12.

7 minutes de lecture

Newstalk, une station de radio implantée à Billings, avait été le premier média à joindre Francis Julius, au petit matin. The Billings Gazette vint en seconde position. Dans les deux cas, le contact s’était fait par téléphone. Ils voulaient savoir si Francis connaissait la mystérieuse gagnante. Mais quel surnom ridicule, s’était-il dit. L’envie de leur raconter la vérité l’avait effleurée. Et peut-être que s’il n’avait pas eu les mains tachées de sang, il l’aurait fait. Alors il leur avait raconté des bobards pour qu’on lui fiche la paix.

Mentir n’était pas quelque chose de naturel chez lui. Sa chère et tendre maman l’avait mis en garde toute son enfance à ce sujet : « Les meilleurs mensonges n’existent pas puisqu’ils finissent toujours pas être démasqués et leurs auteurs punis ». C’était une réthorique que le futur commerçant avait toujours essayé de suivre comme parole d’évangile. Bien sûr, il lui était arrivé de transgresser la règle. Surtout à l’école, lorsqu’il s’agissait d’inventer une histoire pour justifier un travail non rendu. Mais un petit bobard de temps en temps n’avait jamais fait de mal à personne, après tout.

Jusqu’à ce que Denise Paterson vienne frapper à sa porte couverte de sang, son plus vilain mensonge avait été de faire porter le chapeau à sa sœur pour le tourne disque qu’il avait accidentellement cassé. À bientôt dix-huit ans, il ne s’était pas vu expliquer à son père que l’appareil était fichu à cause de son cul qui rasait trop près les meubles. « Si on me demande, je dirai que c’est sûrement la frangine. Elle passe son temps à rayer tous les vinyles quand elle écoute ses musiques de merde. Possible que sur un coup de colère elle ait balancé le bordel par terre. Mes vieux seront obligés de me croire ». Alors il avait ramassé toutes les pièces éparpillées, le plateau qui n’était plus vraiment plat, puis reposé l’ensemble et le couvercle fendus sur la table. Ni vu ni connu.

Du haut de ses six ans, elle n’avait effectivement pas pu argumenter face à lui et au regard accusateur de son père. Ça lui coûta la vente de tous ses vinyles de Simon et Garfunkel et une crise d’hystérie difficilement calmée par sa mère. Francis n’avait jamais ressenti un tel malaise. Il s’était imaginé une petite engueulade au terme de laquelle son père serait vite passé à autre chose. Après tout, ce n’était qu’une gamine. Elle ne résisterait pas longtemps. Il n’avait pas anticipé la farouche défense de celle-ci. Chose que leur paternel ne supporta pas, interprétant cela comme de la mauvaise foi.

Francis s’était consolé en se disant qu’il avait encore de la vaine qu’elle ne sache pas que c’était lui le responsable.

Un an plus tard, leurs parents décédaient sans connaître la vérité. Francis s’en voulait tellement qu’il s’était juré de ne plus jamais mentir et d’assumer ses erreurs autant qu’il le pouvait. Une bonne raison était indispensable pour révoquer cet amendement depuis, d’autant s’il s’agissait de sacrifier sa propre liberté dans une affaire qui ne le concernait même pas. Francis n’imaginait qu’un seul et unique motif pour l’y contraindre : l’amour. Or l’amour ne semblait pas au rendez-vous.

Du moins, pas dans les deux sens.

Toujours assis sur sa chaise de jardin en métal, au beau milieu de son salon, Francis songeait à sa dernière année de lycée. Il revoyait Denise et Amy, vautrées dans les vastes pelouses entourant l’établissement, lors d’une belle journée de printemps, à Ludvig.

« Salut les filles », avait-il entonné. Amy Jones portait un débardeur bien trop large et pas de soutien-gorge. Il n’avait pas pu s’empêcher de jeter un œil à ce qui se cachait là-dessous. Pas grand chose à vrai dire. Mais il savait qu’elle savait qu’il avait regardé. Pourquoi ne pas l’avoir traité de gros porc ? Eh bien, Francis, parce que tu étais comme un petit frère pour elle. Une petite chose troublante, mais totalement inoffensive et asexuée.

Denise semblait plus chaste que ce que cette première moitié des années 1970 voulait. Une salopette-short en jean avec un t-shirt jaune. C’était beaucoup moins affriolant.

« Ça va », lui avaient-elles répondu en chœur. Mais aucune ne l’avait regardé. Ni même demandé si ça allait pour lui. Comme à un petit frère qui embête ses grandes sœurs quoi.

« Denise, est-ce que tu veux bien m’accompagner au bal du lycée ? »

Amy Jones s’était tournée d’un quart de tour. Habile esquive pour cacher qu’elle pouffait de rire. Il le savait maintenant. Quelle évidence !

Denise Chairman avait lutté pour demeurer impassible.

