture de sa voix.
Sa voix sous le soleil blanc était bien différente que celle qui avait filtré dans la brume.
Sa voix était aussi chaude que sa main.
Ce n’était plus la voix d’un homme roc de pierre, mais la voix d’un homme-oiseau. Elle avait des envols, des rebonds et des pirouettes. Elle caressait l’oreille, y murmurait la chaleur du sang qui pulse au cœur, et je devais m’accrocher à ses traits différents. Je devais m’accrocher à l’humidité sous le sable et au ventre du monde, pour ne plus écouter ce que me dictait mon propre ventre et pour ne pas me laisser engloutir par la voix de l’homme et de là engloutir par sa bouche et son corps tout entier et fondre sous son poids sans avoir trancher.
D’un côté il y avait le désir de l’homme, et de l’autre le désir de la mer.
Une main qui tendait vers la peau, la chaleur animale-minérale de l'homme, et l’autre à plonger flotter liquide et dériver. Je ressentis alors une profonde fissure me traverser de part en part.
Je me tenais au carrefour des possibles. Plus exactement dans l’espace du tout possible et du renoncement. Je comprenais que j’allais gagner et perdre et que contrairement à ce que je pensais quelques instant plus tôt, il était finalement possible de se tenir et dans le vivant et dans la mort des choses. Je fixais le ciel y cherchant quelques signes, une réponse évidente, mais qui ne vint pas. Au bout d’un temps je lâchais la main de l’homme, puis le ventre du monde, je retirais ma main de sous le sable, et je rassemblais à moi mes deux mains et de là mon corps entier en un seul bloc. Je me fixais sur mes pensées et mes pensées seules, dans un temps en dehors des choses de la mort et du vivant.
Je fermais les yeux, je me recroquevillais plus loin encore à l’intérieur, au plus loin que je le pouvais, petit à petit s’effaçait la présence de l’homme, la chaleur du soleil blanc, et la sensation du grain épais sous moi.
Je fermais les yeux et comptais jusqu’à trois. Je comptais jusqu’à trois, car l’on ne compte pas jusqu’à deux, ou encore jusqu’à quatre, et que compter jusqu’à un ne servait toujours à rien.
Je comptais jusqu’à trois et j’ouvris les yeux sur les vagues qui ondulaient en flux et en reflux jusqu’à venir lécher mes pieds. Je n’entendais plus que la voix de la mer, son cri fracassant contre les falaises pointes hautes, et son calme plus au loin qui s’étirait sous l’horizon.
Je sus alors précisément ce qui existait et ce qui n’existait pas, et que sans doute beaucoup de choses pouvaient exister sans que je ne les voies.
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