Chapitre 16 - suite et fin

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Il se fait tard. Hélène se serre un peu plus contre Martin. Elle frissonne, sans savoir si c’est le froid ou lui. Les badauds sont rentrés chez eux depuis longtemps. Quelques couples étirent encore le temps, jusqu’à ce que la lune ferme leurs rêveries. Martin ralentit le pas jusqu’à s’arrêter devant un immeuble.

— Nous sommes arrivés, murmure-t-il.

— Quoi ?

L’état de grâce s’achève ici. Quelques heures plus tôt, elle débordait de joie, de doute, d’impatience, d’excitation. À présent, elle est heureuse de l’avoir retrouvé, apaisée de le savoir là. Et déjà triste de le quitter.

— Je n’ai pas vu la journée passer.

— Moi non plus. Tu montes te réchauffer ? Enfin, tu dois avoir froid avec cette robe. Je veux dire… le temps s’est rafraîchi.

Martin enchaîne maladroitement les excuses. Hélène s’amuse à le laisser parler, se délectant de le voir dans cette situation embarrassante.

— Je m’en voudrais de te laisser partir au pied de mon immeuble. Tu as la chair de poule, regarde-moi ça !

Il frictionne maladroitement les bras nus d’Hélène, qui sourit en tressaillant sous ses gestes trop pressés.

— Je peux t’embrasser ? demande-t-elle subitement.

Martin stoppe net ses gestes.

— Oui. Bien sûr que tu peux.

Elle se hisse sur la pointe des pieds, arrive à hauteur du jeune homme, entoure son cou de ses bras nus et l’embrasse délicatement. Timidement. Martin l’enlace à son tour. Leurs lèvres s’approchent davantage, comme si le temps les retenait encore un peu. Elle fléchit, s’appuie sur son torse, arque son corps pour mieux s’offrir à ses baisers tendres.

Hélène oublie le froid, la nuit tombée, ses envies de voyages, de fuite, sa culpabilité : elle est à la bonne adresse. Elle a fait le tour du monde pour se retrouver ici, dans les bras de cet homme — elle le sait désormais.

Elle est chez elle, avec lui.


***


Tes lèvres sur les miennes. Je devrais connaître ça. Je l’ai déjà vécu. J’ai déjà embrassé, déjà appris où mettre mes mains, déjà compris comment respirer contre quelqu’un.

Mais rien ne ressemble à ça.

Jamais ce coup dans le ventre. C’est comme si quelque chose basculait d’un coup, quelque chose que je ne savais pas être là. Ma respiration déraille, mon corps se tend, et j’ai peur que tu le sentes.

Je ferme les yeux trop vite, comme si ça pouvait me protéger de toi.

Ridicule. Rien ne me protège de toi.

Là, rien ne se construit. Tout s’effondre. Ou tout s’éclaire, je ne sais pas.

Je te sens avancer contre moi comme si tu savais exactement où te glisser. Je sens ta main dans ma nuque, si sûre, si légère, et je perds mon équilibre sans que rien ne bouge vraiment.

Je comprends, sans comprendre, que ce baiser n’a pas la même température. Pas la même profondeur. Pas la même vérité.

Ton corps contre le mien ne me demande rien. Il me renverse. C’est autre chose. Quelque chose de plus aigu, de plus dangereux, de plus vivant.

Je pensais connaître mon cœur. Je pensais qu’il battait normalement, régulièrement, sans surprise. Mais quand tu t’approches, quand tu souffles juste avant d’embrasser, quand tu t’appuies contre moi comme si j’étais un refuge… il se met à battre autrement.

Pas plus vite. Autrement. Comme s’il cherchait ton rythme plutôt que le mien.

Je serre un peu plus ta taille. Pas pour te retenir. Pour me retenir, moi.

Parce que j’ai peur. Pas de toi. Pas du baiser. J’ai peur de ce que ce baiser dit de moi. De ce qu’il réveille. De ce que je n’avais pas imaginé.

Et pourtant… je n’arrive pas à regretter. Pas une seconde. Pas un souffle.

Si c’est ça, être embrassé par toi… je ne savais pas que ça existait.


***


Hélène passe la nuit chez Martin. Ils boivent du café dans des mugs dépareillés, assis en tailleur sur le canapé comme deux adolescents en fuite. Ils s’embrassent — encore, et encore — plus forts, plus heureux. Ils parlent trop vite, trop longtemps. De voyages, d’une adresse commune, d’une vie à trier et à ranger ensemble. Même d’un chien. Tout semble possible, si possible que ça en devient presque drôle.

Ils s’endorment l’un contre l’autre, repus de douceur, le cœur calme. Sagement. Sans aller plus loin que des baisers qui les électrisent déjà. Ils croient qu’ils ont tout le temps. Ils n’ont que cette nuit.

Au petit matin, Martin émerge dans une lumière pâle. Il ouvre les yeux — encore englué de sommeil — et étend le bras, à la recherche d’une épaule, d’une hanche, de quelque chose de chaud, de vivant. Sa main ne rencontre que le vide. Le drap est froid, tiré, abandonné trop tôt.

Un doute le saisit. Il se redresse, traverse la chambre, puis le couloir. Rien. Le silence le devance jusqu’au salon.

Hélène n’est plus là.

Sur la table basse, à côté des roses déjà un peu ouvertes, il distingue une enveloppe blanche. Son prénom. Son écriture. Ses doigts tremblent malgré lui.

« Martin, Je te rappelle, Hélène »

Un froissement sec déchire l’air : le papier se plie dans sa paume trop serrée.

Sur la route du retour, Hélène appuie trop fort sur l’accélérateur. Elle ne regarde même pas le compteur. Le paysage défile trop vite, presque arraché à la vitre.

Elle lance Jean Ferrat. La Montagne. Une fois. Puis encore. Puis encore. Inlassablement.

Elle veut que chaque note s’imprime. Que la musique l’empêche de penser. Elle accroche la voix chaude de Ferrat aux arbres, à la lumière blanche, aux troupeaux de vaches qui broutent sans se douter de rien. Elle voudrait pleurer. Mais rien ne vient. Le vide a tout pris. Il ne reste que ce chant, là, qui la maintient debout.

Hélène sait déjà qu’elle ne pourra plus écouter cette chanson sans revenir à cette journée :
la chaleur, les rires, l’odeur du café dans les mugs de Martin, sa main dans la sienne —
et, soudain, le gouffre. L’accident de la route d’Irène. Son coma. Juliette. Le monde qui bascule sans prévenir.

Le soleil tape contre le pare-brise. Ferrat continue. Et Hélène roule, roule encore, comme si la vitesse pouvait empêcher la douleur d’atteindre son cœur.

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