La brique de lait
Elle trônait, aguicheuse, sur le comptoir de la cuisine. Il l'observait depuis quelques instants déjà, mais faisait semblant de rien, il ne fallait pas qu'elle s'échappe, qu'elle disparaisse, ou pire, qu'Elle remarque son oubli et enlève aussitôt de sa vue l'objet de son adoration.
Un frisson lui secoua l'échine à cette idée. C'était la première fois qu'une telle occasion se présentait depuis Cette fois-là, des années auparavant, La fois. Son arrière-train s'en souvenait encore. Depuis ce jour maudit, Elle la cachait toujours dans la grande chose glaciale, ce coffre aux merveilles qui exhalait une odeur délicieuse à chaque fois qu'Elle l'entrouvrait. Mais rien ne valait... ça.
Avec un flegme feint, contenant difficilement son excitation et résistant surtout à la tentation de se pourlécher les babines, le chat s'approcha lentement de l'objet de sa convoitise, marquant quelques pauses, qui se passant une patte derrière l'oreille, qui jouant avec les clés posées négligemment sur la table de cuisine. Avec en point de mire, toujours, son adorée contenant ce nectar immaculé à l'odeur délicatement sucrée, ce liquide béni qui toujours réveillait le chaton sommeillant derrière ses nombreuses années et ses couches adipeuses soigneusement entretenues par ses journées passées à lézarder sur le canapé.
La Brique De Lait.
Elle était là, sans surveillance. Sans défense.
Étonnant qu'Elle, sa maîtresse chérie, l'ait oubliée. D'ordinaire, connaissant parfaitement l'obsession de son compagnon à quatre pattes et sa légendaire gourmandise, elle ne manquait jamais de le retirer de sa vue aussitôt son petit-déjeuner avalé, consentant parfois, quand les yeux tristes et la moustache frémissante du félin avaient raison de ses bonnes résolutions, à lui en octroyer une goutte, une larmichette même, à peine un dé à coudre, le renvoyant alors pour quelques instants au paradis des chats, de l'enfance, et des plaisirs interdits.
Mais Elle n'était pas Elle-même ce matin, courant partout depuis le réveil, en retard certainement, les cheveux mal peignés et la chemise dépassant de sa jupe de travail, Elle d'habitude si apprêtée.
Néanmoins son petit compagnon, égoîste et égocentrique comme tout chat qui se respecte, s'intéressait aux ennuis de sa maîtresse comme à sa première litière. Elle n'était pas dans les parages, alors il s'enhardit et sauta sur le comptoir de cuisine, manquant glisser et faire tomber son précieux trésor au passage. Mais, avec l'énergie du désespoir et de sa faim soudainement devenue abyssale, il s'agrippa et racla de ses griffes la surface lisse de l’îlot en marbre.
Aucun bruit, Elle n'avait rien entendu. Les pupilles dilatées, la bouche entrouverte sur un petit bout de langue rose frétillant à l'avance de plaisir, le chat s'approcha à pas de félin de la brique blanche, d'une pureté merveilleuse, différente néanmoins de celles choisies d'habitude par sa propriétaire.
Mais sa forme, reconnaissable entre mille, suffisait au voleur; il savait bien ce qu'elle contenait. Et dans quelques instants, elle lui appartiendrait.
Il approchait son museau de gourmand de l'encoche pratiquée sur la brique et de laquelle il voyait d'habitude le délicieux liquide couler dans la tasse de son égoïste de maîtresse, cette fourbe qui se réservait toujours la meilleure part. Il aimait passionnément cette femme, mais à cet instant il l'aurait volontiers échangé contre la promesse contenue dans cette belle brique tentatrice.
Il tendit la patte vers l'ouverture.
C'était le moment.
Enfin.
La brique se renversa et soudain, la patte du chat fut aspirée à l'intérieur. Le pauvre matou n'eut pas le temps de miauler, ses vies ne repassèrent pas devant ses yeux, il ne se reprocha pas sa gourmandise et son manque de prudence. Non il fut happé littéralement par l'ouverture de la brique de lait, en quelques fractions de seconde, son corps résistant juste un peu à cette attraction au niveau de sa taille rendue épaisse par les années. Mais tout d'un coup, le chat avait disparu.
Une éructation retentit, provenant du fond de la brique, qui reprit alors sa forme normale, la touffe de poils roux collée à son ouverture étant la seule preuve du funeste destin du chat.
À l'entrée de la cuisine, Elle avait observé la scène.
« Et bien voilà ce qui arrive aux voleurs de lait. Tu vois ce qui t'attend si tu t'approches encore de la boîte à pain », lança-t-elle soudain au perroquet perché près de la fenêtre, qui avait été le témoin horrifié et impuissant du drame.
Il ne pourrait pas dire qu'on ne l'avait pas prévenu.
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