Chapitre 4 - suite

7 minutes de lecture

De nouveau, ce soir, Arnaud doute cruellement de ce qu'ils font ensemble, elle et lui, de ce qu'ils pourraient devenir. Il glisse dans sa poche arrière son téléphone portable. Avec deux profs à table, une de français et l’autre d’histoire, mieux vaut prévoir des antisèches ! Inspire, expire, go ! Dans la gueule du loup ! Il descend les escaliers le plus lentement possible, pour retarder le moment où il apparaîtra aux yeux de tous et passe la porte sans jeter un œil aux invités. Mais Juliette se lève aussitôt pour le présenter au couple assis sur le canapé ; il leur adresse un « bonsoir » à peine audible, un vague geste de la main, et il fonce vers le fauteuil. Juliette est contrariée. Son malaise se dissipe dès qu’elle reprend sa conversation avec la jolie femme blonde qu’Arnaud devine plus âgée que lui. Il la remarque d’abord à cause de la lumière.
Elle ne fait rien de particulier, pourtant elle capte l’attention. Ses cheveux blonds, coupés en un joli carré, laissent échapper quelques mèches rebelles qu’elle ne cesse de remettre derrière son oreille. Son visage est doux sans être lisse. Des traits réguliers, mais une expression mouvante, insaisissable. Des yeux gris, ou verts, il n’en est pas sûr — des yeux qui ne tranchent pas, qui écoutent avant de juger. Ses gestes sont simples, précis, presque timides. Elle ne cherche pas à plaire, c’est peut-être pour ça qu’on la regarde. Arnaud la trouve belle, mais pas de cette beauté qu’on remarque — plutôt de celle qu’on devine et qu’on n’oublie pas.

Une petite trentaine tout au plus comme l’homme à ses côtés. Il se concentre sur lui pour mieux ignorer la complicité évidente entre les deux femmes qui le met instinctivement mal à l'aise. Martin semble lui aussi perdu dans cette soirée. Arnaud le remarque après coup, comme un contrepoint de la femme blonde. Un type tranquille, à première vue. Trop tranquille, peut-être. Le genre d’homme qui parle peu, mais dont le silence pèse. Des épaules solides, un dos un peu voûté, comme s’il portait plus que son âge. Une barbe courte, poivre et sel, entretenue sans coquetterie.
Il ne sourit pas, ou à peine. Mais quand il lève les yeux vers Juliette, Arnaud sent quelque chose passer : une fatigue tendre, une lassitude qui ressemble à de la fidélité.
Rien de séduisant à première vue, et pourtant… une présence qui tient, qui ne cherche pas à plaire. Un homme ancré, là où lui, Arnaud, tangue sans arrêt.

Arnaud éprouve soudain de la sympathie pour cet homme qu’il ne connaît pas, mais dont l’attitude fait écho à la sienne.

La bonne humeur de Juliette l’agace. Il pose ses yeux sur la table et saisit la bouteille de vin blanc. Il veut boire. Juste assez pour oublier son rire. Après avoir débouché le vin, il se sert un verre, puis, réalisant que son geste manque de classe, il se ravise en servant les autres invités. La première gorgée passe trop vite. Elle brûle, mais il aime cette brûlure. Juliette reste interdite. Elle propose de lever les verres, mais Arnaud ne pense qu’à descendre le sien. Il le boit d’un trait, s’en ressert un autre, le boit tout aussi vite, sans que personne ne relève. Déjà, il sent la chaleur lui monter aux tempes. Ses épaules se détendent, sa langue aussi.

Le monde tangue légèrement. Il ne s’en inquiète pas. C’est agréable, ce flottement. Comme si tout glissait enfin. Quand Hélène fait son apparition, les trois quarts de la bouteille sont déjà engloutis. Arnaud observe Martin qui manque de s’étouffer puis se met à fixer obstinément ses chaussures. En voilà un encore plus mal à l’aise que moi. D'une certaine façon, cela le réconforte.

Au moment de passer à table, son nouvel ami fait encore parler de lui en refusant d’être éloigné de sa femme. Il apprécie de plus en plus ce gars. Il veut lui montrer sa sympathie, mais Martin ne semble pas réceptif à son humour.

Juliette apporte l’entrée, la salade à l’avocat. Elle sert chacun des convives, puis propose du vin blanc en accompagnement. Arnaud tend immédiatement son verre, ce qui lui vaut un regard désapprobateur. Il recule un peu son verre. Mais une fois servi, il ne peut se retenir, le vide avant même de commencer son assiette. Martin refuse le vin, tandis que Lucie accepte avec un sourire.

— Alors vous êtes ensemble depuis longtemps ? demande Arnaud, d'une voix un peu trop forte.

Lucie s’essuie rapidement la bouche avant de répondre.

— Je dirais seize ans… Oui, c’est bien ça, dont dix de mariage.

— Un sacré paquet d'années ! siffle-t-il admiratif. Où vous êtes-vous rencontrés ?

— À la fac.

— Vous êtes tous les deux profs ?

Martin s’agite. Lucie lui jette un coup d’œil.

— Non, seulement moi. Je travaille avec Juliette, dans le même lycée, depuis quoi, deux ans maintenant ? ...Et vous deux ?

