Michel

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Après avoir quitté le Café de Fleur, Michel déambula dans le centre de Paris. Il n'était pas de ceux qui se baladent d'un point A à un point B. Il aimait laisser ses pas le guider, prenant à droite pour suivre une jolie robe à fleurs aux longues tiges fines, virant à gauche derrière une canne et un chapeau melon, continuant tout droit le nez en l'air, guidé par le vol d'un pigeon. Ces flâneries n'étaient pas que poésie, ou alors une poésie triste, sombre et réaliste. Michel était un espion du quotidien, observant ses contemporains, tentant de saisir ce qui les animait. Il se nourrissait de leurs pas, de leurs gestes, de leurs mots. Il glanait ce que le hasard et la vie glissaient sur sa route. Quand il fut rassasié, il héla un taxi, donna le nom de sa rue et s'affala sur la banquette arrière, s'imprégnant à présent de l'architecture qui défilait de l'autre côté des vitres fermées.

Pour lui, le temps ne se mesurait qu'en jours et en nuits, les heures n'avaient pas la moindre importance, personne ne l'attendait nulle part. Sans montre ni téléphone portable, il chérissait ce sentiment de liberté dont plus personne ne semblait jouir.


Souhaitant s'enfermer pour écrire, il se fit déposer devant la petite épicerie orientale et choisit de quoi se sustenter plusieurs jours. Il remplit deux sacs de victuailles, posa ses articles sur la caisse de Bilal et lui demanda d'ajouter un pack d'eau pétillante, des croquettes pour son chat et une bouteille de whisky. Une fois les courses réglées, il saisit la boîte d'œufs et les tranches de jambon :

« Vous me livrerez le reste dans la journée ?

— Si M'sieur Michel, pas d'problèmes » répondit le commerçant.

Dans son quartier tout le monde l'appelait ainsi afin de préserver sa tranquillité d'auteur. Bien qu'il lui arrivât de passer à la télé, son visage était moins connu que son patronyme. Il n'aimait pas cet exercice. À la sortie de chaque nouveau roman, il s'y pliait à contrecœur afin d'honorer les engagements pris avec Montvil au début de sa carrière, longtemps avant le succès et la notoriété. Lorsque Montvil avait édité son premier roman, Michel, tellement heureux, avait accepté sans négocier toutes les clauses d'un contrat qui l'avait transformé en marchandise. Il s'était engagé à leur réserver l'exclusivité de ses productions romanesques durant la décennie suivante, pour une commission de moins de six pour cent. Il avait réussi à la revaloriser en les menaçant de cesser d'écrire, mais son amertume concernant leurs âpres discussions perdurait. Montvil ne perdait pas le nord, ce charognard ! Et il se gardait bien d'évoquer avec lui le fait que dans trois mois ce contrat serait caduc. Cette pensée l'égaya. Il attrapa Fripouille, le serra dans ses bras et comme souvent il lui parla en le grattant dans le cou :

« T'aimes ça, mon pépère, tu ronronnes. Ouiii, t'es mignon, brave bête. Tu t'en fous, toi ? T'as bien raison ! Il ira l'acheter mon nouveau roman, s'il veut le lire, cette vieille baderne de Montvil. Il n'est pas prêt de dormir ! Ils se sont assez engraissés sur notre dos ces connards, hein. Ne t'inquiète pas, on a suffisamment de pognon pour se payer des croquettes jusqu'à la fin de nos jours. On va bien rigoler... », la sonnette interrompit son monologue.

Il déposa son greffier dans un fauteuil et alla ouvrir.

« Déjà ! C'est du service rapide.

— Mon frère garde le magasin, et comme ça vous s'rez tranquille, M'sieur Michel.

— Parfait, dit-il en lui glissant un billet de dix dans la pogne, une fois les sacs sur la table de la cuisine.

— M'ci bien.

— Bilal, la gentillesse ça n'a pas de prix.

— Vous appelez si z'avez besoin de qu'chose. Vous allez écrire, on dirait.

— Oui, j'ai un travail à finir. Vous ne me verrez pas traîner dans le quartier ces jours-ci.

— Bon courage alors, je file M'sieur Michel.

— Ouais, salut Bilal. »

Fripouille slalomait entre ses jambes tandis qu'il dispatchait son ravitaillement dans les placards. La sonnerie du téléphone retentit alors qu'il versait ses œufs battus dans la poêle chaude.

Il décrocha :

« Hello, tu lui as donné ? s'enquit une voix féminine.

— Salut ma belle, oui, c'est fait.

— Et ?

— Et rien, ça va prendre du temps. Te fais pas trop d'illusions, les premiers romans ne les intéressent plus chez Tradimard...

— Quand même, c'est leur boulot de lancer les écrivains, non ? s'insurgea-t-elle.

— Avant oui. Maintenant les lettres ils s'en foutent, seuls les chiffres comptent. Ce sont des petits épiciers devenus de grands distributeurs sur le dos des auteurs ! Ils ne servent plus à rien ! Quand est-ce que tu passes me voir ?

— Je ne sais pas Michel, dès que possible. Je pars une quinzaine en Bretagne. À mon retour...

— Ah ! Maintenant que tu n'as plus besoin de moi, je n'ai plus qu'à me la mettre derrière l'oreille ?

— Ne sois pas vulgaire...

— Passe ce soir avant de partir ? implora-t-il.

— Ma valise est bouclée, je prends la route dès que j'aurai raccroché.

— Eh bien salut, mon omelette est prête ! ronchonna-t-il.

— Je t'enverrai une carte postale...

— C'est ça, j'en ai rien à foutre.

— Non, mais quel caractère ! Je t'embrasse...

— Pas moi. » dit-il frustré.

Quelle salope, rumina-t-il en mastiquant son déjeuner. Il repensa à la nouvelle stagiaire de Montvil, son "auteur préféré" qu'elle avait dit. N'empêche que c'était l'autre qui allait se faire sucer. Décidément les écrivains font tout le boulot, et ce sont ces enfoirés d'éditeurs, qui en plus du fric, se tapent les nanas.

Il hésita à se servir un verre d'alcool, renonça et démarra son ordinateur. Un petit tour sur la plate-forme d'écriture Scribay, où il partageait incognito quelques textes, lui rendrait à coup sûr sa bonne humeur et son élan.

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