« C’est-à-dire que… je ne sais pas trop… »

Après deux jours à patienter, Francis s’était finalement rabattu sur Gena Davidson. Cette dernière ne se situait pas encore en queue de peloton des plus moches de l’école, mais elle figurait assurément dans la liste.

Denise n’était pas venue à la soirée de cette année 1973. Francis en avait conclu qu’elle était peut-être trop timide pour ces trucs-là. Que c’était la raison de son hésitation. Alors, la semaine suivante, il l’avait invitée au Royal diner pour un milkshake. Une fois. Deux fois. Dix fois. Elle était trop timide. Voilà pourquoi elle refusait sans vraiment s’expliquer. Ce n’était pas du tout parce que Francis Julius était un looser. Bien sûr que si, Francis. Ça aussi tu le sais maintenant.

La quinzième ou seizième fois fut la bonne. L’heure partagée avec Denise beaucoup moins. C’était tout juste si elle lui avait adressé la parole, se contentant de répondre à ses questions sans jamais s’intéresser à lui. Et surtout, sans jamais le regarder dans les yeux. C’était peut-être ça qui l’avait le plus perturbé ce jour-là, lui qui avait un penchant pour ses yeux verts.

En plus, elle n’avait même pas terminé sa glace.

Puis ses parents étaient morts, et il avait dû s’occuper de sa sœur et du drugstore, freinant ses ardeurs. De son côté, Denise avait été embauchée par Harry Simpson, l’ébéniste du coin.

Lors des années suivantes, il avait pu glaner quelques discussions au magasin par-ci, quelques salutations lointaines par-là. Depuis une voiture ou en marchant sur le trottoir d’en face. Il avait respecté la prétendue timidité de la jeune femme jusqu’au printemps 1978, année où il s’était décidé à retenter sa chance avec elle après avoir bavardé cinq minutes consécutives et senti « une étincelle ». Elle avait accepté une première fois au Royal diner. Et une seconde fois au cinéma, un mois plus tard.

La dernière avait failli se conclure par un baiser. Bien sûr que non, Francis. Elle se rendait seulement compte que tu étais plus sympathique que ce qu’elle croyait.

Et puis lors de l’été suivant, il l’avait croisée au bras de cet imbécile de Rick Paterson. Un bourrin qui parlait fort et soulevait du bois à longueur de temps. Cet enfoiré était parvenu à l’embobiner le soir de la fête nationale. Francis aurait pourtant juré qu’elle ne participerait pas plus à cette fête-là qu’au bal du lycée. Faut croire que tu trompais déjà sur elle, Franzy.

Il s’était donc fait une raison. D’autant que Gena Davidson était réapparue dans sa vie et qu’elle avait laissé un peu de laideur là d’où elle venait. Francis fricota un an avec elle. De quoi perdre son pucelage et oublier un peu la nouvelle madame Paterson. Ou tout du moins d’apprendre à se contenter de son amitié. Il le fallait. Même si le fond de son cœur tambourinait toujours pour la lycéenne à la salopette en jean, il fallait transformer l’amour en amitié. Possible, avec de la volonté. Et puis Francis était un homme d’honneur désormais. Il payait ses impôts, subvenait aux besoins de sa petite sœur, dirigeait un commerce. Il n’allait pas interférer dans le couple Paterson. C’était une femme trop réservée, trop timide pour corrompre son mariage. Elle ne prendrait pas ce risque pour assumer son amour caché envers Francis. Mais quel amour, sombre idiot ?

Francis aimait jouer les hommes d’esprit. Il s’était dit que Denise et lui n’avaient tout simplement pas pris le même train, ou bien, comme il aimait le penser, n’étaient pas dans le même wagon. Ne restait plus qu’à espérer qu’elle ne descende pas en gare avant lui. Car tant qu’ils voyageraient dans la même direction, il pourrait encore atteindre son compartiment. Et son cœur.

Mais ça n’arriva pas.

Jusqu’à ce mois d’octobre 1984, ils avaient bien voyagé dans deux trains et deux sens différents. La gifle… les gifles qu’elle lui avait données ainsi que ses paroles déchirantes signifiaient qu’elle ne voulait pas de lui. Lui qui venait d’enterrer un cadavre dans sa cave pour elle.

Salope ! C’est une belle salope ! Et autant qu’Amy Jones, pensa-t-il.

Le son de la cloche du magasin le fit émerger de ses pensées.

Il se releva, frotta sa joue encore un peu endolorie et passa de l’autre côté. Il ne vit personne dans les rayons. En revanche, une femme se tenait face au comptoir. Dos à lui, celle-ci semblait chercher à lire les post-it et diverses notes posés devant le tiroir-caisse. Les voleurs étaient rares à Ludvig, mais qui ne tenterait pas sa chance en entrant dans un magasin désert ?

Francis fronça les sourcils et haussa :

— Dites, je peux vous aider ?

L’inconnue sursauta. Tout comme lui. Elle parce qu’il l’avait surprise. Lui parce qu’elle ressemblait étonnement à une version un peu vieillie de Denise.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire BriceB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0