18.

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18.

La fenêtre de la voiture ouverte, je découvrais les contours des champs de blé fraîchement fauchés. Depuis les balbutiements de l’aube, je n’avais envie de rien, et scrutais les meules de foin qui redessinaient le paysage de la sierra. Dans le lointain, les silhouettes des moulins à vent séchaient leurs ailes sous la brise matinale. La route était tortueuse, sillonnée par des villages de pierres. Le lion était un homme prudent. Dans la nuit, il était venu tambouriner à ma porte pour avancer l’heure de départ.

— Tu n’as pas le temps de courtiser une jeune fille, suis-moi, on file dans cinq minutes.

L’automobile roulait à vive allure.

— N’as-tu vraiment rien à dire depuis notre départ ?

— J’ai simplement besoin d’une tasse de café bien chaude.

— On s’arrête au prochain village.

À l’entrée du hameau d’Urréa de Jalón, les aboiements des chiens, le long de la route, signalaient une guérite de la Guardia. La Ford ralentit. Un soldat fit signe à Julen de ranger le véhicule sur le bas-côté. Je me dressai sur le siège pour dévisager froidement les sentinelles.

— Ne t’inquiète pas, une simple routine.

Les gardes civils étaient à la recherche d’une mule, qui s’était égarée dans le canyon.

— Señores, qu’est-ce qui vous amène dans le coin, et d’où venez-vous ?

— Du village d’Arguedas. Il s’est passé quelque chose par ici ? Pourquoi ce contrôle ? Enchaîna Julen, tandis que je laissai deviner la chair de poule, qui hérissait mes poils sur les bras, ma chemise retroussée.

— C’est une des mules du campement, qui s’est fait la belle, déclara le soldat.

J’esquissais un sourire de façon presque mécanique.

— Jeune homme, qu’y a-t-il d’aussi drôle, que tu souries bêtement ?

— Je n’ai jamais vu de mule se tirer sans son maître, je rétorquai en essayant de dominer ma peur, la tête enfouie dans les épaules.

Le garde caressa son épaisse moustache avec un geste d’agacement.

— Qu’est-ce que tu cherches à me dire ? Señorito, tu devrais la fermer au lieu de fanfaronner.

— Je dis simplement qu’une mule ne prend pas la clef des champs loin de son propriétaire.

— Désolé, messieurs, mon compagnon accuse la fatigue, après une longue marche dans le désert des Bardenas. Veuillez l’excuser, ajouta Julen.

Les soldats n’insistèrent pas, en découvrant la mule qui trottait derrière les buissons.

— C’est bon pour cette fois, quant à toi, l’abruti, que je ne voie plus ta tête dans le patelin.

Julen redémarra et lâcha un profond soupir, exaspéré par mon attitude provocatrice et suicidaire. Il me regarda à nouveau et arrêta la Ford en freinant brusquement. Il sortit du véhicule avec la portière qui claqua, et marcha sur le bas-côté, le visage fermé. Il trébucha sur la terre craquelée du champ. Il passa en revue la scène avec les soldats. À mon tour, je décidai de le rejoindre la tête basse.

— Merde, je ne veux pas que tu te fasses d’illusions ! tu es un homme en fuite. Je ne vais pas mâcher mes mots, si ça te fait plaisir de croupir dans une prison, dans ce cas tu pars seul de ton côté !

— Tu en fais toute une histoire pour un simple contrôle.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Cela fait sept ans que je me cache, et toi tu paniques pour une mule.

Julen flanqua un coup de pied contre la carrosserie. Pour la première fois, depuis bien des années, il avait eu peur.

— Si tu avais vu la tête que tu faisais quand le soldat t’a appelé Señorito !

— Et la tienne avec tes yeux ébahit !

Le lion laissa tomber sa main sur mon épaule. On se mit à arpenter le long de la route.

— Serais-tu capable de servir la cause ?

— De quoi parles-tu ?

— L’organisation militaire projette une action qui va clôturer plus de trente ans de dictature.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— J’ai toujours pensé que l’amiral Carrero Blanco était la clé de voûte de ce régime. Je vais mener une opération à bon terme.Je t'en dirai plus à Madrid.

