21.

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Le magasin hérité de ses parents avait l'habitude de rester ouvert dix minutes après l'horaire indiqué. Francis Julius avait remarqué qu'il se trouvait toujours un type ou une bonne femme pour se pointer pile au moment de fermer le rideau. Généralement c'était pour acheter un paquet de soupe en boîte, de la mousse à raser ou un tas d'autres détails et choses franchement pas vitales. Mais depuis le soir où cela avait permis à Amy Jones d'obtenir un thermomètre, prendre la température de son fils et comprendre qu'à plus de quarante-deux de fièvre il fallait courir à l'hôpital, il patientait toujours un peu avant de remballer boutique.

Aucun client n'était entré depuis un quart d'heure. Il en profita pour se connecter sur Laurel FM, la radio des Laurello's comme disait l'animateur à chaque jingle, et en apprendre davantage sur cette inconnue qui n'en était pas une pour Francis Julius et qui s'était tirée de Lotto America en arrachant son billet de la machine. Pourquoi a-t-elle fait ça ? se demandait-il. Ça lui trottait dans la tête depuis quelques heures maintenant. Elle avait pourtant l'air heureuse de remporter le gros lot ce matin.

Francis était un pragmatique et savait qu'il fallait se méfier des témoignages entendus à la radio. Qui était ce type après tout ? Un agent qui ne faisait qu'enfiler des tickets dans une machine et distribuer des liasses de dollars. De quel droit se permettait-il de la juger en disant qu'elle paraissait folle ? Peut-être s'était-elle souvenu de quelque chose, qu'elle avait dû sortir à toute vitesse et qu'elle prévoyait de revenir après avoir réglé ses affaires. Peut-être que ce sale type lui avait fait peur en lui parlant de placements financiers à prévoir ou de paramètres administratifs que Denise ne connaissait pas. Tant qu'on aurait pas sa version, on ne pouvait pas se prononcer sur les raisons de sa fuite soudaine. Car ça, oui, on ne pouvait pas le nier. Ils s'étaient permis de montrer les images de video surveillance où on la devinait en train de ranger quelque chose dans son sac, se lever, se pencher sur le bureau avant de partir comme une voleuse. Francis l'avait vu de ses yeux quand il s'était éclipsé aux toilettes une heure plus tôt. Sa soeur regardait Channel 4 et lui avait dit : eh Frantz, t'as vu cette connasse qu'est partie sans ses millions ? Bien qu'un étron du diable lui piquait le bord des fesses, Francis s'était arrêté et avait bien reconnu Denise malgré les gros pixels sur son visage. Il avait reconnu sa tenue du jour et son embonpoint. Ce qu'il avait entendu à la radio était donc vrai. Ce qui était vrai aussi, c'est qu'il était probablement le seul à connaître l'identité de Denise.

À 19 heures 12, il fit le tour de son comptoir et s'en alla vers l'entrée afin de fermer la porte à clé. Il était arrivé une fois que quelqu'un toque après cette étape. Quand le gars lui avait dit venir pour des cigarettes, Francis avait crié à travers la porte vitrée que c'était fermé puis avait baissé le store. Francis savait juger les priorités.

À peine eut-il tourner le dos qu'il entendit tambouriner contre la porte. Il écarta deux rubans du store et reconnut Denise. Elle n'avait rien à voir avec celle qu'il avait rendue riche au matin. Celle-ci tremblait de tous ses membres, jetait des coups d'oeil dans toutes les directions comme si des US Marshalls menaçaient d'en jaillir et de lui mettre la main dessus.

Il ouvrit la porte et l'observa un instant.

— Bon sang Denise, mais que t'es-t-il arrivé ?

Sa joue droite comportait deux traits sombres noyés dans un hématome. Ses cheveux étaient en bataille et elle paraissait saigner de l'oreille.

— Oh Francis, aide-moi, répondit-elle en tombant dans ses bras.

Denise ne ressemblait plus trop non plus à l'adolescente dont il était secrètement amoureux au lycée, mais le simple effet de la sentir abandonnée contre lui, les bras enlacés autour du cou éveilla de vieux souvenirs et rêves.

— Viens, entre.

Il referma à clé et l'emmena directement à l'arrière du magasin. La télé était éteinte et la table de la cuisine rangée, ce qui signifiait que sa soeur était sortie.

