L'intrus

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La taverne est bruyante et suintante, à l'image des hommes qui la remplissent. Les flammes des bougies qui éclairent le lieu projettent des ombres vacillantes, décomposant les visages sinistrés par l'alcool. Même avec moins de la moitié des tables occupées, la taverne reste l'un des commerces les plus lucratifs – avec les bordels, bien entendu. À croire que les hommes peuvent renoncer à tout, sauf à leur échappatoire.

Installé au fond de la salle, à l'opposé du bar et du raffut, j'entame ma seconde pinte. Il est tout juste la fin d'après-midi, mais quelques hommes éméchés ont déjà commencé à chanter. Leur choppe à la main et le visage réchauffé par l'alcool, ils récitent les Chants de l’ancien monde comme si ils avaient le pouvoir d'apaiser leurs maux. La vérité, c'est que ça n'en est qu'une distraction de plus. Comme je voudrais ne penser qu'aux chants et aux légendes.

Je n'ai trouvé ni carriole, ni marchand de sable, ce qui signifie que je vais rentrer sans couronnes, ni oranga. Et si je peux repousser l'échéance du loyer pour quelques jours, il me faut donner une réponse à Béa. Est-ce-que je veux l'aider ? Évidemment. Est-ce-que je le peux ? C'est ici que ça coince.

Déjà, il nous faudrait changer de logement. Avec Béa à disposition, je vais bander à longueur de temps, et il est hors de question de me l’enfiler sous le regard d’Abba. Au moins deux pièces, donc, soit le double de couronnes. Et les couronnes… Béa a bien suggéré qu’elle pouvait continuer à travailler, mais… Non, plutôt crever que de la laisser se faire tringler chez moi – et je veux encore moins faire revivre ça à Abba. Comme si ce n'était pas assez, il reste l'essentiel : l'oranga. Béa peux s'en passer, je le sais – ou du moins, autant que je peux me passer de bière. Mais je n'imagine pas devoir vivre dans une taverne sans pouvoir en goûter l'élixir… En plus du pognon, je devrais donc rafler le double d'oranga, le tout avec une discrétion vitale.

Je viens de finir ma pinte sans même m'en rendre compte. Et voilà qu'avec la maigre assiette de viande que j'ai commandé, il ne me reste plus rien à dépenser. La journée n'a servi qu'à vider le poids de ma bourse pour le rajouter sur mes épaules.

— Une recharge, l'ami ?

La voix inconnue me tire de mes réflexions. Sans attendre de réponse, le type s'assit face à moi.

Cette façon qu'il a eu de prononcer les mots… les lettres sonnent différemment dans sa bouche. « Recharge », il a appuyé sur le « r » si sèchement, presque comme lorsque on fait descendre un mollard.

— C'est quoi cet accent ? Tu viens d'où, l'ami ?

Il fait signe au serveur d'apporter deux pintes, mimant le chiffre avec son index et son majeur.

— C'est si voyant ?

— Ici, on fait le « deux » comme ça, dis-je en dépliant mon pouce et mon index.

Il hoche la tête d'un air satisfait.

— Je le retiendrai.

Il a la peau tannée, des cheveux bruns attachés sur leur moitié supérieure. Plus soignés que les miens. Une barbe courte et grisonnante court sur sa mâchoire carré. Mieux taillée que la mienne.

— Merci pour le verre, dis-je après que le serveur nous ai apporté nos boissons. C'est en quel honneur ?

— Je cherche des renseignements.

Je me jette sur ma choppe et hausse un sourcil.

— Des renseignements ? Quelle sorte ?

— Des renseignements sur quelqu'un.

— Et qui ça ?

Il prend le temps de tremper ses lèvres dans sa bière avant de me répondre :

— Le Faucheur.

Je manque de m’étouffer.

— C'est un type dangereux, je parviens à dire entre deux quintes de toux, il tue les Sangtords du Bienfaiteur par poignées…

D'habitude.

