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— Interpellation pour état d’ivresse sur la voie publique doublé d’un séjour en cellule de dégrisement ?  Vous me décevez Gross. Comme si le temps ne nous était pas déjà pas assez compté…

— Parce qu’interroger un homme torché comme un coin était plus judicieux commissaire ? Ce type est incapable d’aligner deux mots sans divaguer. Vous et moi savons que notre procès-verbal d’interrogatoire n’aurait eu aucune valeur. Son avocat se serait empressé de le contester et je ne vous parle même pas du juge d’instruction.

— Baissez d’un ton inspecteur. Ce n’est pas vous qui allez m’apprendre mon métier !

Éric recula, évitant pour la vingtième fois les postillons de son interlocuteur. Son visage tirant au rouge, ne cessait de se déformer à chacune de ses paroles. 

— Ce n’est pas mon intention, commissaire.

Lorsque Gross avait poussé les portes du poste de police, leur principal suspect à ses côtés, il n'avait pas songé que la situation puisse tourner au vinaigre. Il ne s’attendait, certes, pas à ce qu’on lui graisse la pâte. Toutefois, une approche plus diplomate ne lui aurait pas déplu. Or, il avait fallu que Schneider lui tombe dessus et le menace, trainant sa barquette de curry avec lui. Schneider avait de bonnes raisons de trembler. Son départ en retraite approchait à grands pas et il espérait bien quitter son poste avec les honneurs et non pas à coups de pied dans le derrière.

—  Je vous laisse vingt-quatre heures, Gross. Passez ce délai et sans preuves tangibles, je vous retire cette enquête. 

Si Norman refusait de parler, alors il ne leur restait qu’une seule option : convoquer les maîtres-chiens et fouiller le terrain vague dans le moindre détail. Se maudissant de ne pas y avoir pensé plus tôt et conscient du temps précieux qu’il avait perdu, il mandata Ambre Schmitt de s’en charger. Mais l'univers s’obstinait à leur mettre des bâtons dans les roues. Dépêchés à l’autre bout du département pour une affaire de stupéfiants, l’équipe ne pourrait être disponible que demain. Or, Gross n’avait que la journée pour faire ses preuves. Incapable de renoncer à cette enquête, il pressa Ambre pour qu’elle lui apporte l’intégralité des clichés de la scène de crime, certain d’être passé à côté d’un élément capital.

Il raccrocha, les nerfs à vif. S’il retournait sur la scène de crime, il perdrait son temps. La pluie ayant tout effacé sur son passage. Il devait tout reprendre à zéro.

Gross s’empara d’un marqueur rouge, extirpa de son tiroir une carte de la ville et la placarda au mur. Il attrapa une punaise, l’entoura d’un fil de laine rouge et la planta en plein sur Heide. L’étendant ainsi jusqu'au terrain vague de Bitterburg. D'Ouest en Est. Parcourir une distance pareille sans être vu relevait de l’impossible. Qui pouvait bien être assez tordu pour encourir un tel risque ? Même un professionnel ne réaliserait jamais un tel parcours. Il savait que la police remonterait à lui tôt ou tard. Ces deux affaires ne pouvaient pas être le résultat d’un seul et même homme. Et s’ils s’étaient tous leurrés depuis le début ? Ils avaient tous été pris de court par la rapidité des évènements. Peut-être s’étaient-ils emmêlés les pinceaux ?

Après tout, ce corps démembré retrouvé sur cet étrange autel était la seule connexion avec la petite Violette. Rien ne prouvait qu'il lui appartenait. Ce truc gisait là sûrement depuis des semaines.

Il devait séparer les deux enquêtes. D’un côté, organiser une battue pour retrouver la trace de la petite Kohler. Celle-ci avait très certainement fugué. Après tout, qui aurait pu supporter de se coltiner un type violent doublé d’un ivrogne en guise de père ?

S’il espérait retrouver lui-même l’identité de ce buste, il devait contacter de toute urgence Monsieur le Maire pour qu’il organise une réunion au sommet. Une battue était indispensable s’ils voulaient retrouver la trace de Violette. Jamais, il n’aurait le temps de traiter les deux affaires en même temps. Il lui fallait plus de main d’œuvre. 

Gross ouvrit la porte de son bureau à toute volée puis hurla :

— Gruber ! Quelqu’un a-t-il vu Gruber ?

