Chapitre 2

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Il était presque 17 heures quand ils purent enfin reprendre la voiture pour rentrer au Centre, ce soir-là. Tous étaient complètement épuisés par cette journée, que ce soit mentalement comme physiquement. Après la découverte des cadavres, Shiro avait passé la journée aux côtés de Lucy pour tenter de lui remonter le moral. Ç'avait été très compliqué. Chaque fois qu'elle fermait les yeux, chaque fois qu'elle se concentrait un tant soit peu, les images et les odeurs de cette famille à l'état de cadavres lui revenaient violemment en tête, lui donnant des hauts-le-cœur. Cela avait beau faire plus de cinq longs mois que cette routine leur collait à la peau, certains ne semblaient pas s'y être habitués pour autant. Lucy faisait partie de ceux ayant énormément de mal psychologiquement.

Alors, toute la journée et comme presque tous les jours, Shiro était resté avec Lucy pour la soutenir émotionnellement en lui soufflant des paroles rassurantes. Kuro ne comprenait pas comment il pouvait faire preuve d'autant de patience envers la blonde. Elle était N°5 dans la Brigade et, à ce titre, elle se devait de rester forte. Pour les moins gradés et pour la survie du monde. Ils n'avaient pas le choix. Et pourtant, égoïste qu'elle était, elle se renfermait sur elle-même à s'en rendre malade dès qu'un cadavre s'exposait à eux. Elle était d'une faiblesse qui l'exacerbait. Le monde était devenu vil et cruel. Seuls les plus forts survivraient. Et Lucy ne ferait pas partie de ces plus forts. Elle était égoïste. Depuis cinq mois, son frère n'avait d'yeux que pour elle. Il passait son temps à ses côtés à la faire rire, à la réconforter, à lui parler, à la choyer, à la regarder, ... Où était donc passée la relation fusionnelle qu'ils avaient entretenue un jour ? Pourquoi depuis que cette blonde faiblarde était entrée dans sa vie, son frère ne le considérait presque plus ? Il ne comprenait pas. C'était à en devenir dingue.

Il détestait Lucy de tout son être pour lui avoir volé son frère. Il la haïssait cordialement. Pourtant, il ne l'avait jamais dit à Shiroi. Ni à elle. Ni à personne. Il ne disait jamais rien. Il était bien trop renfermé sur lui pour oser dire quelque chose comme ça. Peut-être était-ce même de la timidité ? Ou de la prudence ? Il n'en savait rien. Il se taisait toujours. Il savait que la relation que Lucy et son frère entretenaient était spéciale. Et il avait beau détester l'idée que l'adolescente lui ait volé la personne qu'il aimait le plus au monde, il préférait ne rien dire du tout. Il savait que si jamais il se laissait emporter à dire ce qu'il pensait, son frère lui en voudrait énormément. Et c'était la chose qu'il redoutait plus que tout. La haine de son frère, l'abandon, la solitude, ... Cette peur transcendante dépassait tout ce qu'il pouvait ressentir. Alors, confiné dans sa frustration, il se taisait. Mais il continuait de faire des efforts pour que son jumeau lui revienne un jour. Il y croyait. Il avait espoir. Après tout, Shiro et lui étaient fusionnels depuis plus de 17 années, déjà. Lucy, elle, connaissait son frère depuis quoi ? Quelques mois ? C'était complètement ridicule. Shiro se rendrait compte de l'erreur qu'il était en train de faire à un moment ou à un autre et, alors, tout redeviendrait comme avant. Enfin.

Kuro sursauta quand le véhicule se stoppa vivement une fois qu'ils arrivèrent au garage du Centre. Ils étaient rentrés.

