15.

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Le téléphone braillait à tue-tête mais Rick éprouvait toutes les peines du monde à ouvrir un œil. Ça lui faisait toujours ça quand il dépassait le quart d’heure de sieste. Il se sentait complètement cassé après.

Avant de s’endormir dans son fauteuil, il avait un peu réfléchi au sujet de Denise. De son argent. De son argent et de Denise. Les deux étaient-ils compatible ? Il n’avait pas pu le définir. Plusieurs images de Paul McPherson s’étaient insinuées et il lui avait fallu pas mal d’énergie pour se vider la tête. Finalement, le sommeil avait fini par remporter la partie. Il devait être quelque chose comme 10 heures à présent.

Il ronchonna comme un vieux chien qui rêve, puis déglutit. Le téléphone sonnait et il devait bien répondre.

Quand il décrocha le combiné, il fut surpris d’entendre une voix féminine à l’autre bout. Denise ? pensa-t-il. Où es-tu ?

Ce n’était pas Denise.

— Monsieur Paterson ? Rick Paterson ?

La voix était claire, douce et calme. On aurait dit une de ces téléprospectrices qui cherchent à vous vendre des conneries depuis un centre d’appels implanté à Porto Rico.

— Oui, répondit-il.

— Vous n’avez pas oublié quelque chose ?

Il sentit une boule lui tomber dans l’estomac. Les vendeuses à distance n’utilisaient pas ce genre de phrase d’accroche.
— Je… je ne vous suis pas. Vous êtes ?

— Rita McPherson. C’est déjà la quatrième fois que je vous appelle.

Rick resta immobile, attendant qu’elle poursuive. Il se rendit compte qu’il ne savait pas qu’elle s’appelait Rita.

— Vous êtes toujours là ? reprit-elle.

— Oui. Je vous écoute.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— La question ! Quelle question ?

Il bafouillait comme un suspect pris la main dans le sac.

— N’avez-vous pas oublié quelque chose ?

Il faillit recommencer à bégayer. Son esprit lui jouait des tours. Il ne s’était pas attendu à recevoir un appel de madame McPherson. Et encore moins qu’elle manifeste une attitude aussi désinvolte. Il se demandait si elle jouait la comédie ou si c’était tout simplement sa manière de se montrer sincère.

Avait-il oublié un détail dans le pick-up ?

Laissé traîner une liasse de billets peut-être ?

Ou bien était-ce cette petite goutte de sang, invisible dans la nuit, qui brillait désormais dans la benne où avait séjourné la dépouille du vieil enfoiré ?

— Je ne comprends pas, prononça-t-il avec le plus d’aplomb possible.

Elle expira.

— Ah c’est bien moi ça. J’essaie de détendre l’atmosphère et je tombe pile à côté.

— Désolé. Je n’y suis pas. Mais pourquoi au juste faudrait-il détendre l’atmosphère ?

— Mon mari a disparu depuis hier, dit-elle d’un ton beaucoup plus solennel.

Aussitôt Rick se demanda si elle avait prévenu la police. L’envie de lui poser la question lui brûla la langue. Mais police était un mot qu’il ne voulait pas prononcer en premier.

— Vos collègues ne s’attendaient pas à me voir débarquer à la place de Paul ce matin. Pour leur expliquer la raison de ma présence, je me suis montrée un peu trop dramatique. La majorité a semblé s’en moquer royalement. Mais d’autres ont vraiment eu l’air concerné, voire inquiet. On m’a même présenté des condoléances.

— Des condoléances ! Qui ? Pourquoi ?

— Vous pensez qu’on devrait me les présenter ?

— Euh… Uhhh… On n’en sait rien du tout !

— Effectivement.

Puis, dubitative, elle marqua un silence. Rick ne respira pas jusqu’à ce qu’elle parle à nouveau.

— Du coup, monsieur Paterson, reprit-elle, j’ai voulu me montrer plus légère avec ceux que je contacte par téléphone. Je sous-entendais : venir au travail. N’avez vous pas oublié de venir travailler ? Je sais. C’était nul.

Oui, c’était nul, songea Rick. Même si en d’autres circonstances, il aurait peut-être pu y trouver de quoi rire. Mais là, non. C’était vraiment nul.

— Je suis rentré tard de Corner Peek et me suis endormi sans mettre de réveil. Vous m’avez tiré de mes rêves.

— Je comprends, fit-elle. Désolée.

Puis il réalisa qu’il s’adressait à sa patronne. Même si cette dernière avait écopé de la place par intérim, il venait de lui faire le coup du réveil sans le moindre scrupule.

— Vous allez me sanctionner ?

— Non. C’est Paul qui le fera, s’il le décide. En tant qu’associée à hauteur de trois pour cent des parts, je ne peux que prendre des notes et les lui transmettre.

Ça n’avait plus d’importance qu’il perde son travail ou pas. Mais Rick fut rassuré ; il ne craignait pas grand chose. L’essentiel était de sauver les apparences.

Il l’imagina dans le bureau de son mari. La vit avec son tailleur gris à carreaux, son bolo bien serré autour du cou. Son chignon, tiré à quatre épingles, rassemblant cheveux gris et blanc dans un seul et même endroit. Son visage de couleuvre irréprochable, hormis peut-être des yeux un peu rougis par des larmes – de crocodiles ? Il éprouva un peu de pitié pour cette veuve, qui ne le savait pas.