— Assieds-toi, dit-il en gardant une main sur chacune de ses épaules. Tu veux quelque chose à boire ?

— Non. Non.

Elle tentait de masquer la peur dans sa voix mais Francis n'était pas dupe. Il pensait déjà au pire. Quelque chose en rapport avec sa nouvelle fortune du moins. On aurait pu savoir qu'elle avait gagné et tenté de lui soutirer son ticket. Ou peut-être même que cela pouvait être Rick. Francis n'avait jamais pu le blairer. Peut-être que ce salaud lui avait donné une correction en apprenant qu'elle n'avait pas retiré son argent.

— Ça va aller. Respire. On est tranquille ici, t'as pas à t'en faire. Raconte-moi, lança-t-il tout en imbibant d'eau un torchon.

Denise se laissa tamponner la joue et l'oreille par le linge humide, puis raconta.

Francis s'était attendu à tout sauf à ça. Un crime, ici, à Ludvig. Ce n'était pas arrivé depuis 1976, voire même avant. Et encore, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, le tribunal avait fini par acquitter l'accusé en lui accordant la légitime défense.

— Il faut appeler le shérif Hooper, fit-il en agitant ses bras de la tête aux hanches. Elle t'a agressé et tu n'étais plus toi-même...

— Francis.

— Tu auras la justice de ton côté. Et je serai ton premier témoin s'il le faut. Ton premier avocat. Je...

— Francis.

Il se tut et la laissa s'exprimer. Quelque chose de différent venait de s'allumer dans ses yeux. Cette petite lueur qu'il avait pu constater les jours qui avaient suivi la mort de son fils. Elle aurait pu faire n'importe quoi à cette époque pour qu'il revienne. Peut-être même tuer.

— Tu sais que je ne peux pas, dit-elle calmement. Tu sais.

Évidemment qu'elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas s'assoir définitivement sur un billet de cent-cinq millions et se présenter à la justice. Elle ne pouvait pas le retirer, le donner à Rick et se présenter quand même à la justice. Elle ne pouvait pas tolérer qu'on l'accuse de meurtre alors que c'était cette petite saleté qui était venue la provoquer. Non.

— Que comptes-tu faire ?

— Tu veux dire, que comptons-nous faire ?

Le visage de Francis se déforma comme s'il cherchait à imiter le Cri d'Edvard Munch.

— Oh ! alors là non, non, non. N'attends rien de moi.

Denise se releva et prit ses mains entre les siennes. Leur douceur tranchait bien avec les traces de sang qui les recouvraient.

— S'il te plaît Francis. Je te le demande comme une amie. Aide-moi à me sortir de ce pétrin. T'es le seul à savoir pour l'instant. T'es le seul à tout savoir.

Francis expira. La pression qu'elle exerçait sur sur mains lui faisait vibrer le coeur d'une façon agréable. Comme un moteur V8 au ralenti qui a déjà subi son rodage et qui est prêt à exploser au premier instant pour délivrer tout ce qu'il sait faire.

— Denise, ma soeur n'est pas majeure encore. Tu sais que j'ai sa garde depuis que mes parents sont morts. Je peux pas prendre un tel risque. Et tu veux faire quoi ? Enterrer le corps dans la forêt ? Bon sang je ne serai jamais capable de faire ça.

— Je n'ai pas parlé de ça.

— Alors quoi ?! Comment veux-tu justifier un cadavre dans ton salon ?

— Je ne sais pas. Tout comme je ne sais pas où est Rick et combien de temps on a encore devant nous. Oh Francis, je t'en prie. Aide-moi.

Puis elle ajouta ces quelques mots qui faisaient toujours la différence dans une conversation moderne :

— Ton prix sera le mien.

Francis plongea son regard dans le sien. Il n'y vit rien d'autre que de la sincérité. Elle était à sa merci, complètement dépendante de son choix. Il aurait pu lui demander n'importe quoi. Un baiser, une main au sein, voire même qu'elle l'astique un petit coup mais sa simple position de décisionnaire lui suffisait. C'était une petite revanche sur ces années d'espoir auxquelles elle n'avait jamais répondu.

— D'accord, je vais t'aider. Mais sache que ce n'est pas une question d'argent.

Et à cet instant, Francis était sincère en le pensant.

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