— Oh, dans un bar. L'histoire banale d'un mec qui rencontre une jolie fille un peu éméchée....

Juliette lui envoie un coup de coude avant de rétablir la vérité :

— Tinder.

— OK, c’est vrai que c'est plutôt ça, en fait.

Hélène pouffe de rire, Martin esquisse un vague sourire qui ressemble davantage à une grimace, Lucie, imperturbable, demande :

— Mais ça marche comment ? C’est comme faire ses courses ? On voit une photo d’un homme qui nous plaît, on clique et hop, dans le panier ? C’est aussi simple que ça ?

— À peu près oui...Et quand tu as une fille aussi bien foutue que Juliette dans ton panier, tu évites de la reposer en rayon.

— Arnaud !

Les mots lui échappent sans filtre. Ils tombent sur la table avec le même bruit que son verre vide. Juliette se raidit et le fusille du regard. Mais elle reprend très vite son bavardage avec sa collègue, tandis qu’Hélène demande à Martin s’il va bien. Il ne lui répond pas. Il est vraiment étrange, celui-là.

— Vous avez des enfants ? questionne Arnaud.

Il essaie de se rattraper avec une voix plus douce, sans toutefois en maîtriser le volume. Dès qu’il dit un mot, il éteint à lui seul toutes les conversations naissantes. Lucie se racle la gorge.

— Oui, une fille de dix ans, Sophie.

Elle regarde à nouveau son mari, qui semble déterminé à la laisser parler pour deux. Juliette pose sa main sur le bras d’Arnaud. Il se sent subitement mieux à son contact. Même s’il comprend qu’elle lui demande de se faire plus discret, il est heureux de sentir sa présence.

— Vous aviez vingt-cinq ans, alors, quand vous l’avez eue ? demande Hélène, d’une voix sourde.

Drôle de remarque. Tout le monde se tourne vers elle. Même Martin se décide à la regarder, et d'ailleurs, il ne la quitte plus des yeux. Elle garde la tête droite tandis que Lucie lui répond par l’affirmative.

— C’est le bel âge pour avoir des enfants.

Arnaud perçoit un tremblement dans sa voix.

— Vous avez aussi des enfants ? demande poliment Lucie.

Hélène inspire, regarde Juliette qui lui adresse un tendre sourire, avant de répondre à la jeune femme.

— En quelque sorte. Mais en réalité je n’en ai pas eu...C’était un choix de ma part.

Martin jette un coup d'œil à sa voisine de table avant de s’en détacher lentement et revenir à sa posture habituelle.

— Et vous êtes mariée ? demande Lucie.

— Non, répond Juliette avant qu’Hélène n’émette un son. En fait, c'est une grande voyageuse. Elle a fait le tour du monde plusieurs fois. C'est toute sa vie. Alors, le mariage, quelle horreur, non ? Rien de pire pour vous enchaîner !

— Ce n'était pas toute ma vie. Toi aussi, tu en fais partie. Tu le sais, cela, ma puce ?

Juliette acquiesce en esquissant un petit sourire. Les deux femmes échangent un regard entendu qui interroge Lucie.

— Du coup... Je n'ai pas vraiment saisi... Vous êtes... ?

Regard amusé des deux femmes :

— C'est ma presque fille !

— C'est ma presque maman ! répondent l'une et l'autre en même temps en riant.

— Et ta vraie maman ?

Silence.

Une fourchette heurte une assiette. Un verre tinte. Le monde reprend son souffle.
Le sourire de la jeune femme se fane. Hélène baisse les yeux. Personne ne pose plus de question.

Arnaud devine maintenant des failles abyssales. Une gosse même sans parents, grandit tout de même, vite et mal, sûrement. Il aimerait saisir sa main et l'embrasser. Mais se retient sans savoir pourquoi.

Martin, muet depuis le début de la conversation, s'est encore plus enfoncé dans sa chaise. Lucie regarde son assiette. Arnaud jurerait avoir vu ses yeux briller. Des larmes ?

Le silence s’étire. Personne n’ose lever les yeux. Une odeur de vin, d’avocat et de cire flotte dans la pièce. Le monde entier semble suspendu dans la gorge de Juliette.

— Qui veut du vin blanc ? s'exclame Arnaud.

Seule Hélène lui répond et il la ressert généreusement.

— Santé ! s'écrit-il en levant son verre de vin.

— Santé Arnaud !

Quand Hélène lève son verre — Arnaud éclate de rire. Un peu trop fort, un peu trop seul. Il s’appuie un peu trop fort sur la table, renverse quelques gouttes. Rien de grave. Mais il sent le monde s’incliner sous ses paumes. Juliette, immobile, ne les suit pas. Martin, lui, ferme les yeux. Comme pour échapper à la lumière. Puis Hélène reprend son souffle, rit à son tour. Leurs rires emplissent la pièce, clairs, un peu faux aussi.

Il se dit qu’il devrait arrêter là, mais le silence pèse trop. Alors il boit encore une gorgée. La tête lui tourne un peu. Il cherche le regard de Juliette, mais tout tremble — les verres, la lumière, elle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Ainhoa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0