J’eus un frisson. Je restais un moment sur place. Tandis que Julen continuait à parler, je tenais les yeux fixés sur l’horizon et semblais hésiter à pousser ma route à ses côtés.

— Ce régime ne tombera pas par hasard. Même si je dois y perdre la vie, je tuerai ce monstre. Oui, poursuit-il d’un ton apaisé, j’abattrai de mes mains le chef du gouvernement.

J’imaginais, tout là-bas, dans la capitale, ce marin qui supportait l’édifice d’une dictature, sombrer dans la mort, le visage enfoui dans la boue. Les paroles de Julen ranimèrent le feu de la vengeance qui sommeillait en moi. Je pensai qu’aux côtés d’un homme brave comme lui, nous avions de bonnes chances de réussir.

Dans la métropole, près de la gare d’Atocha, la Mustang ralentit, et fit un premier passage devant la pension Mariposas ([1]). L’auberge était coincée entre deux immeubles aux murs en briques. Le lion surveillait du coin de l’œil, les piétons. Il roulait sans se presser et gara la voiture à l’angle de la rue. Nous descendîmes du véhicule, sans hâte, et franchîmes le seuil de la pension. Le propriétaire, assis derrière le bureau de la réception en bois élimé recouvert de poussière, avec les yeux rivés sur un registre, marmonna entre ses dents.

— Mon ami, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu de ton arrivée ? Et ce jeune gars avec toi, qui est-ce ?

— Je n’ai pas eu le temps de t’aviser que nous étions deux. On prendra une chambre commune.

Le patron laissa glisser sa main sous le comptoir et fit un signe en direction de Julen.

— La semaine dernière, un prêtre t’a demandé. Un drôle d’escogriffe ! Je ne lui aurai pas donné le bon Dieu sans confession.

— Que voulait-il ? Et à quoi ressemblait-il ?

— Ce qu’il voulait, je n’en ai pas la moindre idée. Il était grand, blond, robuste, une musculature puissante, avec un bouc sur le menton. De ma vie, il avait plutôt l’allure d’un marin du Potemkine.

— T’a-t-il donné son nom ?

— Ouais, Antonio Pragas. Il m’a remis une enveloppe pour toi.

Le lion lissa de la main ses cheveux gominés tandis qu’il ouvrit le pli, et esquissa un sourire, en lisant le contenu du message. Il avait une myriade de questions à poser à ce prêtre, mais pour l’heure, son instinct le poussait à sécuriser notre arrivée. Paolino, le patron nous servit deux tasses de café bouillant.

— Rien de particulier ces derniers temps ?

— Ma pension n’intéresse pas grand monde. J’évite soigneusement les importuns, les soiffards, les furets et autres consorts.

— J’aurais besoin de la chambre du second avec la lucarne sur la cour arrière.

— C’est déjà prévu l’ami. Je la garde toujours libre pour toi et j’ai placé une échelle sous le vasistas. Le portillon qui donne sur la ruelle demeure ouvert nuit et jour.

— Peux-tu garer la Ford, dans l’impasse ?

— Bien sûr.

— Tu parles comme un flic de la Benemerita.

— Ne t’en fais, avec moi, ton arrivée restera discrète, et la Ford sera stationnée comme tu le veux, balança le patron sans ciller. Je vous enregistre sous les noms de Gonzalez et Gandia, ouvriers de la compagnie nationale d’électricité.

Julen avala d’un trait le fond de sa tasse, tira une cigarette de son paquet. Paolino se pencha vers lui, avec une allumette enflammée. Le lion aspira une longue bouffée de fumée qu’il cracha en formant des ronds. Puis il éclata d’un fou rire à s’en étouffer.

— Gonzalez et Gandia ? Tu n’as pas trouvé mieux.

Après la deuxième inhalation, il éteignit son mégot sur le sol, me tapota l’épaule et m’entraîna vers l’escalier. Avec le craquement des marches usées, la chambre poisseuse, et la rencontre burlesque avec Paolino, j’éprouvais un élan de bonne humeur, j’en aurais presque ri.

[1] Papillons.

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