Sans un mot, le brun descendit de la camionnette en soupirant. Il se sentait éreinté par cette journée où ils avaient, une fois de plus, dû rester attentifs, concentrés et prêts à réagir au moindre Rêve. Ils ne s'étaient certes battus qu'une fois en début de journée mais cette tension constante qui avait régné était épuisante, mentalement. Et puis, après l'épisode du matin, l'ambiance avait été glaçante durant toutes leurs heures de patrouille. Entre Lucy qui ne décrochait pas un mot, son frère qui tentait de la réconforter comme il pouvait et les autres qui ne disaient rien, il avait cru mourir plusieurs fois écrasé sous la tension. Il ne comprenait pas ce qu'il leur arrivait, à tous. C'étaient des cadavres comme d'autres. Ils en avaient vu des centaines, voire des milliers, depuis leur affectation au poste d'Attrape-Rêve, quelques mois plus tôt. C'était leur quotidien. Alors, s'ils n'arrivaient pas à s'adapter à de simples cadavres de personnes, qu'ils n'avaient même pas connues qui plus était, ils étaient juste faibles et idiots. Qu'est-ce que ça pouvait bien leur faire que de parfaits inconnus aient rencontré la route d'un Rêve malveillant ? C'était ainsi qu'était le monde alors à quoi bon continuer d'être dépassés par tout ceci ? C'était complètement absurde, complètement stupide. Et le fait que Shiro se fasse entraîner dans toute cette sensibilité excessive n'était pas bon.Ça n'était pas comme ça qu'il allait survivre dans ce nouveau monde. Kuro n'aimait pas ça. Dans ses pensées, le jeune homme suivit les autres en direction de la salle de sport où ils avaient obligation de s'entraîner tous les jours.

Ce soir allait s'annoncer compliqué pour certains. Le sport était une phase obligatoire, comme tout ce qui leur était imposé dans la journée et, comme tout le reste, ça ne plaisait pas à tout le monde. Au contraire. Alors ce soir-là, n°10, de son prénom Anna, contesta l'autorité militaire. La jeune femme n'était pas la plus en forme du groupe, d'où sa position de n°10, et le sport n'était sincèrement pas son fort. Alors, ce soir-là, épuisée par la journée difficile, elle décida de faire comme elle voulait en s'asseyant loin des machines de sport, une gourde d'eau à la main.

En même pas quelques secondes, deux mastodontes rappliquèrent et lui hurlèrent de retourner s'entraîner. Tout le monde dans la salle se tût pour regarder la scène. Enfin, Lucy et Shiro, les deux seuls à parler, se turent. Anna, énervée, se leva à son tour en hurlant qu'elle n'irait pas, qu'elle n'était pas un pantin qu'ils pouvaient manipuler comme ils voulaient et que la menace ne lui faisait pas peur. Il ne fallut pas quelques secondes pour que l'un des militaire sorte un long bâton d'un étui qu'il tenait à la ceinture pour le plaquer sur le corps de la brune. Immédiatement, elle hurla à pleins poumons, convulsa légèrement, avant de tomber au sol, évanouie.

Personne ne disait mot ou ne faisait quoi que ce soit. Un léger silence passa avant que les militaires leur hurle de reprendre l'entraînement. Anna fut emmenée à l'infirmerie et tous reprirent leur activité dans un silence de mort. La peur se lisait sur les visages. Mais une fois de plus, Kuro ne comprenait pas les émotions de ses camarades. Pourquoi ces airs glacés ? Pourquoi sembler surpris à chaque intervention du Bâton ? Les militaires avaient mis des règles et tous savaient qu'ils étaient les maîtres ici. Alors pourquoi s'étonner qu'il y'ait une punition quand les règles n'étaient pas respectées ? C'était d'une logique implacable et, pour autant, la Brigade semblait toujours secouée après l'intervention du Bâton. S'ils ne voulaient pas être punis, il leur suffisait de ne pas se rebeller et d'obéir sagement. C'était logique, un enfant aurait pu le comprendre. Et Anna savait très bien à quoi elle s'exposait en refusant d'obéir. Elle avait choisit son sort. Pourquoi donc les autres Attrape-Rêve semblaient-ils la plaindre si c'était son choix ? Il ne comprenait pas.

Un soupir las s'échappa de ses lèvres. Quelques personnes le dévisagèrent mais il n'en avait pas grand chose à faire. Seul le regard de son frère comptait et, pour l'instant, celui-ci semblait trop occupé à discuter avec Lucy. En constatant cela, il serra les dents de rages et redoubla d'efforts sur la machine. Que son frère retrouve vite ses esprits pour revenir vers lui, bon sang !