— … Qu'est ce que tu veux à un type comme ça ?

Il s'enfonce dans sa chaise pour me dévisager. Il porte une chemise sombre et épaisse, avec une veste en cuir sans manche couverte de gravures détaillées. La veste a l'air neuve et coûteuse, j’avise en plus son manteau de fourrures posé sur le dossier de sa chaise. Pas qu'un simple voyageur celui-là ; un riche voyageur.

Il me sourit.

— J'ai un travail pour lui, je voudrais l'engager. Je paye très bien.

Cette assurance dans sa voix, cette façon de me regarder, ce sourire qu'il affiche… il a l'air de savoir.

Un frisson parcourt mon échine, et la bière que j'ai accueilli avec tant de joie me parait soudain bien amère.

— Il serait plus heureux que moi d'apprendre la nouvelle. Tu devrais lui dire.

Le type accentue son sourire.

— J'ai l'impression que c'est déjà fait.

Alors il sait. Comment ?

Je me force à rire.

— Tu me flattes, l'ami, je ne pensais pas ressembler à un combattant hors-pair…

— On parle plus de lui comme un tueur sanguinaire.

— Est-ce qu'il y a vraiment une différence ?

Il boit quelques gorgées en me fixant par dessus sa choppe de ses petits yeux amusés.

Comment un foutu voyageur a-t-il pu retrouver ma trace ?

— Tu ne m'as pas dit d'où tu venais. Dans quelle région fait-on le « deux » ainsi ? Dis-je en l'imitant.

— Dans toute celle que j'ai visité, à part le Haut Monde. Mais je suis né à l’est, en bordure du Bas Monde.

— C'est de là que vient ton accent ?

— Non, j'ai perdu mon accent natal depuis longtemps… tu dois parler de l'accent de Karon.

— L’Œil… (Je descends plusieurs goulées dont j'espère qu'elles chassent Béa de mon esprit.) C'est pas la porte à côté, qu'est ce qui t'amène ?

Le type hausse une épaule d'un air nonchalant.

— J'espérais que le Faucheur accepte mon offre.

Il a l'air sympathique et inspire la confiance. C'est d'autant plus problématique que toutes ses dires ne sont qu’un ramassis de conneries ; non seulement l’Œil n'est pas la porte à côté, mais c'est surtout la plus éloignée. Quelqu'un d'aussi riche, venu de si loin pour me proposer de l'argent… les couronnes ne tombent pas du ciel, et si c'est le cas, il vaut mieux fuir sous terre ; l'argent facile est le premier indicateur d'un piège.

Il continue de boire sa bière, imperturbable, l’air incroyablement à l’aise pour un voyageur. Pourtant, il dénote tellement du lieu avec ses vêtements coûteux, sa coupe soignée et son allure propre. Sa présence me fait l’effet d’un insecte venu se noyer dans ma bière.

Qui est ce type ?

— Félicitations, tu m'as intrigué. Parle-moi de ton offre, et si je croise le concerné un jour, je lui transmettrai.

Il s'esclaffe et repose sa choppe, puis se penche par dessus de la table avec précaution.

— Je monte une expédition, et j'ai besoin de lui. C'est une occasion unique : jamais on ne lui proposera de destination ou de gain plus alléchant.

— En venant de l’Œil, tu viens juste de la faire ton expédition… Peut-être que tu proposes une belle somme, mais l’Œil est une destination qui est loin d'être alléchante.

— Non, non, non, fait-il en secouant la tête et en se penchant un peu plus. L’Œil n'est pas la destination ; c'est l'Au-delà.

Mon poing s’écrase sur la table.

— Sombre idiot, je chuchote furieusement, qu'est ce qui te prends de parler de ça ici ?

Je jette des coups d’œil alentour ; les voisins sont trop loin ou trop ivres pour nous entendre. Abruti de crédule.

