Chapitre 14 - Et si nous nous étions trompés de guerre?

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Les heures qui ont suivi le réveil n’ont pas été remplies de larmes. Juste le silence. Un silence si dense qu’il semblait avoir son propre poids, une masse invisible qui comprimait l’air dans mes poumons.

Sur mon deuxième écran, le serveur Discord était un mausolée numérique. Trois points verts, immobiles. Connectés, mais à des années-lumière. Le canal général affichait une unique ligne de code système, une épitaphe gravée dans notre historique commun :

Connexion de l'utilisateur 'Nomad_AFK' terminée. Raison : Surcharge neuronale critique.

Chaque mot était un clou sur un cercueil.

Mon téléphone a vibré, une intrusion stridente. Je l’ai ignoré. Il a vibré de nouveau. Je l’ai attrapé d’un geste las. Une alerte d’actualité barrait l’écran : *France : Fermeture de plusieurs stations de métro à Paris pour « incidents techniques liés à la vigilance du personnel ». *

Dehors, une sirène a commencé son lent crescendo, un écho métallique à celle qui hurlait dans mon crâne. Le silence du serveur et celui, de plus en plus malade, de la ville se répondaient. Nous avions perdu un ami, et le monde, lui, continuait de s’éteindre à petit feu.

Le chagrin, trop lourd, a fini par déborder en une vague de colère pure. Il me fallait un coupable. Un nom.

Architext (Léo) : C’est ta faute, Malik.

Le message est tombé dans le canal, brutal.

Architext (Léo) : On n’aurait jamais dû y aller. C’était une violation directe du Protocole Barcelone 7. Ta logique, ta putain de soif de données… C’est ça qui l’a tué.

La réponse de Malik a été instantanée. Froide. Un bouclier de rationalité pure.

M4L1K : L’analyse du risque était basée sur les informations disponibles. La variable imprévisible a été la trahison initiale de Nomad. C’est son action qui a créé la faille. La causalité est claire.

Architext (Léo) : La causalité? On parle d’un ami, pas d’une équation! On a attiré un Chasseur dans une zone neutre, on a peut-être condamné des dizaines d’autres rêveurs! Et pour quoi? Pour rien!

M4L1K : Le sacrifice d’un membre de l’équipe pour un résultat nul est une défaillance systémique. L’émotion a corrompu le protocole. C’est tout.

Clara_Urbs : Arrêtez.

Son message flottait entre nos accusations comme un drapeau blanc.

Clara_Urbs : On se détruit.

Avant que quiconque puisse répondre, son avatar a vacillé. Un instant, il s’est déformé, strié de lignes parasites, un glitch visuel qui semblait traduire une douleur trop forte pour être contenue. Puis il est passé au gris. Déconnectée.

Son départ a été le coup de grâce. Malik a tapé un dernier message, non pas à moi, mais à l’univers.

M4L1K : Mission terminée.

Son point vert s’est éteint.

Je suis resté seul. Seul point lumineux dans un serveur de fantômes. Je fixais les noms grisés. Celui de Clara, une absence. Celui de Malik, une fin de non-recevoir. Et celui de Nomad, une cicatrice. L’équipe n’existait plus.

Les jours qui ont suivi furent un long tunnel. J’ai essayé de me replonger dans mon travail d’architecte. J’ai passé des heures devant mes écrans, à tracer des lignes, à calculer des charges. Mais les plans du centre commercial n’étaient plus qu’un assemblage absurde de béton et d’acier. Mon inspiration était morte.

Dans Paris, je ne voyais plus l’harmonie des façades haussmanniennes, mais la fatigue incrustée dans la pierre. Les bâtiments semblaient s’affaisser, comme s’ils perdaient leur intégrité structurelle sous le poids d’une lassitude invisible. Un après-midi, mon bus s’est arrêté à un feu. Sur la voie d’à côté, un autre bus était à l’arrêt, moteur coupé. Le conducteur dormait, la tête contre la vitre. Derrière lui, les quelques passagers étaient dans le même état, des poupées de chiffon assoupies. Personne ne klaxonnait. C’était devenu normal. Une rupture de charge dans le flux de la ville. Un système à l’arrêt.

À Abidjan, Clara était assise à son bureau, des plans d’urbanisme étalés devant elle. Elle a pris une feuille de papier coloré, a commencé le premier pli d’une grue en origami. Un geste qu’elle avait fait des milliers de fois, un rituel pour apaiser son esprit. La grue, symbole de paix, de longévité. Le papier, kami, qui signifie aussi « esprit » ou « dieu ». Mais ses doigts se sont arrêtés après le troisième pli. La base du cerf-volant était là, mais elle ne parvenait pas à exécuter le pli inversé qui forme le cou de l’oiseau. Le geste, si simple, lui paraissait d’une complexité insurmontable. Elle avait voulu bâtir un refuge, il était en cendres. Elle avait voulu bâtir une équipe, elle était en ruines. Comment pouvait-elle encore prétendre créer de l’ordre, même sur une simple feuille de papier? La grue à moitié pliée est restée sur son bureau, un monument brisé à sa propre impuissance.

