Obsessions

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Obsession de la mort

« Que de fois nous mourons de notre peur de mourir » dit Sénèque. Et en effet : que de fois nous tentons de nous sauver de la noyade en nous tirant par les cheveux ! Que de fois nous essayons d'éteindre le feu en y jetant à la fois de l'eau et de l'huile ! Que de fois encore nous réalisons la prophétie d'un dieu imaginé dans l'effort que nous prenons pourtant pour l'éviter !

La mort est sur mon épaule et sous sa dictée combien de fois ai-je eu à précipiter des pas sans ponctuation pour fuir je ne sais quel feu invisible !

Mais dans ma course, toujours, je me retourne et me surprends, à mon âge encore, avec la peur du noir, comme un animal de compagnie partout dans mes pattes : mon ombre qui en panthère affamée m'invite des yeux, sournoisement, à approcher. Je m'y refuse chaque fois, et elle, chaque fois alors, souriante, guette et grossit.

Car oui, je vous le murmure accroupi, c'est précisément dans mes refus, lorsque je dis ou hurle « NON », qu'elle trouve matière à ne pas mourir de faim et, par mes larmes, à ne pas perdre le vif, tout autant que ses armes, dans son œil fauve.

Ainsi, c'est par la maxime, la seule maxime de ma chienne de vie : « Plutôt garder la vie à en mourir que de mourir en donnant la vie » qu'en réalité alors, je me meurs dans l'éternité de l'instant, les yeux à jamais ouverts.

Obsession de la littérature

La littérature est une encre sympathique qui se révèle au contact, non d'un par cœur, mais avec le cœur, et sans laquelle, sans son supplément d'âme, le monde serait si triste, si inconsistant. Et pour l'atteindre, l'intelligence y est émotive et jamais seulement d'ordre intellectuel. Aussi, tout ce qui est phénomène, tout ce qui relève de l'apparence, lui paraît toujours, de fait, suspect.

La littérature est détour, elle est « mentir-vrai » (Aragon), elle se déplace toujours à travers pas chassés toujours à travers chemins de halage (fiction, métaphore, poésie etc.) pour toucher au cœur des terres son gibier, comme le bateau navigue nécessairement de biais avant de jeter l'ancre. Et ce gibier : la Vérité. Loin des mots, c'est la Vérité des choses.

Voilà pourquoi cette Vérité ne peut être atteinte que par intelligence émotive, que par révélation de l'indicible, que par arc-en-ciel de la langue de Dieu ou des dieux ou tous ensemble, que par marque, coup ou griffure à la surface d'abord de nos sens car reine Impression est ainsi faite qu'elle n'admet pour seul valet que les mots et seulement eux, elle est dans l'en-deçà royal du rez-de-chaussée occupé par le traître qu'on appelle Expression et sa femme misérable, battue, silencieuse, immobile, sage comme une : Image.

Il ne peut y avoir de littérature sans mort : mort de la complétude, mort de la certitude, mort d'une certaine habitude, etc. Aussi la littérature se caractérise-t-elle en soi par l'ellipse, par l'élision, voire, selon les cas, par l'anacoluthe – sans quoi il n'y aurait plus aucun mystère.

Et comme le mystère, la nuit, le demeuré-caché permet l'Ecriture pour une raison qui ne peut être proprement dite, ainsi donc si tout cela disparaissait, il n'y aurait alors plus de littérature. Parce que fleur du mal, la littérature, au contraire de l'Ange déchu, est un diable converti : de ses cornes, elle pousse, lorgne, croît vers le ciel qu'en prenant d'abord ses racines six pieds sous terre, là où l'œil ne peut approcher. La mort est son terreau et le ciel comme immortalité à toucher son avenir !

J'en étreins la conviction, par déduction théorique bien sûr, mais encore, on ne peut faire autrement, par expérience pleinement incarnée.

Obsession de la Femme

Il n'y a qu'un homme, sans père qui plus est, qui peut avoir ce genre d'obsession ! La Femme : monade qui soutient d'un cri infini, car maternel, la fragilité de toutes choses, ou presque ; lac gelé qui craque encore et encore mais résiste à la curiosité d'un soleil s'approchant toujours plus de millénaire en millénaire.