Il baisse la tête avec gêne.

— J'avais oublié, marmonne-t-il.

Je descends ma pinte d'une traite et pose mes dernières couronnes sur la table.

— Je te conseille d'arrêter ce délire, dis-je en me levant. Parce que c'est rien d'autre que ça, un délire.

Il relève la tête, toute trace de son assurance subitement envolée.

— Attends, on n'a pas encore parlé du salaire…

— Rien à foutre, je quitte pas la ville. Merci pour la bière, l'ami.

J'attrape mon assiette à demi vide et pars en le laissant balbutier derrière moi.

Dehors, le soleil a presque disparu derrière les sommets enneigés. Les sillons de fumée des cheminées se fondent dans les dernières couleurs du ciel. Sur mon passage, le halo des fenêtres a à peine commencé à illuminer les rues que, déjà, on ferme ses volets et sa porte à clef.

Mon assiette à la main, je longe les façades aveugles avec pour seule compagnie le bruit de mes pas s’enfonçant dans la neige. L’autre idiot m'a plus saoulé que l'alcool, et je n'ai toujours pas de réponse pour Béa. À quel point la protéger nous mettrait-il en danger ? Mieux vaux la condamner elle plutôt que nous trois, c’est certain. Mais pourrais-je réellement la laisser aux Sangtords ?

Oui, je le pourrais. Ils viendraient, profiteraient de tout ce qu'elle a à offrir, et l'embarqueraient pour l'un des bordels du Bienfaiteur. Là-bas, on lui arracherait les dents, puis elle se ferait repasser jusqu'à ce qu'elle ne rapporte plus assez, pour enfin revenir chez Gardien, là où elle ne vaudrait alors qu'une seule couronne.

J'arrive dans ma rue, l’estomac et la tête remplis d’amertume.

Je suis parti toute la journée ; le petit parasite doit se languir, le ventre affamé. Elle va sûrement me faire la gueule, mais je sais qu'elle ne résistera pas à la victuaille que je lui ramène.

Elle ne relève même pas la tête à mon arrivée. Dix bouffées d'air. Ses yeux restent rivés sur le canif qu'elle manie avec agilité entre ses petits doigts. Je devine l’ébauche d’un loup dans le morceau de bois malmené par sa lame. C'est toujours un loup.

Elle ne bouge pas non plus quand mes chaussures retombent sur le plancher avec fracas, et quand je m'assois sur la chaise en face d'elle, elle se contente de pivoter sur la sienne.

— Je suis rentré, dis-je inutilement.

Aucune réaction. La lame gratte la fibre du bois. Je pose l'assiette sur la table encombrée ; des copeaux de bois la parsèment, des lames affûtées, d'autres assiettes que j’ai chipé à la taverne, quelques choppes que j'ai également subtilisé, et le tissu sombre dans lequel j'ai fait mon cache-œil de fortune le matin même.

— Je t'ai ramené de la viande grillée. Du mouton.

Je pousse l'assiette vers elle.

— Par contre, j'ai oublié la cuillère.

— Tu l'oublie à chaque fois, marmonne-t-elle.

Elle garde la tête baissée, concentrée sur son sculptage minutieux. La pièce est pleine de loups en bois de diverses tailles et postures – on en a au moins une vingtaine. Je l'oblige à les trier au moins une fois par mois, sans quoi nous en serions envahis.

— Abba ? Tu comptes faire ça encore longtemps ?

La lame gratte.

— Arrête tes conneries, je sais que tu crèves la dalle. Tu pourras toujours continuer à faire la gueule après avoir mangé.

Elle relève enfin la tête, la moue boudeuse, et tire l'assiette devant elle sans un regard pour moi. Elle en englouti la moitié avant de calmer le rythme.

— Tu es parti toute la journée, dit-elle la bouche pleine. Tu aurais dû me réveiller, j'aime pas me réveiller sans toi.

