Chapitre 1

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« Voici le début du Concerto pour piano nº 20 en ré mineur de Mozart, par Maria João Pires, l’occasion pour Guillaume Gallienne de nous dévoiler pourquoi il adore ce morceau. Vous écoutez Radio Classique avec Olivier Bellamy, il est dix-huit heures, l’heure de Passion Classique.»

Les phares découpent la nuit. Le village s’étire dans le froid, entre les vitrines d’une boulangerie encore ouverte et les silhouettes pressées qui traversent la route. Les réverbères s’allument dans un enchaînement parfait. Martin tient le volant d’une main, l’autre posée sur le levier de vitesse.

« Alors, ce morceau de Maria João Pires vous rappelle une scène particulière, n’est-ce pas ?
— Exactement, Olivier. C’était une répétition publique. Chailly dirigeait. Maria arrive et jette un coup d’œil sur les partitions. Tout à coup, la consternation se peint sur son visage. »

L’essuie-glace balaie une pluie fine dans un mouvement régulier. Lucie, côté passager, garde les bras croisés. Elle fixe la route, les doigts crispés sur sa manche.

« Elle s’attendait, je crois, à un autre concerto, pas celui-ci.
— Oui, elle croyait devoir jouer Mahler . Et soudain, l’orchestre démarre. Elle est tétanisée. »

Le rond-point approche. Le GPS annonce une direction que Lucie contredit aussitôt.
— Prends la prochaine à droite.
— Où ça ?
— Là-bas, juste après le radar.

L’émission radio se poursuit, imperturbable :
« Elle dit à Chailly : - Je n’ai pas la partition, je n’ai pas de notes, rien - Mais si, tu t’en souviens, tu l’as joué il y a deux ans.- C’était il y a deux ans... - Tu sais le faire, ça commence en ré mineur. Elle regarde les musiciens, horrifiée. Au moment de l’entrée du piano, sa tête se noie, mais ses doigts, eux, se souviennent. C’est l’entrée la plus humble que j’ai jamais entendu — »

— C’est là ! Juste là.

Le moteur ronronne faiblement. Lucie serre les lèvres. Martin la regarde du coin de l’œil, resserre sa main sur le volant : ses phalanges blanchissent aussitôt.

— Le GPS ne dit pas ça, marmonne-t-il.
— Et qui crois-tu ? Cette machine ou moi ?

Le piano s’élève, fragile, hésitant. Elle se ronge l'ongle du majeur. Il ravale sa réponse : il sait comment finissent ces routes-là. La rue apparaît. Il faut choisir. Dix mètres. Lucie attaque l'index. Sa nervosité le contamine. Coup de frein. Clignotant. Il tourne à droite et lui donne raison, abandonne ce combat qui n’en est pas un.

Elle finit par enfouir ses mains entre ses cuisses.

— On ne devrait pas tarder à arriver.

— Le GPS recalcule l’itinéraire…

— Laisse tomber, je connais le chemin.

— Je ne savais pas que tu venais assez souvent pour t’en souvenir.

Elle hausse les épaules. Les façades défilent. Ils s’éloignent des vieilles maisons en pierre et s'engagent dans un lotissement moderne où tout se ressemble, où les constructions identiques affichent jusqu’à la même boîte aux lettres et représentent bien le troupeau de moutons qui se cache derrière leurs murs. Martin déteste ces habitations reproduites à l’infini. Ces vies copiées-collées. L’hiver renforce la tristesse et, déjà, son canapé lui manque.

— Elle n’habite pas très loin du lycée. De temps en temps, elle m’invite à prendre un café.

— Elle est mariée ?

— Non, mais elle a un copain, je crois. Il sera peut-être là ce soir.

Il n’a aucune envie de participer à cette soirée, d’afficher un sourire de façade, d’écouter des conversations toutes plus ennuyeuses les unes que les autres.

Tous ces efforts pour des personnes qu’il ne reverra jamais.

N’est-ce pas ridicule ? Il ne connaît pas cette Juliette, et n’a pas cherché à en savoir plus avant d’être à destination.

— Elle attend d’autres invités ?

— Une amie de la famille, de passage. Juliette ne voulait pas annuler.

— Évidemment…plus on est nombreux et plus on rit.

— Arrête de faire ton ours des cavernes, Martin ! Pas ce soir, s'il te plaît.

— Ce n’est pas ça.

— Bien sûr que si.