On avait souvent reproché à Rick son manque de tact. Surtout Denise. Il avait l’habitude maintenant. Mais un abruti de collègue, nommé Gelson Gelsan (honte à ses parents), lui avait un jour reproché son déficit d’empathie, ajoutant que c’était la marque des sociopathes. Des sociopathes ! Eh qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

Le type avait perdu son frère et faisait le tour de l’usine pour ramasser un peu d’argent à déduire des funérailles. Rick était le seul qui s’était abstenu. Il ne connaissait presque pas ce crétin et encore moins son frangin. Aucune raison de glisser un dollar dans son urne. Et c’est ce qu’il lui avait dit. Sans l’insulter de crétin. C’est là qu’il avait reçu son sermon.

Un peu plus tard, tous ses autres collègues s’étaient mis à le dévisager comme s’il venait d’éventrer un chaton sur la table du réfectoire. Ils semblaient exiger une justification publique. De quel droit ? Leur avait-il réclamé quoique ce soit quand Archie était mort ? Avaient-ils eu le réflexe de composer une cagnotte pour lui ? Évidemment, non. Rick n’était pas Gelson Gelsan, le rigolo sympa du service marketing. Personne n’avait ne serait-ce que compati pour lui.

En rentrant le soir, il avait tout de même vérifié ce que signifiait empathie dans le dictionnaire. Capacité de s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent. Puis il avait contrôlé le sens de sociopathe. Personne affectée de troubles de la personnalité entraînant un comportement asocial. Rick avait fermé et balancé le dictionnaire à travers la pièce.

Gelsan n’avait pas tout à fait tort. Ni raison.

— Est-ce que ça va aller, madame McPherson ?

Il s’en voulut de cette question. Surtout du ton mièvre qu’il avait utilisé. C’était vraiment comme ça que les salauds jouaient un double jeu au cinéma. Et même dans la réalité.

— Rita. Appelez-moi Rita. Oui. Je tâche de garder mon calme, même si le shérif ne commencera pas de recherche avant trois jours. Deux, si je commence à me montrer un peu insistante. Mais quelque chose me dit que ça ne suffira pas.

Elle répondait aux questions avant qu’il ne les pose. Cette femme était vraiment chouette.

— Qu’est-ce qui ferait que ça ne suffirait pas ?

— Eh bien, la fille de Drew Bells a également disparu hier. J’ai croisé ce pauvre homme au bureau du shérif tout à l’heure. Elle n’a que dix-neuf ans vous savez. Patty. Elle s’appelle Patty.

Je sais, pensa-t-il. Et il faillit le dire. Il avait très peur de sortir une bêtise. De faire la révélation qui se retournerait contre lui.

Il faut que je ferme ma gueule.

Mais après une telle information, il ne pouvait pas rester silencieux.

— C’est terrible. On sait ce qu’il s’est passé ?

— Elle est sortie dans l’après-midi et n’est pas rentrée à la maison. C’est tout ce que j’ai pu entendre.

Curieux, pensa-t-il. Mais cela se tria vite en seconde position dans son cerveau. Il ne voulait pas de mal à cette fille. Oh non. Mais si ça permettait au shérif d’avoir un autre os à ronger, ça l’arrangeait.

— Faisons confiance à ce vieux Hoover. Il finira par la retrouver.

_ Espérons… Espérons qu’elle se manifeste. Paul également.

— Oh, monsieur McPherson va sûrement rentrer. Il a peut-être eu un retard chez un client ou…

— Vous êtes gentil, monsieur Paterson, mais je connais Paul. Il aurait appelé pour me prévenir. Lorsque l’on vit depuis si longtemps avec quelqu’un, il y a des choses que l’on ressent. Et ce que je ressens n’est pas positif. Mais c’est la vie.

Nouveau silence. Rick serrait les mâchoires pour ne pas fauter.

— Bonne journée, monsieur Paterson.

Il resta muet, surpris de cette conclusion.

— Oh, attendez, fit-elle.

— Oui.

— Est-ce que vous prévoyez de venir aujourd’hui ? Peut-être un peu plus tard ? Je n’ai pas la compétence ni l’autorité pour vous l’imposer, mais je dois vous le demander.

Rick ne s’attendait pas à cette nouvelle question et sentit ses mains devenir moite. À cette heure-ci, il était censé franchir la frontière de l’Utah. Au lieu de ça, il se retrouvait à chercher des excuses destinées à la femme d’un homme qu’il avait jeté du haut d’une falaise.

— Je… je ne sais pas. Je me sens encore fatigué. Je suis vraiment rentré tard hier et…

— Vous connaissez Duke ?

— Oui, répondit-il, heureux de plus avoir à s’embourber dans ses explications fumeuses. Il s’occupe de…

— Il m’a affirmé qu’il devait faire votre boulot depuis ce matin, coupa-t-elle. Que le sien prenait du retard. Comprenez que si Paul revient, j’aimerais qu’il retrouve une entreprise qui tourne. Pensez-vous pouvoir me rendre ce service, monsieur Paterson ?

Il y avait quelque chose de très ambivalent chez cette femme. Une part d’elle semblait en parfaite adéquation avec ce qu’une épouse doit ressentir dans pareille circonstance. Une autre était… soulagée. Oui, libérée même. Rick le pensa très fort. Suffisamment pour se dire que la vraie Rita McPherson éprouverait de la reconnaissance en apprenant qu’on s’était débarrassé de son mari.

Mais il y avait l’autre part. Celle de la femme soucieuse pour son mari. Peu importait qu’il soit un salaud infidèle, un sombre crétin ou une brute. Une parcelle d’inquiétude demeurait. Peut-être par respect du passé ou par habitude. Il n’en savait fichtrement rien. Mais à ce stade, il ne pouvait pas se montrer catégorique.

Alors Rick prouva qu’il connaissait l’empathie.

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