— Je sais, j'étais pressé. Tu as pris ta dose ?

Elle secoue la tête.

— Et alors ? Qu'est ce que tu…

Des coups contre la porte. Abba se fige, les sourcils froncés. J’empoigne ma hache et vais ouvrir.

— Dis-moi ton prix et je le paierai.

Tu m'as suivis ?

Cet abruti de crédule. Ses petits yeux verts me fixent, épuisés de toute la confiance qu’il a montré jusqu'alors. Une ombre l'a remplacé, et quelque chose de fragile vacille sous sa détermination.

— Tu m'as à peine écouté, laisse-moi au m…

— Je te laisse deux secondes pour dégager d’ici.

J'épie la ruelle, attentif au moindre signe qui trahirait une présence indésirable.

— Pas tant que tu ne m'auras pas écouté, dit-il en croisant les bras.

Il est grand – seulement trois doigts de moins que moi – et bien bâti, mais ni sa carrure ni l'épée à sa ceinture ne suffisent à le rendre menaçant. Je remarque qu'elle et son fourreau sont comme tout ses vêtements : d'une qualité comme j'en ai rarement vu dans ma vie.

Je prends ma hache à deux mains.

— Je pourrais te tuer. Tu sais qui je suis, alors pourquoi me tenter ?

— Parce que j'ai besoin de toi. Discutons au moins de ton salaire, et que les cendres m’emportent si je ne pars pas après.

— Pas ici ! Je siffle.

Je jette un coup d’œil à l'intérieur ; Abba a arrêté de manger et écoute la conversation, intriguée. Cet idiot a traversé tout le continent pour venir me voir, alors je ne doute pas qu'il puisse rester planté devant ma porte, telle une insigne indiquant ma position aux Sangtords. Seulement, si je le tue, je vais me retrouver avec un corps sur le palier, et l'éloigner d'ici ne sera pas plus discret.

Je vérifie une dernière fois les alentours et ouvre la porte en grand pour le laisser rentrer. Il se stoppe net à la vue d'Abba, qui l'observe d'un œil méfiant en mastiquant.

— Est ce que… c'est ta fille ?

— Ma… ma fille ? Dis-je en refermant la porte. Pourquoi tu… Tu trouves que j'ai une tête à faire des gosses ?

— Pour les faire, ça ne m'étonnerait pas. Mais je ne t'imaginais pas t'en occuper.

Moi non plus.

— C'est ma sœur, je déclare sèchement.

Je pose ma hache sur la table tandis qu'il nous dévisage tour à tour.

— C’est à dire que… vous vous ressemblez tellement…

Issus d’un père pourtant différend, nous avons quasiment tout pris de ces derniers. Seuls nos cheveux blancs nous relient encore à Maman. Pour le reste, ce sont les mêmes yeux vairons – du moins, pour celui qu’il me reste –, la même peau claire, et les mêmes sourcils fins. Même ses traits juvéniles tendent chaque jour un peu plus à évoluer comme les miens.

— Alors ? Je t'écoute.

Je me rassois tout en fixant l'intrus. Appuyé contre le mur, son regard gêné passe en revue l'intérieur de la pièce pour atterrir sur le pot de chambre et y rester bloqué. Je réalise que l'odeur doit méchamment lui titiller les narines. Ça lui apprendra à s'inviter chez moi.

— Quel âge tu as, ma grande ? Dit-il en détachant son regard.

— Neuf ans, ne l'appelle pas « ma grande ».

— Neuf ans et demi ! S'indigne-t-elle.

— Silence, Abba, personne ne compte son âge en demi-année.

— Tu vis avec ton frère depuis longtemps ?

— Et toi, arrête avec tes questions, tu viens pour elle ou pour moi ? Tiens, d'ailleurs, c'est moi qui vais les poser : comment tu me connais ? Et comment tu m'as trouvé ?

Son sourire de tout à l'heure lui revient.