Il ne renchérit pas. D’un geste, Lucie lui indique de tourner à gauche. Son instinct lui crie de résister, mais il capitule en voyant sa femme ramener un nouvel ongle à sa bouche. Encore. Il sait que ce n’est pas à cause du GPS. Les raisons s’empilent : copies, varicelle, vacances ratées, lui. Surtout lui.

— D’accord, peut-être un peu vexé, concède-t-il, cela ne m’enchante pas de passer la soirée avec des inconnus. Je trouve que c’est beaucoup de dépenses, entre la garde de Sophie et les fleurs, pour pas grand chose…

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Parce que je me connais ! Enfin… tu sais mieux que personne que je déteste ce genre de dîner.

— Si tu y vas avec cet état d’esprit, c’est sûr que tu vas passer un mauvais moment. Martin, fais un effort. On a vu ta mère il y a deux semaines et je n’ai pas fait tout un cirque. Ne gâche pas tout, s’il te plaît. C’est juste une soirée. Ce n’est pas compliqué de donner le change pour quelques heures.

Touché. Objectivement, il n’a aucune raison de traîner autant des pied. Lui-même ignore pour quelle raison il se montre si désagréable. Ce n’est même pas pour un match manqué. Est-ce le sourire de sa femme lors de sa préparation qui l’irrite ?

— Tu as raison, marmonne-t-il en prenant sa main pour l’embrasser, je serai un mari exemplaire. D’ailleurs… tu es sublime.

Lucie esquisse un rictus et détourne le regard.

— Je préfère ce ton.

— J’émets une condition.

— Laquelle ?

— Je ne veux pas que l’on parle de mon chômage. Je préfère les termes reconversion professionnelle.

Lucie le dévisage, incrédule.

— Si tu veux.

— En fait, à bien y réfléchir, je ne veux pas qu’on aborde le sujet.

— Tu sais que Juliette est déjà au courant ?

Il l'ignorait.

— …Oui. Je veux juste éviter le sujet. Ou que l’on ne s’y attarde pas.

— Très bien. Mais il n’y a aucune honte à être dans cette situation.

Situation.

Ce mot le blesse. Un emballage soigné pour cacher ce qu’il ne peut assumer — un chômage qui s’éternise, une recherche qui patine, et surtout une démotivation telle qu’il traîne en pyjama jusqu’à midi voire plus, quand il n’a pas besoin d’aller récupérer Sophie à l’école. Il se rase de moins en moins souvent ; la barbe de trois jours devient celle du mois. Il a honte de lui, évidemment, il n’est plus que l’ombre de l’ingénieur fringant qu’il était.

Lucie partage-t-elle ce regard ? Le trouve-t-elle pathétique ? Peut-être pas. Pourtant, il retire sa main. Rassure-moi, Lucie. Elle regarde de nouveau à travers la vitre. Il plante son regard au loin.

— Tu peux te garer un peu plus haut, il y a toujours des places.

Il suit le conseil et se stationne en marche avant. Les portes claquent dans la nuit déjà installée. Martin est surpris par le froid qui le saisit, fidèle, malgré son manteau. Un instant, il hésite à prendre la main de son épouse — l’air piquant l’en dissuade. Comme Lucie, il enfouit son poing dans sa poche. Côte à côte, s’effleurant seulement par manteaux interposés, ils remontent la rue jusqu’au numéro 22.

— Nous y sommes. Ça va te faire du bien de sortir un peu de ta caverne. Ces habits te vont mieux que ce pyjama sans forme ; d’ailleurs il est à la machine, lui aussi, ça lui fera du bien.

Il cherche la pointe d’humour dans le ton. Rien. Pas un sourire, pas une boutade, pas un « je plaisante, mon chéri » pour accompagner ces phrases assassines. Sans un mot plus haut que l’autre, sans même un regard, juste ce ton-là, neutre.

— Allez, sonne ! On va mourir congelés sinon.

Lucie s'exécute. L’agitation se fait entendre derrière la porte d’entrée mais personne ne vient ouvrir. Ils patientent, transis. Martin piétine, change le bouquet de fleurs de main pour souffler sur ses doigts engourdis.

— Elle est accueillante, ta collègue.

— Ne commence pas.

— Ça caille sérieusement, se justifie-t-il, on n’a pas idée de faire attendre les gens dehors par un froid pareil. On sonne à nouveau ?

— Elle va arriver, je te dis.

La porte s’ouvre sur une grande fille élancée. De longs cheveux lisses, une frange, un visage fin à peine sorti de l’adolescence. Jolie.

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