— Il est à la machine à café, inspecteur, rétorqua un garçon rondelet, le visage parsemé de taches de rousseur.

— Vous êtes ? lui lança Gross, incapable de mettre un nom sur son visage.

— Arthur Zimmermann. Mais appelez-moi Arthur. J’ai intégré l’équipe il y a deux semaines. On m’a confié tout un tas de choses sur vous. C’est un honneur de vous rencontrer en chair et en os.

Gross leva les yeux au ciel. S’il y avait bien une chose qu’il détestait par-dessus-tout, c’était le cirage de pompe.

— Eh bien Arthur, ramenez-le-moi, lui ordonna-t-il d’un air mauvais. Il faut que je lui parle de toute urgence. Et si par malheur, vous ne parvenez pas à lui mettre la main dessus, venez me voir, j’ai une mission de la plus haute importance à vous confier.

Arthur bondit de son siège, s’apprêtant à rejoindre Gruber mais Éric le stoppa net dans son envol. Il avait besoin de plus de monde...

— Attendez. Tout compte fait, deux têtes pensantes valent bien mieux qu’une. Arthur, je voudrais que vous parcouriez les fichiers des personnes disparues entre 1985 et aujourd’hui. Vous vérifierez les disparations recensées dans la région. Si cela ne donne rien, faite une recherche au niveau national. Et prévenez Gruber. Si vous vous y mettez maintenant, vous pourrez peut-être rentrer chez vous à la tombée de la nuit. 

Sans perdre une seconde, Zimmermann se rua vers la salle de repos, persuadé d’y trouver Gruber. Mais ce dernier s'était éclipsé loin des regards, loin de leur cafétaria de fortune. Cherchant à redorer son image, entachée par sa conduite dans la nuit du 14 au 15 juillet, il se jouait d’une journaliste — une petite blonde à la poitrine généreuse — qui tentait d’infiltrer incognito le commissariat. Cependant, la jeune femme lui donnait du fil à retordre. Bien décidé à lui faire cracher le morceau, il l’entraîna dans le couloir austère menant aux cellules de détention. Il imaginait déjà ses collègues l’acclamer lorsqu’il réussirait à la percer à jour. Il ne laisserait plus personne entraver l’enquête.

— Maintenant que nous sommes seuls, inspecteur. Etes-vous prêt à tout me dire ? lui lança-t-elle du tac au tac. 

— Que voulez-vous savoir ?

— La vérité. Où en est l’enquête ? Les gens s’inquiètent, la peur se lit sur leurs visages. Votre devoir n’est-il pas de rassurer la population ?

— Je vous retourne la question.

— Vous savez bien que ce n’est pas ce que le public veut entendre.

— Parce que vous croyez que vous infiltrer illégalement dans un commissariat de police est ce qu’attendent vos téléspectateurs ?

Arthur poussa les portes battantes de l’aile Nord du bâtiment, déterminé à couper court à cette entrevue. Il n’avait pas perdu une miette de leurs échanges. Tout cela était grotesque.

— Gruber ! l'appela-t-il, d’un ton détaché. Gross souhaite s’entretenir avec vous.

Le stagiaire afficha un large sourire bien déterminé à lui faire comprendre que son petit jeu avait assez duré. Cette tête de nœud avait déjà mis à mal cette enquête, alors à quoi jouait-il ? Voulait-il tous les enterrer vivants ? 

L’orage gronda puis la grêle s’ensuivit, claquant bruyamment contre la taule. La lumière grésilla, les plongeant peu à peu dans le décor d’un film d’horreur. 

— Nous ferions mieux de remonter, insista le stagiaire, mal à l’aise.

C'était mal connaître Gruber. Il ne céderait pas aussi facilement. Si près du but. Le jeune homme tenta de lui faire comprendre. Mais, cet abruti en rangers ne captait rien, s'obstinant encore et encore à lui tenir tête.

Arthur s’approcha de Gruber, puis baissant d’un ton lui souffla au creux de l’oreille :

— On a besoin de vous là-haut. J'ignore ce que vous cherchez à faire, mais cette fille ne vous attira que des ennuis. Dois-je vous rappeler pourquoi l’enquête piétine ? Ne croyez-vous pas que vous en avez assez fait ?

—  Je cherche seulement à rattraper mes erreurs.

— Et comment comptez-vous vous y prendre ?

— C’est simple... En l’humiliant publiquement.