— Comment je te connais ?

Il s'esclaffe, et passe les doigts dans sa barbe en soupirant.

— Tout le monde te connaît. Le Faucheur de Cocyte… tu es très populaire depuis ton revirement, le Passeur t'apprécie énormément… et tu sais ce qu'on dit sur les ennemis de nos ennemis…

Alors mon nom a voyagé jusqu'au Passeur ?

— Tu n'as pas idée de la réputation que tu as à l'étranger.

— J'imagine que ce doit être la même qu'ici.

Il dodeline de la tête, toujours amusé.

— Les informations se déforment avec la distance… on raconte beaucoup de choses à ton sujet, notamment que tu aurais la peau rouge du sang des Sangtords et les yeux…

Je le coupe :

— On raconte de belles conneries.

Abba a fini de manger ; elle sculpte distraitement le bois en nous écoutant, les yeux plissés par la concentration et l'obscurité grandissante. Elle sait qu'on m'appelle le Faucheur, bien qu'elle n'en connaisse pas la raison – elle était trop jeune à l'époque pour s'en souvenir, et c'est parfait comme ça.

— Parlons en d'ailleurs, comment tu m'as trouvé ?

J'attrape la boîte à feu pour allumer les bougies. Le lourd carré de métal produit plusieurs étincelles sous mes doigts avant qu'une flamme n'apparaisse.

— D'autres personnes sont au courant ? Quelqu'un t'a vu ?

Le type se gratte la tête ; la lueur des bougies creuse des ridules aux coins de ses yeux.

— Disons que ça fait bien deux semaines que j'écume les bordels et les tavernes à ta recherche, mais personne n'a su me dire quoi que ce soit.

— J'espère bien. Alors comment tu t'es débrouillé ?

— Il y a… quelques jours, j'ai vu une carriole de Sangtords qui roulait et j'ai eu l'impression que tu la suivait, alors j'ai commencé à te suivre et…

— Quoi ?

Son front se plisse.

— Je… Je t'ai suivis, dit-il d'un ton mal assuré.

— Pendant plusieurs jours ?

Le sang fourmille au bout de mes doigts, non loin du manche du ma hache ; je serre les poings pour me retenir de l’empoigner.

— Les Sangtords, c'était toi qu'ils ont vu ! C'était toi ! Tu… Fumier, qu'est ce qui t'a pris ? Le morbus a infecté ton esprit ?

— Je… Je voulais m'assurer que tu sois la bonne personne, te ne corresponds pas vraiment à ce qu’on dit de toi, et tu m'avais l'air jeune, alors…

— Alors quoi ? Tu t'es dit que tu allais me suivre jusqu'à ce que je paraisse assez vieux ?

— Comprends-moi ! On parle d'un monstre sans scrupules, d'un tueur abominable… on raconte même que tu as des cornes dans certaines régions !

Ses yeux écarquillés, son front perlé de sueur, son souffle haletant dans le silence… Je ne peux m'empêcher de ricaner malgré la colère.

— Les gens sont si bêtes.

Il soupire, puis, les yeux rivés sur Abba, s’enquit tout bas :

— Tu as… quoi ? Vingt-quatre ans ? Vingt-cinq ?

— Qu’est ce que ça peut faire ?

— Si le Faucheur sévit vraiment depuis dix ans, ça voudrait dire que tu aurais commencé en ayant au moins…

Il se tait en posant les yeux sur ma hache. Les deux lames aiguisées reflètent le halo chatoyant des bougies de part et d'autre du manche en bois qui fut un jour de la taille de mon bras.

Les sourcils froncés, il reprend :

— C'est la hache des Sangtords ?

Je me laisse aller sur ma chaise en soupirant.

— Quinze ans. Ouais, j’avais quinze ans quand j’ai commencé. Écoute, t’es bien sympathique, mais tu commences à me les briser sérieusement.

