Chapitre 3

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Enfin installés dans le cocon de notre chambre, Diane et moi nous effondrons sur le sofa face à la baie. Les lumières nocturnes dansent sur l'eau, contraste ironique avec notre tension. Il est temps de confronter nos doutes. Diane tambourine des doigts sur l'accoudoir, les sourcils froncés.

"Diane, vas-tu enfin me dire ce que tu penses ?" je demande en servant machinalement un jus d'orange.

Elle saisit son verre d'un geste vif. "Je pense qu'on nous ment sur Bianca."

"Ça, j'avais compris. Mais qu'est-ce qui te fait dire ça précisément ?"

"Ses ongles." Sa voix s'étrangle légèrement.

"Quoi ?"

"Les ongles de Bianca." Diane vide son verre d'un trait. "En attendant les secours, je lui ai tenu la main. Ils étaient parfaits - manucure française impeccable, cuticules repoussées. Surprenant pour une captive." Elle exhibe ses propres ongles ébréchés. "Moi qui n'ai pas touché à une lime depuis deux mois..."

"Preuve un peu légère, non ?" j'objecte.

"Oui, seule, ça l'est." Elle se penche en avant, les yeux brillants. "Mais entre ça, sa robe que je jurerais ensanglantée avant l'impact, et..." Elle fait glisser son téléphone sur la table basse. Un article s'affiche : "Groupe Stratori - Holdings". "Devine à qui appartient cet hôtel cinq étoiles où on nous 'héberge gracieusement' ?"

Un frisson me parcourt. "On s'en doutait, mais on aurait dû avoir cette conversation ailleurs."

"Où ?" Elle a un rire sans joie. "Entre Andréa le chauffeur qui nous colle aux basques, les murs probablement truffés de micros ici, et Rossi qui change d'humeur comme de chemise..." Sa main tremble. "Tu es journaliste, Félix. N'as-tu pas songé à effectuer quelques recherches ?"

Je dois m'avouer vaincu. "Je dois t'avouer que non. Je pense être trop sous le choc pour envisager le moindre complot. Mais puisque tu mets le doute, je vais voir ce que je peux faire. Quelques coups de fil..."

Diane s'éclipse sous la douche tandis que j'examine la liste de mes contacts. J'ai quelques amis proches dans le milieu du journalisme en France qui pourraient mener des recherches discrètes. Soudain, un doute m'assaille : et si mon portable était sur écoute ? Demain, j'irai en ville acheter un téléphone prépayé. Aussitôt, je sens l'adrénaline qui m'animait durant mes années d'enquêtes professionnelles me revenir.

Je m'installe à mon ordinateur portable, le connectant prudemment au wifi de l'hôtel - cette connexion trop fluide, trop surveillée sans doute. Mes doigts pianotent sur le clavier, lancinant rappel de mes années de journalisme. Des recherches anodines d'abord : "Famille Stratori", "Disparition Bianca 2003", comme si j'étais un simple touriste curieux.

Les résultats s'affichent, froids et implacables. Le journal local titre en une : *"Bianca Stratori : 20 ans de mystère... pour finir sous les roues d'un camping-car"*. Plus bas, un autre titre tout aussi subtil : "Les Français qui ont tué deux fois la petite Stratori". Mon estomac se serre.

Je parcours les articles fiévreusement :La Gazzetta del Sud nous décrit comme "des routards négligents", Il Mattino évoque "une vitesse excessive confirmée par des témoins" (quels témoins ?) Même la presse nationale reprend l'angle : "Le destin tragique de l'héritière Stratori", avec notre photo floutée en médaillon

La section commentaires est pire encore :"Ils devraient payer pour ça !","On sait ce qu'on fait des gens comme eux en Calabre..."

Mon poing se serre malgré moi. L'écran tremble sous mon regard. Une heure de lecture, et pas un seul article qui mentionne la robe déjà ensanglantée, ou encore ses ongles trop parfaits

Je claque l'ordinateur avec une violence qui fait sursauter Diane. Le reflet dans la vitre me montre un visage que je ne reconnais pas - yeux remplis de colère, mâchoire serrée. Nous ne sommes pas juste des témoins gênants. Dans leur récit, nous sommes devenus les coupables idéaux. Cette nuit ressembla à toutes les précédentes, sans rêves, sans fermer l'oeil.

Le lendemain, Diane et moi décidons d'aller découvrir les environs à pied, l'occasion pour nous d'acquérir le portable prépayé qui brûle à présent dans ma poche. Assis sur un banc face à la mer, nous rédigeons ensemble un message crypté :

"Salut, c'est Félix. Actuellement en Calabre avec Diane - situation délicate. Pourrais-tu investiguer discrètement sur la famille Stratori ? Détails sur mail crypté. Te revaudrai ça au centuple à mon retour. Bises."