À Pékin, Malik était entouré de données. Les logs de leur dernière mission défilaient en boucle. Il cherchait une erreur de code, une faille logique, une explication rationnelle à leur défaite. En vain. Son regard a été attiré par un flux de données économiques en direct sur un autre écran. Un rapport sur l’impact de la « Grande Fatigue » en Afrique de l’Ouest. Une simple ligne de texte a capturé son attention : Côte d’Ivoire : les marchés ferment désormais à 14h. Cause : épuisement des commerçants. Il a figé. Le deuil, la trahison, la colère… tout cela était du bruit, des données corrompues. Mais cette ligne… c’était un algorithme d’une pureté terrifiante. IF (fatigue > will_to_sell) THEN market.close(). Une variable humaine, irrationnelle, qui entraînait un effondrement systémique parfaitement prévisible. Pour la première fois de sa vie, Malik était confronté à un problème que la logique ne pouvait pas résoudre.

Flashback – Six mois plus tôt

« C’est un champ d’information intégré, expliquait Malik, sa voix calme résonnant dans le canal vocal. Chaque rêveur lucide est un point de donnée. Nos consciences sont liées par ce que l’on pourrait appeler une intrication quantique. L’observation de l’un affecte l’état des autres. Notre simple présence génère du bruit. »

« Du bruit? répliqua Clara depuis Abidjan, sa voix chaleureuse teintée d’amusement. Tu parles comme si on naviguait dans un signal radio, Malik. C’est plus profond. Nous sommes dans une manifestation de l’inconscient collectif. Les Agents, les Chasseurs… ce ne sont pas des programmes, ce sont des archétypes. Des peurs universelles qui prennent forme. Il faut apprendre leur langage symbolique, pas seulement leur code. »

C’est moi qui avais tranché, comme toujours. « Théorie de l’information ou psychologie jungienne, peu importe. Sur le terrain, il nous faut des règles. Des protocoles. Des tests de réalité constants. » Je leur avais montré ma main à travers ma webcam. « Regardez vos mains, souvent. Essayez de lire une phrase deux fois. Pincez-vous le nez et essayez de respirer. Des ancres pour éviter la décohérence. C’est ça, la Science Onirique. Le pont entre la physique et le mythe. »

Une quatrième voix, celle de Nomad, avait éclaté de rire. « Et si on essayait de lécher le décor pour voir s’il a du goût? Juste pour la science, bien sûr. »

On avait tous ri. La confiance était totale. Le monde, un problème qui attendait sa solution.

La narration se fracture. Le point de vue quitte les appartements silencieux de Paris, Abidjan et Pékin. Il s’élève, traverse les couches de la réalité. Le style change. Il n’est plus humain, mais clinique, impersonnel. Vaste.

Analyse système : Organisme ‘Terre’. Statut : Stable. Fonction principale : Maintien de l’intégrité de la conscience collective (8 milliards d’unités). Protocole actif : Bouclier Psychique.

Pour cette conscience, la Terre n’est pas une sphère de roche. C’est un organisme. Le Bouclier est sa barrière de défense primaire, sa peau. Il est alimenté par l’énergie créative, l’imagination, la vitalité de l’humanité. Le travail imposé aux esprits humains n’est pas une construction. C’est de la maintenance. La « Grande Fatigue » n’est pas un effet secondaire. C’est le coût métabolique de la protection.

Menace détectée : Entropie Psychique (nom de code : ‘Le Grand Silence’). Description : État d’information nulle. Tendance universelle à la dissolution de la conscience. Agent d’extinction. Expérience antérieure : éradication de l’espèce créatrice (voir archive : ‘Blessure’).

Anomalie interne détectée : Lucidité. Classification : Dysfonctionnement de type auto-immune. Description : Unités de conscience (rêveurs) développant une métacognition anormale. Chaque rêveur lucide, par sa volonté de modifier les règles, crée une micro-fissure dans le Bouclier. Une porte d’entrée potentielle pour le Grand Silence.

Réponse immunitaire activée : Agents (visages de porcelaine) : Lymphocytes. Identification et marquage des anomalies. Chasseurs (formes anguleuses) : Cellules T cytotoxiques. Neutralisation des menaces identifiées.

En essayant de se libérer, en se battant pour leur liberté, les rêveurs sont en train de démanteler, pièce par pièce, la seule chose qui protège l’humanité de l’extinction. Ils ne sont pas des prisonniers. Ils sont une maladie que l’univers essaie de guérir.

À Pékin, Malik a fermé les logs de la mission Nomad. Échec. Il a ouvert un nouveau projet. L’analyse des données de leurs rencontres avec les Chasseurs révélait une faiblesse. Une fréquence spécifique, une certaine forme de pensée lucide collaborative semblait provoquer une défaillance, un glitch momentané dans leur système de défense. Une vulnérabilité.

Il a créé un nouveau dossier sur son bureau virtuel, lui a donné un nom. Un nom qui résumait sa nouvelle stratégie : utiliser les rêveurs lucides, ces êtres si sensibles au système, non plus pour se défendre, mais pour attaquer. Pour devenir le signal d’alarme qui ferait s’effondrer la mine.

Le dossier s’appelait : PROJET CANARI.

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