Alors que l'entraînement touchait à sa fin, Anna les rejoignit sans bruit d'un air terrifié et désorienté. Elle fut accueillie par Lucy qui lui demanda immédiatement si ça allait. Ce qui n'était pas le cas, bien entendu. Le Bâton était une arme technologique prévue pour soumettre les Attrape-Rêve par la peur. Cette torture faisait se contracter vivement leurs muscles et faisait en sorte que le cerveau produise une molécule leur provoquant une douleur insoutenable. Cela ne causait aucune séquelle. Parfait pour que les missions soient immédiatement reprises. La pression que subissait la Brigade face à cet objet du diable était telle que les militaires gardaient toujours le contrôle sur eux. C'était une idée géniale. Douloureuse, certes, mais géniale. Et cela fonctionnait parfaitement. Tout le monde se tenait toujours bien sagement. Et lorsqu'un Attrape-Rêve était puni au Bâton après avoir désobéi, Kuro ne pouvait s'empêcher de ressentir un léger, très léger plaisir pervers à les voir se tordre de douleur. Il culpabilisait de cela, bien sûr, mais il ne pouvait s'en empêcher. De voir à quel point une idée de révolte pouvait être tuée si rapidement l'émerveillait presque. Cela ne lui faisait rien, à lui, puisqu'il ne désobéissait jamais. Il lui arrivait de frôler la punition de peu, comme le matin même, mais ça n'allait jamais plus loin. Et voir l'effet d'un simple bout de métal face à une Intelligence censée être supérieure telle que l'Homme le fascinait sans qu'il ne puisse contrôler cela. Un gloussement étrange traversa ses lèvres et il crut sentir une douche glacée se déverser sur lui envoyant le regard mi-interloqué mi-choqué de son frère. Il devait faire plus attention à ses réactions s'il ne voulait pas s'attirer les foudres de celui-ci.

La séance de sport se termina quelques minutes plus tard dans le silence le plus complet. Tous partirent en direction des douches en soupirant après les efforts fournis. Kuro n'était pas très fatigué. Chaque Attrape-Rêve avait un programme de sport propre à lui-même et le sien ne devait plus être très adapté. Après tout, tous ces entraînements avaient porté leurs fruits et il avait bien progressé depuis la dernière remise à niveau. De toute façon, la prochaine serait pour bientôt et son programme serait réadapté. C'était une bonne chose, il aimait faire du sport. Cela lui vidait la tête de toutes les pensées qui pouvaient le travailler constamment au long des journées. Enfin, la plupart du temps.

Il entra dans la douche, sans bruit, ne se souciant pas des autres membres autour de lui, et soupira de bonheur en sentant l'eau couler sur ses épaules. Chaque soir, les douches étaient de véritables délivrances. Elles lui permettaient de relâcher toute la pression accumulée. Cela lui faisait un bien fou. Il était si concentré par le bienfait apporté qu'il ne vit pas son frère se glisser sous le pommeau de douche d'à côté.

"Kuro ?

Le brun sursauta en entendant son prénom et se tourna vers son frère. Un sourire lui fendit timidement le visage en le voyant. Il était heureux d'enfin l'avoir un peu pour lui. Les femmes avaient une autre salle de douches pour elles et, ici, Shiro n'était pas constamment avec Lucy, puisqu'ils ne pouvaient se voir. Et il pouvait ainsi enfin avoir un peu l'attention de son frère. Ils ne s'étaient presque pas parlés de la journée et de pouvoir le faire remplissait son cœur de joie.

-Oui?

-C'est que... tu semblais un peu étrange tout à l'heure. Je te voyais glousser dans ton coin. Est-ce qu'il y'a un soucis ou autre ? Si ça ne va pas, tu devrais peut-être aller voir la psychologue du Centre, non ?

-Ce n'est pas la peine, ne t'en fais pas. Et puis, commença-t-il en riant, tu sais comment est la psy, ici. Je vais finir avec plus de problèmes après être allé la voir qu'avant !

Shiro se détendit immédiatement et se mit à rire à son tour.

-En effet, vu sous cet angle là...

Les jumeaux rirent ensemble de bons cœur et recommencèrent à s'échanger des paroles normales dans la bonne humeur. Parler ainsi à son frère faisait un bien fou à Kuro. C'était la seule chose au monde qui puisse lui faire un réel bien. En réalité, les seules choses qui pouvaient interférer dans ses émotions étaient ce qui touchait à son frère. Il n'avait que faire de qui mourrait, de qui vivait, de ce qu'il se passait autour de lui. Il se fichait bien de tout cela. Son frère était tout ce qui comptait pour lui, sa seule famille encore en vie. Enfin, il y'avait peut-être leurs parents. Il ne savait pas. Lorsque les Attrape-Rêve avaient été réquisitionnés de force suite au Jour de l'Apocalypse, ils avaient perdu de vue leurs parents et n'avaient plus eu de nouvelles depuis. Peut-être étaient-ils morts ? Il ne savait pas. Et, au fond, cela ne lui faisait rien de ne pas savoir, même s'il s'agissait de ses parents. Tout ce qui lui importait était la bonne santé de son frère qui, en ce moment même, riait à ses côtés. Rien d'autre n'importait.