Les yeux dans le vague, il dévisage ma hache encore quelques instants.

— Dis-moi ton prix, dit-il d'un ton ferme.

— Doucement, l'ami, mon prix pour quoi exactement ?

— Pour venir avec moi, quelle question. Je te l'ai dit à la taverne, je veux t'engager pour l'Au-delà.

Abba relève brusquement la tête de son loup.

— Pff ! Laisse moi deviner : tu espères percer la sécurité du Passeur ? Si tu crois que je peux faire la moindre différence dans cette mission suicide, ta connerie mérite au moins mes félicitations. Tu portes bien ton nom, abruti de crédule, je raille en me frottant le visage.

— En fait, déjouer la surveillance de l’Au delà ne sera pas si…

— Ce n’est pas seulement du suicide parce que l’accès à l’Au-delà est imprenable. Mettons une seconde que tu parviennes à passer ; que se passera-t-il de l’autre des côtés des Portes ? Tu crois que tu rencontreras ce soi-disant Dieu-Seigneur-de-mon-cul ? Que dalle ! Il n’y aura rien. Tu te feras juste prendre par derrière par les renforts de la garde…

— Et tu crois que le Passeur emploierait autant d’efforts pour bloquer l’accès à un cul-de-sac ?

— Ce cul-de-sac, c’est l’unique moyen qu’il a pour s’assurer le pouvoir.

— Mais les anciens Passeurs…

— Des baratineurs.

— Le Seigneur des Cendres existe bel et bien, votre esprit étroit n'arrive pas à accepter les miracles et…

— Des foutaises.

— Job ?

— L'odeur des latrines vous est monté au cerveau, crache-t-il. Vous vous complaisez dans la souffrance avec votre neige éternelle et vos pleurs. Même si vous savez que l'Au-delà peut taire vos maux, vous n'avez pas le courage d'y reconnaître quelque chose de plus grand que vous, c'est ça qui vous…

— L'Au-delà n'est rien de tout ça.

— Job ?

— Mais ce doit être quelque chose ! Tu préfères vraiment rester dans cette ville pourrie plutôt que de tenter ta chance ? Tu vas passer le reste de tes jours dans cette cabane jusqu'à ce que les Sangtords te trouvent ! Si l'Au-delà est bien ce qu’on raconte, tu pourras avoir tout ce dont tu as jamais rêvé, et si je me trompe, tu repartiras simplement avec un paquet d'argent, est ce que…

— Un paquet d'argent inutile, puisque je serais mort.

— Job ?

— Je reste à Cocyte, peu importe la somme que tu proposes. Trouve-toi quelqu'un d'autre pour t'accompagner dans la mort.

— Job !

— Quoi ?

Je me tourne enfin vers Abba. Sa peau, plus pâle qu'à l'accoutumé, luit de transpiration, et ses grands yeux fatigués brillent d’inquiétude.

— Je me sens pas bien…

Je me précipite vers elle. Pose la main sur sa joue.

Elle est brûlante.

— Ta dose !

J'attrape la petite boîte, l'ouvre et la place sous ses narines.

— Respire.

Son petit nez frémit en inspirant les minuscules grains de poussière noire et elle ferme les yeux. Je passe la main dans ses cheveux humides alors qu'elle s'enfonce dans sa chaise en respirant difficilement.

— C'est quoi ça ?

L'intrus louche sur la boîte que je referme, l'air hébété.

— De l'oranga. Une spécialité du Bienfaiteur.

— Seigneur, je le sais bien ! Mais pourquoi tu lui en donne ?

Je soulève Abba dans mes bras, qui garde ses yeux clos, et vais la porter jusqu'à son lit. Sous les couvertures, son petit corps éprouvé par le manque se recroqueville ; je passe ma main dans ses cheveux, comme le faisait Maman avec moi.

— Tu me racontes Les contes du Léviathan ? Murmure-t-elle.

— Pas maintenant, je lui souffle.