Une voix doucereuse, aussi subtile qu’une lame de rasoir, les interrompit. Avec tout ce tumulte, Zimmermann en avait presque oublié la présence de cette journaliste.

— C’est au sujet de l’affaire Kohler ? Je ne me trompe pas ? s'excita-t-elle alors qu’elle s’avançait vers les deux hommes, son dictaphone dissimulé contre sa paume. Vous avez une piste ? De nouveaux éléments orientant l'avancée de l’enquête ?

— Vous feriez mieux de partir mademoiselle. Cet endroit n’est pas adapté pour une jeune femme telle que vous, bredouilla Arthur, tout en restant courtois.

Il n’avait jamais manqué de respect à quiconque, ni même aux pires crapules. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il briserait les règles que sa tendre mère lui avait inculquées. 

— Que tenez-vous tant à garder secret inspecteur ? Vous avez reçu les résultats du labo ? Ce buste est celui de Violette, c’est ça ?

— Cela ne vous regarde pas.

Gruber le tira par le bras, se retenant de lui fourrer illico son poing dans la figure. L’ampoule clignota sous leur passage. Mais la pierre grise ornant le mur, aussi sombre et austère que celle ornant l'unique sanatorium de la région, l’en dissuada. Il n’était pas assez fou pour finir le bras dans le plâtre.

— Taisez-vous ou votre manque d’expérience aura raison de vous. Vous pensiez me sauver les miches, mais votre réponse vient de signer notre arrêt de mort... Sombre idiot ...

La blondinette fourra le dictaphone de son sac incognito. Avec un peu de chance, les chaînes d’information paieraient une somme astronomique pour cet enregistrement. 

*

Le tic-tac de l'horloge lui rappelait à quel point le temps filait. Même en reprenant inlassablement le dossier d’enquête, le constat était toujours égal : il manquait d’éléments. Et pour couronner le tout cet idiot de Gruber avait laissé ses traces de pas un peu de partout. Gross placarda les photographies de la scène de crime sur son tableau blanc, ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit une loupe. Il n’y avait rien sur ces clichés. Pas une empreinte, ni un indice. Rien. Il regarda de plus près, certain de passer à côté d'un détail majeur. Mais ses yeux l’imploraient de lâcher prise. Des auréoles lumineuses lui maquillaient la vue. Il ferma les paupières, lasse. Pas de signe distinctif, pas un tatouage, ni la moindre tache de naissance. Ce membre mutilé était tout de ce qu’il y avait de plus normal. Aucun indice ne pouvait les orienter sur l’identité du corps.

Il est vrai que l’aridité du sol pouvait justifier l’absence d'emprunte à proximité de la dépouille. Mais cela n’était que supposition. D’autant plus que Gruber, lui, avait bien laisser une trace de son passage. Tout le monde savait que la terre était toujours un peu humide dans les marécages et ce, même en l’absence de pluie. Celui qui avait disposé le corps savait très bien ce qu’il faisait. Il était méticuleux. Si méticuleux qu’il avait pris le soin de nettoyer la scène de crime tout en laissant l’autel intacte pour éviter tout soupçon.

A une exception près : une étoffe de soie coincée entre les roseaux. Un morceau de tissus passé inaperçu aux yeux de tous. Comment avait-il pu inspecter les lieux en faisant preuve d’autant de négligence ?

—  Gruber ! Nous allons à Heide. Magnez-vous !

Celui-ci bondit de sa chaise, heureux d'abandonner la montagne de paperasse entassée sur son bureau. Cela faisait des heures qu’il balayait chaque déposition à en devenir chèvre.

—  C’est les plongeurs, c’est ça ? Ils ont trouvé quelque chose ?

Gross fourra les clefs du véhicule dans la poche de son jean et se rua hors du commissariat, tandis Gruber, intarissable, poursuivait son monologue.

— Ce n’est pas trop tôt après trois jours à ratisser la zone. Je n’imaginais pas que ce repère de roublards leur donnerait tant de peine. Après tout ce n’est pas comme si ce court d’eau s’étendait sur de nombreux hectares.

Éric ouvrit la portière du véhicule, prit place au sein du véhicule, se retenant de le bâillonner sur le champ.

— Si vous voulez mon avis, ils font perdurer leur intervention pour une seule et unique chose : l’argent. La semaine dernière encore, ils militaient pour leurs droits, revendiquant à haut et fort leur maigre salaire.