-Kuro, tu es avec moi ?

-Comment ? Oh, oui. Excuse-moi. Je dois être un peu fatigué.

-La journée a été éprouvante, soupira son jumeau. L'événement de ce matin ne t'a pas trop secoué ? J'ai préféré resté auprès de Lucy au vu de son état, désolé si je t'ai délaissé.

Un faux sourire éclaira le visage de Kuro.

-Ne t'en fais pas, c'est normal. Tout va bien pour moi, ne t'inquiètes pas.

-Vraiment ?! Merci de ta compréhension ! Lucy compte beaucoup pour moi et je suis heureux que tu le comprenne, merci !

Le brun serra vivement les dents en entendant cela. Son cœur s'était serré et il avait du mal à ne pas grimacer. Néanmoins, son frère avait dit être heureux de la tolérance dont il faisait preuve. Il ne pouvait pas se laisser aller à l'égoïsme en lui empêchant ce bonheur. Il sourit de nouveau.

-Je t'en prie, c'est normal. Tu es mon frère, après tout. Je souhaite juste ton bonheur.

Son frère sourit en se séchant les cheveux et le remercia une dernière fois. Ils finirent de s'habiller en silence.

Derrière eux, un bruit attira leur attention. Shiro se mit à regader la scène qui se déroulait dans la salle d'eau où Alexei, extrêmement pudique, tentait de se cacher en grognant des insultes et où Isaac, absolument pas gêné grâce à sa longue expérience dans l'armée, discutait avec lui de leur mission du lendemain, complètement nu. Ce fut quand Alexei lui jeta vivement une serviette dessus en le traitant de tous les noms qu'il décida de s'habiller. Cela amusa beaucoup le jeune aux cheveux blancs qui ne put s'empêcher de rire en voyant tout ça. Le petit blond, gêné et énervé par les rires, s'emporta vivement et sortit de la salle d'eau en trombe, faisant soupirer Isaac.

-Il est marrant Alexei, rit Shiro en tentant de s'habiller convenablement et en se tournant vers son frère. Il passe son temps à nous menacer et à jurer mais il est d'une pudeur... sachant dans quoi il a grandit, je pensais vraiment pas qu'il serait comme ça !

Kuro rit en mettant son tee-shirt et en rassemblant ses affaires. Une bonne soirée s'annonçait ! Il discutait avec Shiro depuis près d'une vingtaine de minutes maintenant et ça n'était pas près de s'arrêter vu comme la conversation était lancée ! Il en était sincèrement heureux.

-Oh, au fait, j'avais rendez-vous avec Lucy pour vérifier deux trois trucs sur son équipement. Faut que j'y aille avant d'aller être en retard ! Euh... Tout va bien Kuro ?

Le visage du brun s'était crispé en entendant l'annonce de son frère. Une colère sourde tentait de pénétrer son cœur. Colère qu'il refoula comme il le put pour ne pas montrer son vrai visage et ses sentiments à son frère. Il grimaça un sourire.

-O-ouais, ça va, t'en fais pas ! J'ai marché dans une flaque d'eau et mes chaussettes sont trempées, c'est vraiment désagréable !

-Ah pas de bol, ça ! C'est toujours ennuyeux. Bon, je te laisse ! On se voit au repas.

-C'est ça...

Shiro quitta la pièce, un grand sourire aux lèvres.

Le brun gronda sourdement et donna un grand coup de poing dans le mur, s'attirant l'attention des trois Attrape-Rêve dans la salle de bain. Il ne releva même pas les regards interrogatifs de ceux-ci, tentant simplement de contrôler l'irritation qui lui soulevait le cœur.

