2.

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Il existait un rituel chez Denise Paterson qui consistait à faire sonner son réveil à six heures une chaque matin. La première sonnerie était interrompue par un coup de poing sur le snooze, et la deuxième, neuf minutes plus tard, signifiait qu’il fallait allumer la lumière afin de garder les yeux ouverts. Elle usait de cinq minutes supplémentaires pour bien émerger puis posait ses deux pieds sur la moquette riche en acariens.

Direction le petit-déjeuner.

Celui-ci, composé essentiellement de gras d’origine animale, devait être ingurgité avant sept heures. Elle passait ensuite une bonne demi-heure dans la salle de bains, s’adonnant aux soins les plus élémentaires que sont la douche et le brossage de dents ; sa pilosité et sa coiffure n’étaient plus traitées depuis un bail. C’en était de même pour tout ce qui concernait le choix des sous-vêtements, du maquillage et des petites crèmes qui sentent bons et qui rendent la peau plus ferme, selon la publicité. De toute façon Rick s’en fichait pas mal. Cela faisait pas mal de temps qu’il se contentait de l’acte et uniquement de l’acte. Ses mains n’effleuraient plus ses seins ni ses fesses depuis des mois, et encore moins son visage ; plus de temps à perdre à la caresser ou à lui rouler des pelles d’enfer. Il était si distant que Denise avait parfois l’impression qu’il lévitait au-dessus d’elle afin d’avoir le moins de contact possible.

Le reste de sa matinée variait en fonction des jours. Lorsqu’elle ne se rendait pas au Walmart de Laurel, elle s’occupait du ménage ou de préparer à manger pour le soir. Comme Rick ne rentrait jamais le midi, elle invitait régulièrement sa copine – sa seule copine – Amy Jones à déjeuner puis à prendre le café. Elles étaient les deux dernières rescapées de la promo 1973 – toutes les autres avaient fichu le camp à Billings ou carrément déserté le Montana.

Amy travaillait en coupé comme standardiste au bureau du shérif. Elle ne s’en tenait peut-être qu’à répondre au téléphone mais Denise sentait bien qu’elle se sentait supérieure malgré tout. Elle l’écoutait lui raconter comment elle était heureuse avec son Vince. Car Vince n’était pas un raté. Vince dirigeait une petite entreprise de télécommunication et venait de commander une Mercedes directement importée d’Europe. Soi-disant qu’il n’y en avait que dix dans tout le Montana et que Vince bouleversait les quotas. Comme s’il existait des quotas ! Mais Amy était sa seule amie, alors Denise ne se risquait jamais à lui dire qu’elle n’en avait rien à foutre de ses conneries. Pas plus qu’elle ne prêtait attention au ton condescendant qu’employait Amy lorsqu’elle lui demandait : « Et Rick, toujours à la scierie ? »

Le vendredi était généralement consacré à sa mère, qui vivait une heureuse sénilité à la maison de retraite de Laurel depuis qu'une veine avait éclaté quelque part dans son lobe frontal. Elle y passait une heure, de dix heures trente à onze heures trente. Davantage ne servait à rien, la pauvre femme oubliait une fois sur deux qui était Denise. Mais une fois sur deux, c’était toujours mieux que rien, même si Denise aurait préféré que sa mère la reconnaisse à chaque fois comme c’était le cas pour Rick, qui ne la voyait pourtant qu’une fois par an.

Lorsqu’elle quittait un peu plus tôt, elle passait saluer la stèle où figurait le nom de son père. Il existait bien une tombe où se recueillir dans le cimetière, mais elle était vide et elle risquait trop de croiser l’autre tombe, celle qu’elle évitait depuis des mois. Le corps de son père avait été éparpillé en mille morceaux dans une explosion, au Vietnam. Denise l’avait à peine connu et n’en gardait que l’image d’un homme assez con pour abandonner sa femme et ses quatre enfants et partir à la guerre. Selon sa sœur Janice, celle qui vivait à Chicago, il avait repris du service uniquement pour fuir la maison et se séparer de sa femme castratrice. Son frère Jack disait que c’était tout simplement parce qu’il était patriote et qu’il préférait l’Amérique à sa famille. Quant à son autre sœur, Dana, celle dont plus personne ne connaissait l’adresse, elle n’avait jamais eu d’avis, ce qui était la pire preuve de mépris possible quant à la mémoire du paternel.

Contrairement à ce que lui laissait souvent entendre Rick, Denise n’était pas qu’une feignasse bouffeuse de sucre, même si elle adorait ça. Trois jours par semaines, généralement le mardi, le jeudi et le samedi, elle passait deux heures à nettoyer les chiottes et les sols de la station Texaco du vieux Earl ; et ce n'était pas franchement un cadeau. Denise récurait le gras qui recouvrait les sols, décrottait la merde qui collait aux murs et touchait l’honorable somme de quatre-vingt dollars pour cela. En plus des cinquante que lui filait Rick pour faire les courses, ça lui faisait cent-trente par semaine. Suffisamment pour les dépenses courantes et s’acheter un billet de loterie. Et justement, en ce lundi matin d’octobre, Denise devait faire contrôler ses tickets. Elle avait un bon pressentiment. Selon son horoscope de la veille, la fortune la guettait.

La fortune, c’était bien tout ce qu’elle pouvait espérer.

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