Chapitre 6 : Un vivant au Tartare

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Après plusieurs heures de marche au milieu des âmes, Enée se trouva au pied d’un immense palais de marbre noir marbré de blanc. Autour de lui, les voix plaintives et les grands vagissements des enfants retirés à la vie prématurément, voire même à partir du sein de leur mère, en perturbaient le calme. Près d’eux, les hommes et les femmes injustement sacrifiés à Thanatos pleuraient, suppliant les juges des Enfers de leur rendre justice. En effet, devant tous, se dressait le tribunal où la justice d’Hadès s’exerçait et décidait du sort de chaque âme. Sachant très bien qu’il n’était pas digne d’y fouler le sol, le prince troyen se faufila le plus discrètement possible, et longea les murs jusqu’à arriver derrière le bâtiment. Puis, après avoir passé un jardin aux arbres fournis de feuillages tantôt aussi noirs que la nuit, tantôt aussi dorés que le jour, se dressèrent devant lui trois chemins, où des âmes se frôlaient. Certaines montaient pendant que d’autres y descendaient. Le premier partait vers la droite, le second tout droit, et le dernier vers la gauche. Un peu indécis, notre héros suivit ce dernier, espérant avoir fait le bon choix.

Malheureusement, il découvrit rapidement que cet espoir était vain. En effet, plus il avançait, plus l’air s’était alourdi d’une chaleur insupportable et se gonflait de souffre, ainsi que de poix bouillante. Sa crainte trouva toute son expression quand il arriva dans des marécages bourbeux et fétides, mais surtout au bord d’un fleuve aux eaux croupissantes et embrasées de lave aux flammes sulfureuses, le Phlégéthon. Véritable barrière infranchissable, cet affluant de l’Achéron entourait la Terre des Méchants, terre appartenant au Tartare, ne laissant aux âmes aucune espérance de fuite, de consolation, ou de secours. Cette contrée était le lieu d’expiation de tous les criminels mortels, punis et condamnés par les Dieux, ainsi que par les juges infernaux, aux pires tortures. Comprenant son erreur aux hurlements et aux lamentations cruelles de douleur et de désespoir, que le flux du fleuve masquait à peine, Enée fit rapidement demi-tour. Chemin faisant, il priait pour que ce ne soit pas son destin, quand l’heure sera venue pour lui de rejoindre son père dans le royaume d’Hadès. Rebroussant chemin pour être de nouveau devant le croisement, il s’aventura sur le chemin du milieu.

Ce voyage fut un peu plus agréable, car l’air, bien qu’un peu chargé des pleurs et des espérances, fût plus respirable. Sans faire vraiment attention, Enée traversa, en premier, la plaine des humains ayant commis le suicide. Jugés indignes et coupables d’avoir rejeté la vie donnée par la volonté divine, ils devaient errer sur cette prairie aride, afin d’expier leur refus de rester dans la lumière. Puis, les laissant derrière lui, le fils d’Aphrodite resta également stoïque face aux hommes et aux femmes injustement condamnés à mort par leurs paires. Leur chemin d’errance devait les amener à accepter leur sort avant de continuer leur voyage au sein des Enfers. Enée les suivit juste un instant pour finir par fouler une nouvelle contrée immense aux myrtes gigantesques et les plus feuillus qu’il n’avait jamais vu. Intrigué, il regarda autour de lui et constata que leur ombre englobait tous les alentours, rendant tous les sentiers secrets aux yeux du monde.

Il eut alors la surprise d’y croiser Phèdre, ainsi que Procris, Evadné, Pasiphaé et la triste Eriphyle au sein percé par la main cruelle de son fils. Continuant son chemin, il passa à côté de Cénée, la femme devenue homme. En effet, Cénée était né fille sous le nom de Caenis. Sa grande beauté l’avait rendue la plus désirable aux yeux de la gente masculine. Toutefois, non intéressée par le mariage, elle les avait tous éconduits. Un jour, se promenant sur le rivage de la mer, Poséidon avait aussi succombé à son charme, et lui avait fait violence. Afin d’être pardonné, il lui avait accordé un vœu. Caenis avait alors souhaité devenir homme, afin de ne plus avoir à subir un tel outrage. Ainsi, elle était devenue Cénée, l’invulnérable et l’un des Argonautes. Vainqueur dans de nombreuses batailles, son trépas était advenu quand ses ennemis l’avaient enseveli sous un amas de tronc d’arbres. Etouffant dans cette prison, Cénée avait été envoyé aux Enfers sous son sexe premier, et était redevenu Caenis.