Lucy. Encore Lucy. Toujours Lucy. Elle lui volait son frère, une fois de plus. Elle et ses airs innocents, ses airs de sainte accentués par son petit visage. Elle ne faisait qu'embobiner son frère, il en était sûr ! Ils ne connaissaient pas les gens autour d'eux, ils ne pouvaient plus et ne devaient plus se fier à qui que cela soit, ils ne pouvaient plus avoir confiance qu'en l'un ou l'autre ! Et voilà que son imprudent de frère se mettait à sympathiser avec une inconnue, une fille dont ils ne savaient rien et au passif aussi douteux que tous les Attrape-Rêve présents ! Son idiot de frère était en danger mais celui-ci ne semblait même pas s'en rendre compte. Cela le rendait fou, complètement fou ! Ils ne se parlaient et ne se confiaient même plus comme avant. Ils devenaient presque... des étrangers. Tout ça à cause de cette fille. Il n'en pouvait plus. Il n'en pouvait plus mais ne pouvait absolument rien faire pour lutter contre ça. Absolument rien. Puisque son frère était heureux avec cette fille. Vraiment heureux. Et il ne voulait que le bonheur de celui-ci alors faire quoi que ce soit contre la source de ce bonheur était une idiotie. Il ne pouvait donc que regarder et se taire. C'était insupportable. Tout simplement insupportable.

"Kuro ? Tout va bien ? Ton poing saigne, tu devrais nettoyer avant que ça ne s'infecte...

Le brun tourna la tête en direction de la petite voix qui venait de lui parler. C'était Shaun, peut-être aussi l'Attrape-Rêve avec lequel il avait le moins de mal à sociabiliser. Il n'avait l'air que d'une petite bête fragile et terrorisée qui avait été traînée de force dans un combat qui ne le regardait pas. En soi, c'était le cas. Ce garçon lui faisait un peu pitié.

-Je vais bien. Ça ira.

-Tu en es sûr ? Je veux dire... si un médecin t'aperçoit avec une blessure que tu ne serais pas allé faire soigner, tu risques de te faire engueuler. Tu sais comme ils sont: ils veulent nous garder en parfaite santé pour mieux nous utiliser.

Kuro regarda en direction des deux militaires sur-armés qui, comme toujours, montaient la garde devant les portes de la salle de bain et qui le regardaient d'un air suspicieux. Il soupira.

-Tu as raison."

Sans un mot de plus pour le garçon, il avança en direction des gardes pour demander à être soigner.

Le repas du soir était le même que d'habitude: des légumes frais produits dans les serres accompagnés d'une soupe brûlante en entrée, de la viande avec des féculents en plat et, enfin, un produit laitier en dessert. Rien de plus, rien de moins. C'était un bon repas, certes, mais c'était toujours le même. Tous les soirs, ils avaient droit à la même chose. Seuls les légumes et la viande variaient. Et encore, pas de grand chose. Ils s'en lassaient vite. Mais ils n'avaient pas le choix et puis, à quoi bon se plaindre. Eux avaient la chance de manger un repas chaud, d'avoir un toit pour dormir et de ne pas être dans un danger constant. Se plaindre serait égoïste.

"Ils pourraient changer notre bouffe de temps en temps sérieux..."

Kuro leva la tête pour voir Anna râler. Elle n'avait pas retenu la leçon, celle-là ? Elle devait avoir des tendances suicidaires... ou un rapport étrange à la douleur. Enfin, cela lui importait peu. C'était son problème à elle si elle passait le plus clair de son temps à l'infirmerie à cause de ses multiples rébellion. Un chuchotement de Sophia, n°9 et seule amie proche d'Anna, se chargea de faire taire celle-ci après un coup d'œil en direction de la dizaine de militaires présents dans la salle. Elle se remit donc à manger en silence, certainement pas remise de son expérience à l'entraînement.

"Shiro, on t'a dit où on nous envoyait patrouiller demain ?

-Pas encore, soupira le jeune homme en buvant tranquillement. Ils ne doivent pas avoir reçu d'appels de Bunker Immergé, ou ils m'en auraient parlé. Nous sommes donc dans le flou, comme d'habitude.

Kuro leva les yeux aux ciels. À quoi s'attendait Lucy après une question pareille ? Elle savait pourtant bien que les militaires ne disaient jamais rien à Shiro quant à leurs patrouilles à moins d'avoir reçu un appel, chose qui n'annonçait jamais du bon. Soit elle était idiote, soit elle le faisait exprès. Exprès d'avoir lancé une conversation débile juste pour pouvoir parler à son frère. Elle n'était même pas discrète dans ses essais. Et pourtant, cela marchait très bien puisque la conversation continua. Il fulminait.

En face, le regard bleuté de Shaun semblait le sonder. Haussant un sourcil, il dévisagea le rouquin d'un air de demander ce qu'il avait à le fixer de cette manière. Le garçon baissa les yeux vivement, l'air un peu effrayé.

-Tu crois que tout ceci se terminera bientôt, demanda doucement Lucy en jouant avec sa fourchette. Je veux dire, même si ma vie d'avant ne me plaisait pas, elle est toujours mieux que celle-là. Enfin, pas vraiment... mais par rapport à tout ce qui se passe... je suis confuse.

