Chapitre 7 - suite

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— Ça ne te va pas, la provoque Martin en désignant du menton la cigarette.

— C’est pour toi.

Elle lui tend la cigarette qu’il regarde fixement. Prends-la bon sang ! La sienne s’est consumée jusqu’au filtre. Elle tente de masquer son impatience, mais elle sait qui est en face d'elle. Avec lui, inutile de jouer la comédie. Son masque d’apparente tranquillité ne le trompe pas, elle en est convaincue. Elle pourrait fondre en larmes sur place, mais elle les retient de toutes ses forces, accrochée à l’espoir qu'ils aient une véritable conversation. Martin ose enfin la regarder franchement.

— C’est... surréaliste, tout ça. On fait comment, dans ces cas-là ?

Il récupère la cigarette et lui effleure le pouce. Hélène frisonne.

— Comme… avec n’importe qui, je suppose.

Il cherche son briquet dans sa poche de jean tout en hochant la tête.

— N’importe qui ? … Toi et moi ?

Hélène secoue la tête en détournant son regard. Il esquisse un sourire, ses traits s’adoucissent. Le cœur d’Hélène fait un bond dans sa poitrine. Martin allume sa cigarette, tire dessus, jette un coup d’œil vers le ciel étoilé.

— Pourquoi tu as fait semblant de ne pas me connaître ?

— J’ai été prise au dépourvue. Tu n’as rien dit non plus.

— C’est vrai. On va dire que j’ai été pris au dépourvu aussi, répond-t-il en s’intéressant aux volutes de sa cigarette.

Hélène ferme les yeux un instant.

Il me parle… Pour de vrai.

Peu importe ses propos, ils lui sont destinés, elle savoure ce cadeau inespéré. Le temps peut s'arrêter à ce moment-là précisément. Le silence s’installe, moins pesant, plus parlant. Martin s'amuse avec les volutes, Hélène se balance en équilibre sur une marche du palier. Elle n’est qu’à quelques centimètres de lui, face à la rue endormie, le regard porté au loin, le plus loin possible. Dans cette accalmie convenue, l'un et l'autre respirent pour la première fois de la soirée. Elle voudrait suspendre le temps indéfiniment, certaine qu’elle ne connaîtra plus ce silence à ses côtés. Quand les maux seront exposés, leur lien sera détruit, si ce n’est déjà le cas.

— Désolé d’avoir réagi comme ça. Je me suis comporté comme un con.

— Tu n’es pas obligé de t’excuser.

— Je crois que je ne peux que m’excuser ou m’énerver, souffle Martin, la voix ralentie par l’effort.

— Contre moi ?

Il grimace. Leurs paroles sont entrecoupées de silences, de regards dérobés, de soupirs. Chaque mot est soigneusement pesé. Martin esquisse un sourire.

— Tu n’as pas changé, tu sais. Toujours ce calme, cette manière de ne rien laisser paraître. Tu as toujours eu une force de caractère… enfin, plus que moi.

— C’est un reproche ?

— Je ne sais pas. À toi d’en juger. Pourquoi tu me poses sans cesse des questions ? Tout va bien ? Contre moi ? C’est un reproche ? Après tout, tu ne m’as jamais donné de réponses. Alors pourquoi devrais-je le faire, moi ?

Il détourne la tête. La fumée s’élève entre eux, lente, grise, impassible. Ils savent qu’elle porte ce qu’ils ne parviendront jamais à dire.

L’enfant sauvage est de retour. Cynique à souhait. Rien de pire qu’un enfant blessé pour vous toucher au cœur. Il n’y a rien à faire pour abréger ça. Rien d’assez fort. Hélène lève les yeux au ciel tout en fixant les étoiles et décide de franchir le pas.

— Tu crois qu’un jour tu me pardonneras ?

— Te pardonner quoi ? …Tu as mauvaise conscience, c’est ça ?

Oui.

— Ne joue pas à ça, Martin.

— Je n’ai jamais joué.

— Tu m’as comprise.

— …Toi aussi, rétorque-t-il.

