17.

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Son rythme était relativement faible mais Hoover en mesurait déjà certains bienfaits ; au moins au niveau de l’oxygénation. Il ne se sentait ni essoufflé, ni fatigué, et cela faisait longtemps que ses deux sacs de poumons n’avaient pas été aussi rempli. Une activité à réitérer, se dit-il. D’autant que cela permettait de réfléchir à pleine cervelle. Nul besoin de garder un œil sur la route ou sur la manière dont les gens roulaient.

Progressant sur le trottoir, saluant les quelques passants d’un décollement de chapeau, le shérif Thomas Hoover vivait une belle expérience au pays de l’automobile.

Il avait pas mal réfléchi depuis son départ de chez les Bells. Au lieu de retourner directement vers sa voiture, il était descendu au fond du lotissement puis était remonté par l’est, rue Wilson. Le détour représentait moins de deux kilomètres.

La gamine se déplaçait en vélo, s’était-il répété durant la marche. Cela n’offrait pas beaucoup d’alternatives. D’ailleurs, le shérif en avait conservé trois.

La première, la plus expéditive, était qu’on l’ait renversée quelque part entre ici et Laurel, ou peut-être même dans les friches de la vieille usine de pneumatiques. Son corps pourrissait dans un fossé et il ne restait plus qu’à attendre qu’un promeneur téléphone pour le signaler. Triste, certes, mais fin du suspens.

La seconde option était une fuite pure et simple. Peut-être en avait-elle eu marre de ce cadre familial, de Ludvig, du Montana et de sa nature à la fois sauvage et omniprésente. Après tout, chaque année, c’était une bonne cinquantaine de jeunes adultes qui fichaient le camp d’ici. Pourquoi Patty échapperait à la règle ?

Elle aurait pu rouler jusqu’à la gare routière et monter dans le premier bus en direction du Canada. Rien ne l’obligeait à avertir ses parents. Les gens ont une grande estime de leur influence sur leur chérubin. Ils ne voient pas les années défiler et pensent parfois avoir toujours affaire à leur petit choux de six ans obéissant. Mais les enfants finissent toujours par partir. Dans la majorité des cas, ils donnent une adresse. Parfois non.

C’était une éventualité. Pourtant, cette supposition lui paraissait peu plausible. Patty n’était pas une lumière, mais pas suffisamment sotte non plus pour partir à la conquête de l’Amérique sans un sous. Et puis quelque chose lui faisait croire qu’elle jouait dans la catégorie de ceux qui préviennent. « Papa, maman, j’ai une grande nouvelle : je m’installe à New York. » C’est un peu comme ça que s’y était pris la fille de Thomas et Jennifer Hoover pour leur annoncer son départ. Oui, le shérif s’en souvenait très bien.

La dernière éventualité était celle du rendez-vous galant – la réputation de Patty n’était plus à prouver en la matière. Cela ouvrait deux hypothèses. Soit elle s’était écroulée ivre morte après une grosse biture, et dans ce cas elle réapparaîtrait très vite en implorant le pardon. Soit il s’était produit quelque chose. Un acte suffisamment important pour l’empêcher de rentrer. Il aimait moins cette solution.

Lorsqu’il rejoignit Main Street, il fut surprit de découvrir quatre camionnettes stationnées devant le drugstore. Elles avaient toute une parabole sur le toit. Intrigué, il s’approcha. Et après avoir traversé la rue, il s’aperçut qu’une dizaine de personnes séjournaient devant la boutique. Certains portaient des caméras monstrueuses sur les épaules. D’autres se contentaient de tenir des perches. Sur la voie, les voitures ralentissaient. Des têtes sortaient par dessus les carreaux pour voir ce qui se tramait de si excitant. À ce rythme-là, le bouchon jusqu’à la sortie de la ville serait inévitable, songea le shérif.

Qu’est-ce que c’est encore que cet attroupement ? se demandait-il.