Kuro s'empêcha de soupirer de lassitude en entendant la question de la blonde.

-On ne sait pas de quoi demain est fait, ni ce qu'il se passera par la suite. Pour le moment, nous sommes tous ensemble et en vie. C'est tout ce qui importe.

De nouveau, il leva les yeux au ciel. Son frère était un peu niait sur les bords aussi pour parler ainsi. Enfin, il n'avait pas tort. Du moment qu'ils étaient tous deux en vie, tout irait bien. C'était tout ce qui comptait.

-Trois minutes !

-On ferait bien de se dépêcher, marmonna Shaun en finissant d'engloutir son repas suite à l'annonce. Si on n'a pas terminé dans les temps, on va encore se faire engueuler."

Toutes les personnes autour de la table acquiescèrent et terminèrent de manger en silence. Peut-être qu'après, quand il serait temps d'aller se coucher, Kuro pourrait encore avoir un peu de temps pour discuter avec son frère. Avec un peu de chance. Enfin, ç'aurait été trop beau. Puisque dès leurs assiettes débarrassées, Lucy et Shiro décidèrent de se rendre à la bibliothèque pour la demie heure de quartier libre qu'ils avaient. C'était rappé pour la discussion, une fois de plus. Il n'en pouvait plus.

Soupirant, il décida de laisser tomber pour ce soir. Après tout, son frère était heureux, non ? C'était tout ce qui comptait, pour lui. Même si le vif pincement qu'il ressentait au niveau du cœur face à cette situation ne le lâchait plus, il ne pouvait rien faire et ne ferait rien. Voir Shiro heureux était tout son bonheur. Même si ça n'était pas avec lui. Il devait s'y faire. Ou bien peut-être devait-il réagir ? Après tout, Lucy pourrait être dangereuse pour son frère. Et si elle le manipulait ? Ne valait-il pas mieux tout mettre en oeuvre pour que cela cesse, au risque d'anéantir son frère ? Et puis, après tout, il connaissait Lucy depuis à peine quelques mois. Il se remettrait vite et cela lui éviterait peut-être quelque chose de dangereux. Au fond, Lucy n'était qu'une passe éphémère au bonheur de Shiro. Parce que c'était lui son vrai bonheur. Lui, son frère. Personne d'autre. Lucy ne servait qu'à le lui voler.

Il se mordit la lèvre et souffla un coup. Il devait se calmer et penser de manière plus rationnelle. Lucy ne se rendait peut-être pas compte de ce qu'elle faisait, elle ne se rendait peut-être même pas compte du mal être qu'il pouvait ressentir face à cette situation alors, il devait se calmer. De plus, rien ne disait qu'elle était forcément dangereuse, malgré ses petits airs de sainte qui le révulsait. Il la jugeait mais ne la connaissait pas. Elle pouvait être dangereuse comme inoffensive. De plus, son frère était heureux à ses côtés et ça n'était pas comme si elle était sa copine ou quelque chose comme ça. C'était juste une amie avec laquelle il s'entendait extrêmement bien, c'était tout. Rien de plus, rien d'affolant. Pas pour l'instant. Il devait se calmer. Et ce fut en respirant profondément qu'il entra dans sa chambre.

C'était une pièce relativement simple: un lit, un bureau, une bibliothèque et un placard servaient de seuls aménagements et la froideur de la chambre rappelaient qu'ils n'étaient pas dans une situation normale. Il s'en fichait. Ici, au moins, il était libre de penser et de faire sortir ses émotions comme il le souhaitait, sans avoir à se cacher. Même s'il devait avouer que ce fait lui faisait justement un peu peur. Cogiter trop longtemps était mauvais, surtout pour lui. Contrarié et partagé comme il l'était en ce moment... Il avait vite fait de se laisser aller à des pensées sombres quand, seul et malheureux, il rentrait après une longue journée. Et ce soir n'allait pas faire exception à la règle.

Alors, comme chaque fois, il se déshabilla, éteignit les lumières et fixa le plafond en essayant de refouler toutes les idées qu'il pouvait avoir pour récupérer son frère.

Il avait beau dire mais la situation dans laquelle ils se trouvaient l'atteignait bien plus qu'il ne le pensait. Et d'une manière qu'il n'avait absolument pas prévue et qu'il ne semblait pas encore réaliser.

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