Les yeux étonnés d’une telle rencontre, Enée comprit enfin qu’il s’enfonçait dans le champ des pleurs, terre qui accueille les femmes ayant succombé au dur amour, à la violence non consentie et à son poison cruels, leurs larmes alimentant leurs gardiens végétaux. Le cœur battant la chamade, le fils d’Aphrodite continua sa marche, priant pour ne pas la rencontrer. Malheureusement pour son cœur, son vœu ne fut pas exaucé. En effet, au détour du sentier, Elissa, devenue Didon, lui apparut. Se sentant coupable, car il connaissait la raison de sa mort, il voulut la rejoindre pour la supplier de lui pardonner, mais en vain. Dès qu’elle le vit, son amante s’enfuya, en criant le nom de son premier époux, Sicarbas, qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer et qu’elle recherchait désespérément. En cette prairie, les malheureuses devaient également lâcher prise pour espérer continuer leur purification. Didon n’y était pas visiblement prête.

Comprenant qu’il était inutile de lui courir après, Enée reprit son errance, et arriva bientôt sur la terre la plus reculée, une terre qui était jonché d’épées et de boucliers, la plaine des guerriers morts au combat. La gorge serré, il vit venir à lui tous ses compagnons d’armes, ayant succombé sous les remparts de Troie, dont Tydée, Parthenopée et Adraste. Retenant ses gémissements dus au triste spectacle de ses anciens compagnons, il eut beaucoup de mal à passer devant Glaucus, Médonte, Thersiloque, ainsi que devant les fils d’Anténor et Polypétès. Son cœur fut meurtri de voir qu’Idée guidait même aux Enfers son char, tenant encore ses armes à la main. Cachant comme il le pouvait ses larmes, le prince troyen arriva tant bien que mal au sommet d’une haute falaise d’où une fumée sulfureuse s’élevait, et d’où un bruit assourdissant provenait. S’arrêtant au bord, curieux, il y jeta un coup d’œil.

Que fut sa surprise de voir à ses pieds un énorme tourbillon où la lave du Phlégéthon côtoyait l’azur sombre du Cocyte. Les deux fleuves dansaient ensemble, sans pour autant se mélanger, tout en courant dans le sens contraire de l’autre. Déglutissant, il priait pour ne pas y tomber, car la mort l’accueillerait sans aucun doute. Relevant la tête, tremblant quelque peu des jambes, le fils d’Aphrodite comprit qu’il s’était encore une fois trompé de chemin. En effet, deux ponts se dressaient devant lui. Se rappelant les paroles de la Sybille, il sut que celui de droite l’emmènerait au palais d’Hadès, véritable ouverture vers les Champs Elyséens qu’il voyait à l’horizon. En revanche, à gauche était un chemin direct vers le séjour des impies et la prison des Titans, des Géants rebelles, au sein du Tartare. Soufflant désespéramment, Enée rebroussa chemin, se demandant s’il allait enfin toucher à son but, retrouver la personne qui saurait insuffler à son peuple et à lui-même une raison de continuer à vivre, et à trouver une nouvelle identité. Encore une fois, le croisement face au palais des juges se présenta devant lui, et cette fois, il s’avança vers la droite.

Ce trajet l’emmena jusqu’au bord de l’Achéron. Fleuve imposant des Enfers, et affluant du Styx, ce dernier n’avait pas toujours été ainsi une étendue d’eau. Non, à l’origine, Achéron, dont le nom signifie Tristesse et Affliction, était un dieu à la figure d’un vieillard couvert d’un vêtement humide se reposant sur une urne noire, d’où sortaient des ondes écumantes. Il était né fils du Soleil et de la Terre. Malheureusement, pour avoir fourni de l’eau aux Titans pendant la guerre qui les avait opposés à Zeus, le vainqueur l’avait puni en le changeant en fleuve et en le précipitant aux Enfers. A partir de ce jour, il fut condamné à transporter les âmes et à supporter les coups de rames de Charon. Ainsi, arrivé au rivage de l’Achéron, l’instinct d’Enée le poussa à prendre exemple sur les âmes présentes. En effet, ces dernières montaient dans des barques sans gouvernail, et ayant comme capitaine un simulacre du passeur des Enfers. Une fois chargées, les embarcations se branlaient en direction d’une terre qu’il apercevait derrière la brume, mais ce n’était pas tout. D’autres embarcations en revenaient, et déposaient ses passagers sur la berge où il se trouvait. Ainsi, les frêles esquives formaient une route à double sens.