Malgré ses efforts visibles pour rester éveillée, ses paupières se ferment d’elles-mêmes.

Je soupire en grattant doucement son crâne. Elle attend toujours que je lui rappelle de prendre sa dose, même si elle sait qu'elle en a besoin. Elle déteste le faire. Je n'ai jamais pris d'oranga, mais j'imagine bien que respirer cette merde doit être une sensation autrement plus désagréable que l'odeur des chiottes. J'en ai vu les puissants effets sur les adultes et je me demande toujours avec un pincement au cœur ce qu'ils peuvent bien faire à une enfant de neuf ans.

— Elle est accro, c'est ça ? Demande l'intrus d'une voix morne.

Je retourne m'asseoir sans répondre.

— Comment ça se fait ? C'est toi qui lui en a donné ?

Moi ?

Il hausse ses épais sourcils en attendant la suite, comme si il doutait que je puisse le contredire.

Un rire froid souffle faiblement entre mes lèvres.

— Elle a toujours été comme ça. Avant même de naître.

— Et le sevrage ? Tu as essayé ?

J'attrape la boîte à feu.

— Le sevrage est déjà compliqué rien qu’après la première dose. J'ai entendu dire que c'était pire que le morbus…

Les étincelles jaillissent entre la pierre et la molette que je tourne.

— Abba n'as jamais vécu sans oranga. Le sevrage est impossible. Mais c'est pas faute d'avoir essayé.

Je me rappelle encore de toutes ces heures à son chevet, de ses spasmes incontrôlables et de ses pleurs inconsolables, de l'angoisse de ne pas savoir si j'étais en train de la tuer ou de lui sauver la vie. Dix heures après les premiers symptômes, c'est le maximum que nous avons tenu. Elle en s'accrochant à la vie, moi en gardant la boîte fermé. Mais au bout de ses dix heures, nos efforts n'ont été récompensé que par le silence de son cœur. Ce silence n'a duré que le temps d'une étincelle, mais ça a pourtant été l'instant le plus long de ma vie. Presque quatre ans depuis ce silence, quatre ans depuis lesquels nous n'avons plus réessayé.

L'intrus se racle la gorge pour attirer mon attention.

— Moi, je connais un moyen pour la soigner.

Je referme le clapet de la boîte d'un coup sec.

— Avec l'Au-delà ça serait poss…

— Arrête, je murmure. Tu ne m'as pas assez entendu ? Je ne quitte pas la ville, c'est la dernière fois que je me répète. Et tu devrais renoncer à toute cette folie avant qu'elle ne t'emporte. La vie est à chier, c'est tout, et croire aux mensonges ne la rend pas plus belle, ça rend juste le réveil plus difficile. Tu devrais te réveiller avant d'être trop déçu.

— D'accord, concède-t-il. Peut-être que tu as raison, et peut-être que tout ce qui m'attend là-bas, c'est la mort. Miracle ou piège mortel ? (Il s'esclaffe.) Personne ne peut en être sûr. Mais ce que je sais, c'est que chaque personne, chaque individu a déjà – au moins une fois – ressenti un vide en lui, et tu ne peux pas me donner tort. Et bien devine quoi ? Le Seigneur des Cendres est là pour le combler. Tout le monde cherche quelque chose, tout le monde, et je sais que ce que je cherche ne peut m’être offert que par lui.

Il marque une pause pour me laisser renvoyer ses paroles d'un geste de la main, imperméable à mon mépris.

— Et toi, Job ? Qu'est ce que tu cherches ? Peut-être que tu préfères rester ici, peut-être que tu t'en moque de l'argent… mais ce n'est pas l'impression que tu me donnes. Tu m'as surtout l'air coincé, et moi je t'offre un échappatoire. Je suis persuadé que la seule chose qui te retient dans cette ville c'est l'oranga pour ta sœur.

— Non, j’ai des comptes à régler.