Il n’aimait pas les rassemblements. Le dernier remontait à 1971, lorsque l’usine TireFinal avait tiré sa révérence. Cinquante-huit familles au chômage. C’était moche, mais ça ne justifiait pas d’aller jeter des œufs et des tomates sur l’hôtel de ville tout de même. Hoover avait offert son seul et unique coup de matraque à cette époque. Sur un homme un peu trop véhément qui avait franchi le cordon de sécurité. Ça lui avait fait du bien sur le coup. Mais le sentiment du devoir accompli n’avait pas duré longtemps. Thomas Hoover n’était pas sans cœur, et il comprenait qu’on puisse être en colère, surtout lorsque la municipalité était du parti démocrate et promettait monts et merveilles pour que la fabrique perdure. Ils n’avaient pas été réélus.

Certains habitants étaient descendus des immeubles pour admirer le spectacle. Il y avait même le directeur de la Wells Fargo. Il reconnut certains autres visages. Pas tous, mais pas mal quand même. Les gens regardaient et écoutaient les journalistes piailler. Toutes les grandes chaines nationales se trouvaient là. La presse écrite aussi. Un brouhaha inaudible animait la rue. Comme à l’époque où le cinéma fonctionnait encore et où les gens devaient patienter sur le trottoir, en attendant que le tourniquet se débloque. Hoover n’en revenait pas. Que se passait-il dans sa ville qu’il ne sache pas ?

Une femme fit un signe à son caméraman et les deux se dirigèrent vers lui d’un pas vif, espérant peut-être obtenir une exclusivité. Mais ils furent vite rattrapés.

— Shérif, comment se fait-il que le magasin soit fermé ?

Une autre question surgit dans son dos :

— Connaissez-vous l’identité de la mystérieuse gagnante ?

Puis une autre :

— Pensez-vous qu’il puisse s’agir d’un complot pour attirer l’attention ?

Nouvelle salve, tel un M16 en position automatique :

— Certains pensent que monsieur Julius est au courant et qu’il ne veut rien dire pour protéger un arrangement. Pensez-vous comme eux ?

Hoover fit rouler ses yeux. Il se sentait comme ces politiciens qui traînaient des casseroles en permanence, pris dans le tourbillon médiatique parce qu’ils avaient de la merde au cul. Ces types-là avaient l’habitude et encaissaient ça avec une désinvolture plutôt insolente. De vrais professionnels. Mais Hoover n’avait pas de merde au cul. Il n’avait jamais accepté un pot de vin, jamais accordé de passe-droit à quiconque et n’avait même jamais pratiqué d’abus de pouvoir. Il adressa néanmoins la même réponse qu’un ministre corrompu et innocenté par un ténor du barreau sur le parvis d’un tribunal :

— Sans commentaire.

Et il s’écarta.

L’envie de renvoyer tout ce petit monde chez lui faillit jaillir en un cri. Mais à part exiger qu’ils se répartissent mieux sur la chaussée afin qu’on puisse circuler, il ne pouvait pas leur interdire d’être ici. Surtout, il ne savait pas du tout pour quelle raison ils squattaient devant chez Francis Julius. Et il aurait l’air d’un imbécile s’il se mettait à répondre aux questions sans connaître le sujet. Mieux valait contacter Amy pour en apprendre davantage. Il s’était jadis fixée une règle en ce qui concernait les médias. Et cette règle stipulait qu’on ne l’interroge pas sans qu’il n’ait été prévenu à l’avance. Hoover avait horreur d’être pris à défaut, langue collée au palais et incapable de trouver quoi répondre. Les rares fois où ce fut nécessaire, c’était lui qui avait convoqué la presse.

Il connaissait un peu Francis. C’était un gentil type. Calme et plutôt réservé. Pour sûr que cette foule n’était pas pour le détendre.

La porte était verrouillée. L’écriteau sur fermé.

— Francis ! C’est le shérif Hoover. Est-ce que tout va bien ?

Difficile qu’il ait pu m’entendre avec tout ce bordel, se dit-il.

Il posa ses mains au-dessus de ses yeux et les colla contre la vitre. À l’intérieur, tout était éteint et il n’y avait aucun mouvement. Seulement un « Dégagez ! Foutez-moi le camp ! » qui résonnait en boucle. Ça semblait venir de très loin.

Alors Hoover traversa la rue en direction de sa voiture. Il courait à présent. C’était moins agréable que la marche.

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