—  Il ne s’agit pas des plongeurs. D’ailleurs, je ne relèverais pas votre manque de soutien envers ces hommes qui œuvrent, depuis des jours, pour faire une partie du travail à notre place ! Si je m’impose votre compagnie, Gruber, c’est parce que j’ai besoin d’une deuxième paire de yeux. Or, personne n’était disponible sauf vous. Nous avons merdé une première fois, tâchons de ne pas réitérer notre maladresse.

*

Heide était vaste, bien plus vaste qu’un étang ordinaire. Cette terre marécageuse s’étendait sur de nombreux kilomètres, si bien que draguer l’étang aussi boueux que dangereux obligeaient les autorités à déployer des efforts surhumains. Pourtant leur pugnacité finit par payer.

Les deux fonctionnaires d’état s'enfonçaient au cœur des marais lorsque des cris retinrent leur attention.

— Il est enlisé, hurla un des hommes grenouille. Il me faudrait une corde. A mon signal vous mettez la gomme.

Ils pressèrent le pas afin d’avoir une vue dégagée sur eux. Sa gestuelle témoignait de leur agitation. Ce type venait de mettre la main sur quelque chose.

— Eh bien ! On dirait que j’avais raison inspecteur ... 

L’homme plongea, laissant derrière lui un rond dans l’eau. La tension était à son comble. Plus un son émanait des bateaux à moteur.

Pourtant, Gross demeura imperturbable. Déterminé à mener à bien sa mission, il inspecta un à un chaque roseau, se donnant corps et âmes dans ses fouilles. Ce morceau de soie était leur salut. S’il ne parvenait pas à mettre la main dessus alors il pourrait dire adieu à cette affaire. Et cela, il ne pouvait pas le tolérer. Il se le reprocherait toute sa vie. Il devait se battre jusqu’à ce qu’il démêle la vérité.

Gruber détourna le regard des plongeurs. II comprit alors que cette découverte n’intéressait que peu son supérieur. Mains dans les poches, il observa béat.

— Que recherchons nous au juste, chef ?

Gross, penché en avant, redoublait d’efforts.

— Un échantillon de tissus, répondit-il le souffle court, la vase atteignant à présent ses chevilles.

— C’est une blague ?

— Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

— Mais… Vous n’êtes pas sans savoir que...

Gruber mâcha ses mots. Il ne voulait pas subir à nouveau les foudres de sa hiérarchie.

— Avec tout le respect que je vous dois, inspecteur … Il y a des fortes chances pour que la pluie l’ait déjà emporté. Et si elle ne l’a pas fait, la boue, elle, l'aura recouvert.

— Gardez votre pessimisme pour vous Gruber. Nous avons déjà bien assez à faire. Vous croyez que je ne le sais pas ? Pourquoi aurais-je les mains plongées dans cette gadoue nauséabonde ? Vous ne comptez pas m’aider ?

Le jeune homme s’approcha doucement, ne souhaitant pas être pris au piège dans la vase. Il s’arrêta une seconde pour écouter le vent souffler dans les arbres. Puis, soudain comme si elle savait ce qui allait se produire, les branches frémirent de plus belle. Comme si elles luttaient pour masquer les cris des plongeurs.

— DEMARRE, hurla l’un deux, sa tête sortant à peine de l’eau.

— MAINTENANT ACCELERE... OUI COMME CA... ENCORE UN PEU... STOP ! CONTINUE !

Un geyser se dessinait sous la dernière impulsion du bateau. La corde remonta un tas de métaux, tous oxydés et en piètre état. Pourtant, Gruber sentit son estomac se retourner. Son sang ne fit qu’un tour.

— Je n’y ... crois pas, bégaya-t-il. Ce vélo...

— Quoi ? grogna Éric alors qu’il essayait de se dépêtrer de la vase dans laquelle sa jambe était enlisée.

— Je sais à qui il appartient, lâcha Gruber.

Gross se figea. Il se retourna tant bien que mal pour faire face à son acolyte. Quand il fut enfin à sa portée, son visage avait perdu toute sa couleur. Comme s'il était sur le point de rendre l’âme. Pourtant, son usage de la parole resta intact.

— Rose et couvert de breloques … ça ne vous rappelle rien inspecteur ?

Celui-ci le regarda, incrédule. Ce gamin lui en bouchait un coin.

— Il appartient à Else Hansen.

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