La nuit, le témoin de ma douleur
C’est la nuit que tout se passe. C’est la nuit que je redoute le plus.
Cette partie de la journée où le monde s’efface lentement, avalé par l’obscurité. Cette partie où les rires s’étouffent, où les voix se taisent, où les bras ne sont plus tendus vers moi. C’est la nuit que je redeviens toute petite. Une toute petite fille, seule dans une chambre trop silencieuse, allongée sous une couverture trop froide. Il y fait sombre, et seule la lune ose encore me regarder. Sa lumière blanche découpe les angles de la pièce, caresse doucement les murs, comme une main sans chaleur.
Mes parents dorment. Enfin… ma mère et mon beau-père. Ils rêvent peut-être d’un monde où tout est parfait. Ils ignorent que, de l’autre côté du mur, il y a un chagrin trop vaste pour une enfant. Ils ne savent pas que la petite tête blonde, si pleine de vie la journée, étouffe ses pleurs contre son oreiller. Que je pleure sans bruit, sans mot, avalée par cette chose sourde et acide que les adultes nomment "l’abandon".
J’ai treize ans. Et je ne comprends pas.
Un jour, tout allait bien. Il était là. Il venait me chercher à l’école, me tenait la main fort, comme si j’étais son trésor. Il me parlait de tout, de rien, de ses rêves d’avant, de ses colères, de ses blagues idiotes. Je riais, moi. J’étais sa fille. Sa vraie fille. Celle qu’il aimait.
Et puis, un matin, le silence.
Pas un mot. Pas un message. Pas une voix à l’autre bout du téléphone. Rien. Le vide. Comme si j’avais été un rêve qu’il avait décidé d’oublier.
Je cherche encore l’instant précis où tout a basculé. Je remonte les souvenirs comme des perles tombées d’un collier brisé. Une à une. Est-ce que j’ai dit quelque chose ? Été trop capricieuse ? Pas assez gentille ? Est-ce que j’ai oublié de lui dire que je l’aimais ?
Je me souviens de l’odeur dans sa voiture. La citronnelle, accrochée au rétroviseur. Ce parfum d’été, de moustiques repoussés, de routes qu’on prend en riant. Aujourd’hui, cette odeur me fait mal. Trois mois. Trois mois sans lui. Trois mois à attendre. Trois mois à espérer qu’il ouvre enfin la porte, qu’il me serre dans ses bras et me dise : "Désolé, ma puce. J’ai eu peur. Je suis là maintenant."
Mais la porte reste close.
Et alors je pleure. Je pleure avec cette violence des enfants qui ne savent pas encore cacher leur douleur. Une douleur qui déferle, qui noie, qui déchire le ventre et serre la gorge. C’est plus fort que moi. Comme une tempête. Comme une main glacée qui serre mon cœur et refuse de le lâcher.
C’est ça, l’abandon. Ce n’est pas un mot. C’est une présence absente. C’est un cri qui ne trouve pas d’oreilles. C’est une pièce pleine de vide. C’est le manque. Le manque à chaque instant.
Je continue à vivre pourtant. Je ris parfois. Je vais à l’école. Je réponds à ma mère. J’écoute la voix douce de mon beau-père. Mais il y a un trou dans mon ventre. Un puits. Un gouffre. Un endroit où il n’y a plus rien. Où je tombe chaque nuit.
Je l’appelle dans ma tête. "Papa. Reviens. Papa. Est-ce que tu m’aimes encore ? Papa, pourquoi ?"
Mais il ne répond pas.
Seule la lune est là. Elle me regarde du haut de son trône. Elle me tient compagnie. Elle écoute mes pleurs, mes plaintes, ma solitude. Elle ne dit rien, elle non plus. Mais elle est là. Immobile, froide, distante. Comme lui. Comme tous les autres.
Parfois je lui parle, à la lune. Je lui raconte tout ce que je garde en moi. Les souvenirs de lui, les questions qui me rongent. Je lui dis comme il me manque. Comme j’aurais aimé qu’il me voie aujourd’hui, quand j’ai eu une bonne note en français. Comme j’aurais aimé qu’il me serre fort, qu’il me dise qu’il est fier. Juste ça. "Je suis fier de toi."
Mais il n’était pas là.
Et je me demande : est-ce qu’il pense à moi, parfois ? Quand il regarde le ciel, est-ce qu’il voit la même lune ? Est-ce qu’il sait qu’ici, une petite fille pleure toutes les nuits son absence ? Est-ce qu’il a mal, lui aussi, ou est-ce qu’il m’a déjà oubliée ?
La vérité, c’est que je ne sais même plus à quoi ressemble sa voix. Elle s’efface, lentement. Comme un chant qu’on oublie. Et ça, c’est pire que tout. Oublier. Parce que moi, je ne veux pas l’oublier. Même s’il m’a oublié, moi.
Je regarde mes mains. Mes doigts tremblent parfois. Pas de froid. De manque. Un manque qui n’a pas de remède. On ne guérit pas de l’abandon. On apprend juste à faire semblant. À se lever le matin. À sourire quand on nous parle. À ne pas hurler quand on entend le mot "papa" dans la bouche des autres.