Comme s’il entendait une voix l’appeler de cette contrée au loin, Enée se faufila dans un groupe et embarqua à son tour, baissant la tête dans l’espoir de se faire tout petit. Le voyage glacial ne fut pas très long, et bientôt, il posa le pied près d’un temple. Il y vit alors les nouveaux arrivés rendre hommage à Proserpine avant de continuer. Suivant le conseil, le prince troyen fit de même, sentant que l’accès lui sera interdit s’il ne s’exécutait pas. Quand toute la cérémonie s’acheva, il put enfin fouler une contrée charmante. C’étaient des frais bocages, des bois délicieux, et de fortunées demeures. L’air y était pur et répandu sur des campagnes où la lumière d’un soleil les revêtait. Avançant, notre héros croisa des ombres bienheureuses, les unes sur le vert gazon, les autres jouant à des luttes innocentes ou formant des chœurs. Il voyait aussi les soldats déposés les armes pour ne jamais les déterrer, et les philosophes y discourir entre eux, ou former les Morts.

Enée se crut être arrivé aux Champs Elyséens. Pourtant une petite voix lui souffla qu’il se trompait, une petite voix qui s’incarna chez un prêtre de la Thrace. Intrigué par l’arrivée d’un mortel en ces terres, ce dernier était venu à sa rencontre. Après avoir entendu son histoire, il lui apprit alors qu’il était arrivé sur l’île des Bienheureux, où les prêtres et les philosophes séjournaient, dès leur trépas. Leur rôle était aux Enfers d’accueillir les âmes, afin de les aider à purifier leur esprit avant d’accéder aux Champs Elyséens. Fronçant les sourcils, le prince de Troie eut un peu de mal à comprendre, avant de réaliser que les plaines qu’il avait traversé précédemment n’étaient qu’un purgatoire. Cette île des Bienheureux n’accueillait uniquement les Mortels qui avaient fini leur temps d’errance, et qui avait purifié leur vie terrestre là-bas. Par contre, toute dérive en cette terre bénie était punie par l’expulsion. Ainsi, Enée comprit le balai des barques sur l’Achéron. Elles emmenaient les âmes finir leur voyage de purification auprès des Bienheureux. A l’opposé, elles ramenaient ceux qui n’avaient pas réussi à suivre les règles à leur expiation. Ils étaient de nouveau condamnés à revivre un séjour au sein du purgatoire.

Dès cette réalisation faite, le fils d’Aphrodite se rappela son but, et demanda au prêtre s’il était la personne qu’il cherchait. Malheureusement, il reçut uniquement un désappointement. Il allait abandonner quand le religieux, après un temps de réflexion, raviva l’espoir. Il lui apprit qu’aux Enfers, il existait une rare exception, une exception qui amenait une âme à ne jamais passer par toutes les terres infernales. Vu son lien avec la déesse de la Beauté, il était presque certain que ce fut son cas. Il invita donc Enée à le suivre, le guidant jusqu’au rivage du lac d’Achériousas, où l’Achéron se jetait. Là encore, des embarcations attendaient des voyageurs, ou en déposaient en cette île des Bienheureux. Ce qui frappa cette fois Enée, fut leur structure. Au lieu d’être bâti dans du bois noir et négligé, sans aucuns ornements comme les précédentes, elles avaient été taillées dans des essences d’arbres nobles et de l’or décorait la poupe et la proue. C’était vraiment étonnant. S’arrêtant à bonne distance du bord, le prêtre fit comprendre au seul être vivant qu’il se devait d’embarquer à son tour. Le prince troyen obtempéra, et se trouva à naviguer encore une fois sur les eaux des Enfers.

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