La Femme est une énigme en toutes femmes et qui dans l'espace blanc derrière son point d'interrogation nous révèle, bien que de façon intuitive, l'exclamation d'une vérité essentielle, car support de toutes, et que nous ne pouvons en outre que saisir à moitié. Mais dans cette moitié-là, ça se comprend uniquement par éclair comme on saisit une image aussi puissante que fugitive quand un certain parfum, un certain effluve, un certain arôme, nous renvoie tout à coup à un moment exact de notre enfance.

La Femme n'est pas les femmes, qu'on s'entende. Elle serait plutôt vis-à-vis d'elles ce que la virilité grecque ou ailleurs serait aux hommes à ceci près que la virilité concerne aussi bien les hommes que les femmes... Si elle devait être rapprochée de quelque chose de mieux ; dirions-nous alors, sans hésitation, sans doute, qu'elle est chant a cappella – chant sans mélange, pur, sans arrangement, simplement divin, quintessentiel ! – dont la mélodie montre, tantôt bien consciemment tantôt non, la voie à suivre depuis l'intérieur même de toutes femmes vers des paysages que nos yeux d'hommes paraissent ignorer, complètement ignorer depuis toujours quoiqu'ils y soient attirés depuis également toujours.

C'est une obsession – oui c'en est vraiment bien une – dans la mesure exacte où elle semble, toujours, me vouloir autant de mal que de bien en s'imposant quotidiennement à moi et, ce faisant, je la traque. Et ce pour une raison, sans que cela au vrai ne me dérange tout à fait, qui me demeure encore cachée.

Obsession de la politesse

Toute névrose n'est qu'une superstition plus maligne que les autres en élisant et en croyant en une cause débile. Toute névrose n'est que l'expression d'un oxymore : la mi-conviction. Toute névrose n'est encore qu'une tentative désespérée, par des marques de politesses exagérées, sinon de dissiper les ténèbres en nous, de les recouvrir du moins d'un voile plus noir encore qu'en hiver la nuit. Bref toute névrose n'est jamais plus qu'un fâcheux malentendu. Nous rions pour ne pas pleurer, chantons pour ne pas bégayer...

Et pendant que sous nos masques carnavalesques nous pleurons et bégayons à l'abri de la « société du spectacle » , nous réalisons que la marche n'est rien d'autre en réalité qu'une marche boiteuse – boiteuse des deux pieds de sorte qu'on y voit, si on ne prête pas suffisamment attention, que du feu.

Par des marques de politesses exagérées, renouvelées par des caresses pas moins exaspérées, le névrosé, c'est-à-dire le bouffon derrière tout un chacun, persécuté, le « meurtrier qui s'ignore », louche sur nous et d'un sourire édenté, nous révèle alors sa croyance, sa conviction même qu'il est, lui, beau, si beau, si attachant, si drôle et surtout si indispensable... et qu'il fallait juste le regarder pour en avoir la conviction nous-même. Mais s'il savait le pauvre ce que mes yeux, les miens, me donnaient à voir en vérité ! loin de tout artifice, à voir telles que les choses sont et pas autrement ! C'est terrible. S'il savait...

Ah mais que vois-je alors, quel clown affreux devant moi ! et qui ne sait pas même me faire rire en plus ! Qu'on m'ôte de ma vue ce gueux avec sa danse bouffonne avant que la tentation de mordre ne vienne ! Mais vite, enfin ! vite ! qu'on dégage à coups de pieds ou à coups de ce que vous voulez ce moins que rien avant que cette main-là jouant avec ce marteau-ci n'intervienne ! Eh ! Vous là ! Oui vous là, au bout de mon doigt ! Vous ne m'en croyez donc pas capable parce que je ris ?! Hein ?! C'est ça ?! Faites attention, n'irritez donc pas plus la dent que mon œil maudissant vous promet ; gare à vous oui ; n'aiguisez pas davantage son tranchant ! car loin d'être cariée, elle est encore bien et pour longtemps redoutable et pourrait bientôt dans votre chair bel et bien se planter !