À l’école, ils parlent de leurs week-ends avec leur père. Des sorties, des cadeaux, des balades à vélo. Moi, je mens. Je dis que le mien est en voyage. Qu’il travaille loin. Que je le verrai bientôt. Je suis devenue forte pour ça : mentir pour cacher mes larmes.
Mais la nuit, la nuit me connaît. Elle sait que je suis cassée. Que j’ai un trou dans l’âme. Et elle m’enveloppe doucement, comme pour dire : "Je sais. Je sais ce que tu ressens."
Alors je m’endors parfois, entre deux sanglots, la gorge nouée et le cœur lourd. Dans mes rêves, il revient. Toujours. Il revient et me dit qu’il m’aime. Mais le matin, le lit est vide. Et le soleil, cruel, me rappelle que tout cela n’était qu’un mensonge.
Alors la colère arrive. Envers ma mère, envers mon père, mais surtout, et c’est le pire, envers moi-même. On culpabilise, on se dit que c'était peut-être nous le problème, que c'est de notre faute s’il n’est pas revenu. Et la colère nous enferme. On n’est plus joyeuse, on n’est plus vivante. On s’enferme dans sa chambre en rentrant de l’école et on grandit comme ça. Solitaire. Et la douleur ne nous quitte plus.
On attend le soir pour pouvoir pleurer. On cherche des façons de détourner la douleur, de la canaliser ailleurs. Certains écrivent, d’autres se taisent, et d’autres encore, sans même comprendre pourquoi, laissent des traces sur leur peau comme on griffe une vitre trop close. On voudrait faire sortir ce qui brûle à l’intérieur. Mais rien n’y fait. Ce vide-là, aucun geste n’en vient à bout.
C’est un gouffre qui avale les couleurs, les rires, les promesses. Il mange tout. Même l’espoir. Il devient une présence à part entière, comme une seconde ombre qui vous suit partout. On ne rit plus comme avant, on ne rêve plus comme avant. Chaque émotion est filtrée par cette faille intérieure, cette blessure qu’on essaie de cacher sous des sourires trop larges.
Les années passent. Je grandis, oui, mais pas vraiment. Mon corps change, mais mon cœur reste figé à treize ans, là où il a été brisé. Je fais semblant d’être forte. Je deviens brillante à l’école, serviable à la maison, souriante avec les amis. Personne ne voit que derrière tout ça, il y a une enfant qui attend encore qu’on vienne la chercher.
Parfois je croise des hommes dans la rue qui lui ressemblent. Mon cœur saute un battement. Et puis je réalise que ce n’est pas lui. Ce ne sera plus jamais lui. Et je continue, comme si de rien n’était.
L’amour, je le cherche partout. Dans les bras d’un garçon, dans les mots gentils d’un professeur, dans le regard d’un inconnu. J’espère qu’un jour, quelqu’un verra ce vide en moi et l’aimera aussi. Mais je me rends compte qu’on ne guérit pas de l’abandon par l’amour des autres. Il faut apprendre à s’aimer soi-même. Et ça, c’est la chose la plus difficile.
Parfois je me lève la nuit, sans raison. Je regarde la lune. Elle est toujours là, fidèle. Elle me suit depuis des années. Elle a vu mes larmes, mes silences, mes cris étouffés dans l’oreiller. Et je me dis que, peut-être, elle est mon témoin. Mon seul vrai témoin.
Alors j’écris. Parce que les mots ne m’ont jamais quittée. Parce qu’eux, au moins, ils m’écoutent. Parce que dans chaque ligne, je retrouve un peu de moi. Dans chaque mot, je cherche une réponse. Peut-être qu’un jour, quelqu’un lira ces lignes et comprendra. Peut-être qu’une autre petite fille, quelque part, se sentira un peu moins seule.
L’abandon laisse des cicatrices invisibles. On peut les ignorer, les recouvrir de vêtements neufs, de phrases toutes faites, de projets brillants. Mais elles sont là. Elles grattent les nuits. Elles saignent parfois au détour d’un souvenir. Et pourtant, elles nous forgent aussi. Elles nous rendent plus sensibles, plus lucides, parfois plus fortes.
Je ne sais pas si je lui pardonnerai un jour. Je ne sais pas s’il reviendra. Mais ce que je sais, c’est que je suis encore là. Que je respire. Que je continue. Que j’ai transformé ce vide en papier, cette douleur en mots, cette absence en force silencieuse.
Et peut-être qu’un jour, la petite fille en moi cessera d’attendre.
Peut-être qu’un jour, elle lèvera les yeux vers la lune et dira : "C’est fini. Tu peux partir. Je n’ai plus besoin que tu me tiennes la main la nuit."
Mais pas ce soir. Ce soir, la lune reste. Ce soir encore, je suis cette enfant perdue dans le noir, parlant à l’astre froid d’un père disparu.
Et c’est peut-être ça, survivre. C’est continuer à parler, même quand personne ne répond. C’est continuer à aimer, même quand on a été oublié. C’est continuer d’écrire, même quand le cœur tremble.
C’est dire : "Je suis là. Moi, je suis encore là."
Et quelque part, c’est déjà beaucoup.
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