Elle lui laisse le dernier mot. La parole a toujours été une option entre eux. Les silences, les regards, les voix qui se meurent, s'étranglent en fin de phrases, les mots oubliés, non-dits, interdits, tout ça est plus important que n'importe quel discours. Elle sait d’avance les sentiments profonds qui animent Martin. Ses réactions ne font que confirmer son instinct. Mais elle n’est pas prête à y faire face.

— Regarde-moi, Hélène.

Elle lève la tête vers lui jusqu'à rencontrer son regard. Une décharge électrique parcourt sa colonne vertébrale. Il est si grave qu’elle s’arrête de respirer en attendant que le couperet tombe.

Il finit par détourner le regard.

— Ne me regarde pas, finalement, dit-il, embarrassé.

Gênée, elle fixe ses chaussures, avant de changer d’avis en levant la tête vers le ciel étoilé. Martin adopte la même position. Ils sont côte à côte à regarder l’infini. Comme avant. Elle avait oublié la sensation d’être près de lui, en silence. Une compagnie douce et solide.

— Je ne t’en veux plus, si c’est ça qui t’inquiète. Plus aujourd’hui en tout cas.

— C’est vrai ? dit-elle, si soulagée qu’elle ose croiser son regard.

— Retourne-toi ! Je n’ai pas fini !

Hélène plante à nouveau ses yeux dans les étoiles, glacée.

— Je disais que je ne t’en voulais plus. Mais cela m’a pris du temps pour en arriver là. Je t’ai détestée et je n’avais jamais détesté quelqu’un. On ne peut le faire qu’avec des personnes en qui l’on a eu confiance, n’est-ce pas ? Mais rassures-toi, tu ne m’inspires plus ce genre de sentiments.

— Il t’a fallu combien de temps pour les effacer ?

— Des années, lâche-t-il dans un souffle.

Hélène ferme les yeux.

— Je suis désolée si je t’ai fait souffrir. Je ne voulais pas ça.

En fait si.

— C’est évident. Pourquoi tu voudrais me faire du mal, après tout ?

Je l’ai souhaité quelques secondes seulement. Juste une minute tout au plus. Voire une journée. Ou deux. Mais pas autant. Non, pas autant !

— Tu savais que je souffrais ?

Martin s’agite. Elle n’ose plus le regarder. Elle ramène ses bras autour de sa taille pour les empêcher d’aller vers lui. Elle voudrait lui dire tant de choses qu’elle retient par peur d’exposer des sentiments qu’elle ne pourrait plus maîtriser.

Hélène lutte contre deux désirs qui s’opposent : le faire fuir et le garder près d’elle. L’avoir si près, si vrai, est aussi délicieux qu'insupportable.

— Et tu as eu mal aussi, comme moi ?

…Oui.

— Je ne peux rien faire pour toi, Martin.

— Je n’ai encore rien demandé !

— Je n’ai pas cette impression. Tu veux que je dise quoi, alors ? Tu veux que je refasse le film ? Ça ne sert à rien. Absolument à rien. Rien de productif ne pourra en sortir.

— Tu nous laisses aucune chance de nous expliquer alors ? Je n’ai pas mon mot à dire ? Je ne suis plus un gamin, bon sang ! Productif ? Parce que tu crois que les relations humaines doivent être productives ou rentabilisées ?

Ne dis rien.

Laisse-moi tout endosser, s’il te plait.

— Tu te comportes comme un enfant ! Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ! Moi aussi je peux jouer à ce jeu-là. Tu parles de relations humaines ? Toi ? Le gamin qui se fichait des autres ? Qui n’a jamais eu un ami durant toute sa scolarité !

— Je t’avais toi, Hélène ! Et ça me suffisait !

Martin balance son mégot au loin, d’un geste nerveux.

— Et…Je n’avais pas besoin de plus. Je m’en foutais d’avoir une putain de liste à rallonge d'amis de circonstance ou de passer pour un asocial, pour un con, tant que je t'avais toi ! Ça n'a jamais eu aucun sens d’être entouré par une foule de gens et se sentir seul malgré tout. Je sais que tu comprends. Je le sais.