Si je ris, et c'est la dernière fois que je vous le dirai, c'est pour ne pas justement pleurer de cette farce continue, qui serait peut-être drôle si elle n'était déjà tout à fait tragique... ! Et si je me couche à même la terre boueuse, comme à présent et comme vous sembliez vous poser la question, c'est seulement pour ne pas provoquer l'instinct du rapace vengeur en moi : voler, piquer, crouler, tomber ; et enfin mourir sur vous tous ! Vous tous qui de vos politesses hypocrites caressez le saltimbanque pleurnichant voilà dans vos bras ! mais sans oser lui dire, au moins d'un rictus ou simplement sinon d'un regard, ses quatre vérités !

Mais maintenant, stop, ça suffit. Partez ! Allez au diable avec vos gentillesses ! que j'appelle, moi, des mensonges ; au diable aussi vos politesses ! que mes soupirs traduisent bien mieux que ne sauraient le faire les mots. Maintenant, laissez-moi tranquille. Au moins dans ma solitude, loin de votre spectacle taré et de votre « The show must go on » abruti, dans mon silence – la Vérité derrière les apparences débiles, un moment ou à un autre, éclatera à nu et s'imposera à moi, à moi ! et alors, vous verrez bien ce que vous verrez quand je reviendrai.

Obsession du Génie

Il n'y a pas un jour qui passe sans que je me répète « ô que le sentiment d'être trompé est lui-même souvent trompeur » et du même coup que j'avoue au grand jour « ô combien moi, j'ai du génie ! ». C'est par l'expérience de l'angoisse, de la certitude de mon mal et de solitude, toujours seul, que j'ai trouvé en réponse ultime la rage de me hausser à des espaces impossibles pour le commun, seulement parce que je suis devenu un créateur. Et j'y danse à présent en toutes saisons ! et dans ma joie, ainsi, je me rapproche un peu plus de ce par-delà le ciel où gît la Cause, fausse, que je considérais sincèrement comptable de tous mes malheurs jusqu'alors.

La folie du doute, la toute-puissance des idées, l'alternance « anale » entre la bourse et la mort, est le symptôme continu (le Roi est mort, vive le Roi...) de la Cause – ah ! que tout ça nous aura tellement fait passer à côté d'une partie de la vie ! tout en pensant pourtant que les choses étaient si claires. C'est proprement fou avec du recul ; mais en même temps nécessaire. Il n'y a point de gaya scienza sans une certaine contrariété qui sous le souffle d'Archimède donne la force dialectique de lever Terre et Voie lactée des bouts des bras... et les choses se passent maintenant, enfin, sans qu'on ne ressente à présent, ni gêne, ni spasme, ni crampe.

Je n'avais pas vingt ans que je voyais déjà dans la cravate de chaque homme la réalisation en germe d'une mort promise autour de mon cou ; je n'avais pas même de passé que je voyais dans mes pieds ne touchant plus terre, dans le bout des orteils d'un corps pendu qui ne m'appartiendrait plus, la folie d'un jeune homme qui aurait marché alors toute sa vie sur la tête.

Maintenant, je vois. Je vois les choses. Et lesquelles nous rappellent l'éphémère de tout : les feuilles, les pierres, les hommes... Tout. Pourquoi ? Nul ne le sait. Tout est en définitive mystère. La seule chose de sûre est notre ignorance. Mais peut-être alors que le véritable Génie – ce dieu d'origine romaine qui nous accompagne sans relâche dans le mouvement de notre création quotidienne – saurait, ce génie des génies, nous sauver dans la révolte : parler à partir de ce dont on ne peut parler ! créer à partir de ce qui n'est pas ! En bref danser au-dessus du Précipice danser – et puis danser, danser avec ses chaînes ! Révolte métaphysique, la plus grande s'il en est. Et la plus puissante, la seule. Quête de Sens dans la destruction du But. Foi. Et joie... !

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