— Vraiment ? Dit-il avec un sourire narquois. Tu veux dire que, si tu risque ta vie et celle de ta sœur tout les jours en traquant les Sangtords, c’est pour te… venger… du Bienfaiteur ?

— Tu ne sais rien de ce qu’il nous a fait !

— Hum, d’accord, excuse moi. J’imaginais que ce serait surtout pour t’approvisionner en oranga et en argent, mais… si tu souhaites vraiment faire payer le Bienfaiteur, tu ne crois pas que la meilleure des vengeance serait de vivre heureux et loin d’ici ?

Je cligne de l’œil. Puis me ressaisi.

— Je suis très heureux ici. J'aime être à Cocyte. J’aime bien la neige… et j'ai même une amie.

— Une amie ? Laisse moi deviner, tu la payes ?

— Qu'est ce que ça change ? On se connaît depuis des années, si je lui donne de l'argent c'est seulement parce qu'elle en a besoin. C'est pas pour ça qu'on est amis.

— Les hommes pensent acheter un moment de plaisir avec les putains, mais la vérité c'est qu'ils payent pour avoir le sentiment d'être aimé. C'est le plus beau mensonge qu'un homme puisse croire… tu devrais te réveiller avant d'être trop déçu.

Je serre les dents.

— Tu ne sais pas de quoi…

— Tu as déjà vu les Lacs Radieux ? Tu sais ce que c'est ?

Je prend un moment pour répondre, décontenancé par le changement de sujet.

— J'en ai entendu parler.

— Et les plaines de sables ? Les forêts colorées, les vallées lumineuses, les villes suspendues ? Le monde est tellement grand… et il y a des tas de femmes que tu n'aurais pas à payer.

— Je ne quitte pas la ville, j’articule entre mes dents serrées.

Assez. C'est assez.

Je me lève sans un mot et vais ouvrir la porte. Le vent froid s'engouffre dans la pièce en éteignant la plupart des bougies. Après une journée de répit, il est revenu. Il revient toujours.

— Encore merci pour la bière.

L'intrus s'avance lentement vers la table en fouillant dans sa besace en cuir. Il y pose une bourse pleine en me fixant d'un regard dur.

— C'est un avant-goût de ce que tu pourrais avoir. J'ai loué une maison vers la porte Sud, dans la rue…

— Vas-t'en.

Il se plante devant moi, impassible, avec ses yeux toujours rivés sur le mien, et quand il me parle, j'ai l'impression que son accent a disparu.

— Viens avec moi. Soigne ta sœur, empoche l'argent, et vis.

Il passe aussitôt l'encadrement de la porte et s'éloigne dans le silence du soir.

J'entends la respiration d'Abba, paisible sous les couvertures. Je m'approche d'elle, touche son front du bout des doigts. La température a baissé.

Je retourne m'asseoir sur ma chaise. Devant moi, l'épaisse bourse en cuir trône comme une pustule au milieu du nez. Ma propre bourse n'a jamais été aussi pleine. Combien de couronnes contient-elle ? Au lieu de l'ouvrir, je reprends la boîte à feu dans ma main. Je regarde les étincelles naître sous mes doigts et y mourir moins d'un instant après.

Si je suis coincé ? Pfff, ce type ne sait pas de quoi il parle. Bien sûr que j’ai besoin d’oranga, bien sûr que j’ai besoin d’argent. Mais, plus que ces ressources, ce dont j’ai vraiment besoin, c’est de les faire payer.

Pour moi. Pour Abba. Pour Maman.

Les frottements de la molette marquent douloureusement mon doigt, mais je ne me lasse pas de regarder les étincelles apparaître. Leur vie ne dure même pas le temps d'un souffle, même pas le temps d'un battement de cil. À quoi ça ressemble une vie d'étincelle ? Une vie d'un instant ?

Peut-être que pour elles, cet instant dure une éternité.

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