Je l'envoie à trois contacts triés sur le volet, des confrères en qui j'ai une confiance absolue et qui connaissent bien Diane. Des alliés sûrs, des amis, il n'ya plus qu'à attendre leurs retours.

Une semaine s'est écoulée depuis l'accident, et nous tournons en rond dans cette étrange parenthèse. Le camping-car doit nous être restitué dans deux jours, une fois les dernières analyses terminées. On nous parle de "réparations nécessaires" sans plus de précisions - réparations légères ou modifications plus inquiétantes ? Le commissaire Rossi se montre évasif, malgré l'autopsie manifestement achevée, comme en témoignent les obsèques grandioses de Bianca hier, événement médiatique couvert par toutes les chaînes.

Nous sommes toujours parqués dans cet hôtel cinq étoiles qui commence à ressembler à une cage dorée. Andréa rôde toujours, son sourire de bon samaritain trop parfait, proposant ses services avec une insistance qui frise l'obsession. Impossible de consulter tranquillement les réponses de mes anciens confrères journalistes - j'ai dû me contenter d'échanges cryptés par SMS. Leurs messages, bourrés de pièces jointes et de liens, attendent d'être décortiqués. Diane et moi avons convenu d'une chose : ce n'est qu'une fois hors de cet hôtel que nous pourrons vraiment respirer et agir.

En attendant, nous jouons les touristes modèles : farniente au bord de la piscine, baignades dans les criques aux eaux turquoise, sourires forcés au personnel. Mais sous cette apparente détente, nos esprits tournent à plein régime, analysant chaque détail, chaque regard, quitte à en devenir parano".

Le huitième jour, un mot d'Emmanuele Stratori nous attendait à la réception ce matin. Papier épais, en-tête discret, formulation sobre : il souhaite nous rencontrer "pour échanger", quand cela nous conviendra.

Diane tourne la feuille entre ses doigts. "Étonnant, non ? Après tout ce temps..."

Je hoche la tête. "Logique, en fait. Nous sommes les derniers à avoir vu Bianca vivante. Peut-être cherche-t-il simplement à comprendre."

Elle pose le message sur la table. "Tu crois ? Après les obsèques, les médias... J'aurais pensé qu'il voudrait tourner la page."

"Ou alors c'est l'inverse. Une façon de clore le chapitre." J'étudie l'écriture appliquée. "On y va ?"

"Bien sûr. Ce serait bizarre de refuser." Diane prend son téléphone. "Je vais répondre que nous sommes disponibles cet après-midi. À moins que tu préfères demain ?"

"Non, autant en finir." Je me lève en rajustant le col de ma chemise, dont le tissu me semble soudain trop rugueux contre ma peau. "Après tout, c'est juste une conversation."

Je mens. Bien sûr que je mens.

La vérité, c'est que mes paumes sont moites et que mon estomac se contracte à l'idée de ce face-à-face. Comment soutenir le regard d'un père dont j'ai anéanti l'ultime espoir ? Depuis une semaine, le poids de ce accident m'écrase - et voilà qu'on m'offre l'occasion de contempler directement les conséquences de mon geste.

Diane me jette un regard en coin. Elle sait. Elle sait que chaque nuit, je revois ces phares éclairant soudain ce visage terrifié. Que j'entends encore ce choc sourd qui hante mes insomnies.

"Qu'est-ce qu'ils peuvent bien vouloir de nous ?" ma voix sonne plus rauque que je ne l'aurais souhaité. "Des détails sur ses derniers instants ? Des excuses ? Ou..."

Je laisse la phrase en suspens, incapable de formuler l'autre possibilité.

"Ils viennent de répondre", annonce Diane en levant les yeux de son téléphone. "Andréa passera nous prendre à 14h. Apparemment, la résidence est à une heure de route dans les montagnes."

Je jette un regard à ma valise ouverte, où s'entassent vêtements froissés et habits de plage. "Comment on s'habille pour ce genre de... rencontre ?"

Diane hésite "Ni trop vacances ni trop chic, je dirais. Quelque chose de neutre.

"Pas le choix de faire avec ce qu'on a", soupiré-je en secouant ma chemise pour en chasser les plis.

"L'essentiel est d'avoir l'air respectueux sans jouer les invités de marque", ajoute-t-elle . "Après tout, nous ne sommes ni des criminels, ni des amis de la famille."

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