9.

5 minutes de lecture

Lorsqu’elle était entrée dans le magasin la veille, Denise Paterson possédait 124 dollars, une Ford Escort rouillée et un poignard militaire hérité de son père – poignard qui n’avait pas plus de valeur sentimentale que pécuniaire. Elle ne roulait pas sur l’or et, comme tout le monde, espérait toucher le gros lot pour une vie meilleure.

Aujourd’hui, son rêve était exaucé. Pourtant, elle aurait donné n’importe quoi pour remonter le temps et déchirer ce fichu ticket de malheur. L’argent n’apporte que des problèmes. Vos amis d’hier réapparaissent avec d’énormes soucis financiers. Les requins tournoient autour de vous. Voilà ce que leur répétait un professeur au lycée. C’était aussi le discours donné aux enfants de ces pays d’Europe de l’Est, là où on criait de prendre gare aux méchants occidentaux, Américains les premiers.

Denise n’avait pas spécialement d’opinion politique. Elle avait vécu ici, à Ludvig, avec les moyens et l’éducation que le Montana offrait. Elle n’avait voté qu’une seule fois, en 1981, pour Ronald Reagan. Et encore, ce n’était pas parce qu’il était républicain plutôt que démocrate, mais uniquement parce qu’elle avait adoré sa performance dans le film Crimes sans châtiments. Elle avait un faible pour les hommes au sourire impeccable, à la chevelure parfaitement lissée et ordonnée. L’inverse de Rick.

Quand Francis la remarqua, son expression se modifia légèrement. Mais il se mit quand même à bégayer face au vieux Ron Tucket qui lui parlait de sa prostate frelatée. Il ne s’attendait pas à la voir ici.

Denise lézarda entre deux rayons, le temps que l’ancien s’en aille.

— Salut Denise. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? lança Francis, plus jovial que jamais.

Elle se retourna. Tucket était parti mais il y avait deux autres personnes dans le magasin. Un jeune qui semblait hésiter entre thon et bacon pour son sandwich sous vide et une dame âgée qui lisait méticuleusement la composition d’une boîte de conserve.

— Peut-on se parler ?

Sa moue se contracta.

— Cela dépend de quoi.

— Tu sais très bien de quoi.

La vieille femme les toisa du coin de l’œil. Francis agrandit les siens dans l’espoir qu’ils expriment un truc du genre : « chut, chut, pas ici ».

— Tu peux repasser un peu plus tard ? marmonna-t-il.

— J’aime autant pas. Il y a quelque chose dont on n’a pas parlé.

Francis s’écarta de son comptoir, la saisit par le bras et l’emmena jusque devant la porte de l’arrière boutique.

— Attends moi ici. Je finis avec les deux-là et je ferme le magasin.

Elle patienta une dizaine de minutes avant de le voir réapparaître. Il ouvrit la porte et l’invita à le suivre dans « ses appartements ».

La zone privée du magasin ne donnait pas envie d’y vivre. La pièce principale ne possédait qu’une fenêtre donnant sur la façade de la banque voisine. Peu de lumière s’y infiltrait. Une table de camping et deux chaises se situaient au centre de la pièce. Il y avait également un sofa en tissu rapiécé contre un mur. Une télé assez vieille pour avoir assisté au premier pas d’Armstrong également.

— Assieds-toi. Je t’en prie.

Elle tira la chaise en métal et s’y installa, sans trop se rapprocher. Francis rapprocha la sienne au point d’être face à face avec Denise.

— Ce n’est pas une bonne idée que tu sois venue. On avait dit qu’on continuerait à mener une vie normale. Tu aurais pu téléphoner.

— Je viens presque tous les jours dans ton magasin, Francis. Cela fait partie de la normalité.

Il accepta la remarque.

— Bien. Alors dis-moi.

— C’est Rick.

Francis rougit. Ses mâchoires venaient de se resserrer aussi.

— Qu… Quoi, Rick ?

— Qu’est-ce que je dois faire le concernant ? Je vais à la police pour dire qu’il n’est pas rentré ou j’attends ?

Il fit rouler ses yeux. Denise comprit aussitôt que lui non plus n’y avait pas songé.

— T’as une idée de là où il est allé ?

— Pas la moindre. Il a commencé un nouveau boulot. Peut-être qu’il a des nouveaux horaires, je n’en sais rien. En tout cas il ne m’a pas laissé de mot.

— Ça lui ai déjà arrivé de découcher ?

— Quelques fois, oui. Mais jamais de roder cinq minutes dans le garage et de se barrer après. Et puis, quand il rentrait après une cuite, c’était toujours au petit matin. Il serait déjà là.

— Qu’en penses-tu ?

— Bordel, Francis ! J’en sais rien, et c’est pour ça que je suis là.

— Oui, oui, c’est vrai. Attends, laisse-moi le temps de réfléchir.

Denise faillit le gifler en le voyant remettre ses mains sur ses tempes comme s’il était un savant en pleine réflexion ou un moine tibétain en méditation.

— Francis, on a fait n’importe quoi. J’aurais jamais dû t’impliquer là-dedans.

C’était désormais elle qui avait le visage entre les mains.

Francis se releva et s’approcha. Il retira les doigts de son visage et vit qu’elle pleurait.

— Non, voyons. Tu as bien fait. Je suis un ami.

Denise renifla et changea d’attitude.

— Où es ta sœur ?

— À… à l’école, répondit-il, déstabilisé. On est tranquille.

Qu’est-ce qui te fais dire que je veux qu’on soit tranquille ? pensa-t-telle.

— Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour arrêter tout ça. Je peux dire que j’ai tout fait toute seule. Que tu n’y es pour rien…

— Chut, fit-il en déposant son index sur sa bouche. C’est hors de question. On va s’en sortir. Tous les deux.

Ses pupilles brillaient à nouveau de cette lueur entrevue sur le pas de la porte. Denise ferma les yeux pour s’épargner cette vision.

Il retira son doigt et tenta de le remplacer par ses lèvres. Denise expulsa tout l’air de ses poumons et détourna son visage.

— Allons, fit-il en glissant les doigts autour de ses poignets. Allons, Denise. On en a tous les deux envie, ajouta-t-il en resserrant son étreinte.

— Arrête. Laisse-moi. Laisse-moi je te dis.

Le danger guettant, Denise puisa en elle toutes ses forces et parvint à libérer une main qu’elle étala sur la face gauche de Francis. Malgré la barbe, le claquement se fit bien entendre. Net, sec et aigüe. Presque pareil à un applaudissement unique.

Francis resta bouche bée, se tenant la joue comme un petit garçon grondé après une bêtise.

— Je… Tu m’as demandé si ma sœur était là ! Je pensais que…

Elle expédia une seconde gifle.

— Je ne veux pas de toi. Je n’ai jamais voulu de toi.

Puis elle s’enfuit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire BriceB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0