Oui, je comprends.

Comment fais-tu pour me secouer ainsi, quand tous les autres ne parviennent même pas à m’atteindre ?

— Il est temps de rentrer. Ils doivent nous attendre, conclu-t-elle d’une voix claire.

— Tu n’es pas comme ça. Pas si froide…

Si, je suis ainsi, mais jamais avec toi.

— Tu ne me connais plus, Martin… et je ne te connais plus, non plus.

Une violente décharge au ventre accompagne ses derniers mots. Elle voit ses yeux sérieux s’embuer. Hélène détourne le regard.

— Et ta promesse ?

Quelle promesse ? Tu pouvais être heureux sans moi. J’aurais dû te protéger, te garder à distance. Mais je n’ai pas su. J’ai voulu être ton port d’attache et j’ai fini par me brûler. La morale m’a retenue, les mots se sont tus. Tu n’étais pas prêt. Tu ne l’es toujours pas.

— C’était dans une autre vie.

Dans la nuit glaciale, sous les étoiles, ils ne sont plus que deux personnes côte à côte. Seul un lourd silence résonne sans fin, leurs cœurs assiégés par de vaines questions. Leur langage secret ne fonctionne plus. Il ne leur suffit plus. Il leur faut des mots, des phrases, des explications... des réponses. Une larme, unique, roule sur la joue de Martin, qu'il efface d’un revers de main.

— Cette vie est celle où tu appartiens à Juliette alors ? Car c’est elle, n’est-ce pas ? C’est à cause d’elle que tu es partie.

Il se retourne vers Hélène. Son crâne est entouré de ses deux mains, comme si sa tête pouvait lui exploser entre les doigts. Sans la quitter des yeux, il exige une réponse. Elle le sait, mais s'oblige à ne pas quitter le ciel de vue et le fixe coûte que coûte. Elle ne peut pas avouer ce qu'elle a sur le cœur. Pour elle, il reste le gamin qui observait le monde d'en haut. Sauvage. Incapable de faire confiance. Le voir aujourd'hui en père de famille est pour le moins déroutant. Est-il seulement heureux ? Depuis dix ans, c'est sûrement ce qu'elle se demande le plus souvent. D'abord lui avant son propre bonheur. Le choix du silence et de l'absence fait autrefois, le referait-elle maintenant ? Tiraillée entre son désir de parler enfin et sa raison d'aînée, de protectrice, Hélène lutte pour ne pas s'effondrer.

Il est trop tard. Définitivement trop tard. Nos vies sont faites, tracées. Il faut assumer. La réalité, c’est ça — rien d’autre. Il n’existe pas de bouton reset, pas de vies supplémentaires dans nos poches. La réalité, la voici.

Accepte-la comme elle est, Martin.

Accepte-la, Hélène, tu n’as pas d’autre choix.

Le reste appartient au passé, à nos mémoires imparfaites, à nos cœurs insatisfaits.

— Je me suis trompé, tu as peut-être changé finalement, lance Martin sans avoir eu la moindre réponse à sa précédente question.

Il lui tourne le dos et se dirige vers l’entrée, laissant Hélène le nez dans les étoiles. C'est lui. Même des années de silence ne peuvent rien y changer. Il ne pourra jamais être un étranger ou un vague souvenir. Il sera à jamais cet enfant taiseux, au regard sévère, cet ado qui lui posait parfois des questions, ce jeune homme qui n'attendait plus qu'une réponse. Qu'elle ne donna jamais. Par excès de confiance, par orgueil, par égoïsme.

Pardonne-moi, Martin, d’être ainsi.

Le froid s’insinue jusque dans ses os. La lumière de la maison découpe son ombre sur le mur du jardin, vacille, puis s’éteint quand la porte se referme. Hélène reste dehors, immobile, le visage tourné vers la nuit.

Quand elle lève la tête, les étoiles lui paraissent soudain plus lointaines.

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