19.

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Les deux sœurs avaient partagé le même toit pendant quatre années. Quatre années durant lesquelles Denise avait pu assister au conflit permanent qui opposait Dana et sa mère. Ces deux-là, on aurait dit l’eau et le feu. La moindre étincelle s’embrasait en un vaste incendie. La moindre goutte se transformait en un tsunami dévastateur. Et lorsque l’une en avait après l’autre, ça pouvait aller jusqu’à menacer avec un couteau de cuisine tout en aboyant les pires insultes. Quand ça commençait à chauffer entre elles, Jack avait pris l’habitude de s’enfermer dans sa chambre, attendant une explosion finale qu’il imaginait au moins semblable à Hiroshima.

Denise n’en gardait aucun souvenir. Ni de sa mère rouge de colère, ni des petits sourires insolents qui l’avaient mise dans cet état. Elle ne se souvenait pas non plus d’une quelconque réaction de leur père. Assis dans son fauteuil, un cigarillo puant entre les lèvres, son esprit planait déjà loin de Ludvig. Ni témoin, ni acteur, il se fichait royalement de leurs crises hystériques. Tout juste entendait-il les verres et les assiettes qui volaient et se brisaient au sol, les hurlements qui réveillaient les voisins. Il ne remarquait même pas les habits déchirés, lorsqu’elles en venaient à s’empoigner par tout ce qui pendait. Il laissait filer les cris, les noms d’oiseau. Autorisait les coups et les griffures. Spectateur indifférent.

La veille de sa mort, il avait écrit une lettre. Elle était arrivée en même temps que la médaille. Il y expliquait qu’il serait fier de figurer parmi les tous premiers américains à périr au Vietnam. Pas un mot pour sa femme. Ni pour aucun autre de ses enfants.

Vœu exaucé. Bon débarras. Là-dessus, madame Chairman aurait sûrement trouvé un terrain d’entente avec sa fille. Mais Dana était partie un an plus tôt.

Elle avait compacté un maximum d’affaires dans son sac en toile de jute et peinait à joindre les deux boucles de serrage. Tapant et forçant sur la fermeture, elle n’avait pas entendu Denise, qui se tenait dans l’encadrure de la porte. Son pyjama trop petit faisait apparaître ses chevilles. Elle était très maigre.

« Tu vas où ? » avait-elle demandé de sa petite voix.

Elle zozotait légèrement à cette époque. Jack se moquait souvent d’elle à cause de cela, répétant chaque phrase en accentuant le trait. Dana prenait sa défense quand elle le pouvait, mais elle n’était pas toujours témoin des mesquineries de son frère. Il faisait déjà beaucoup de coups en douce.

L’enfant la regardait d’un air guilleret. Un air qui avait disparu depuis. Ses yeux brillaient d’une lueur innocente et malicieuse à la fois. D’un quelque chose de précieux et d’authentique, comme le vert éclat d’une aurore boréale. Elle aimait Denise. Et elle représentait peut-être la seule personne qu’elle regretterait dans cette maison. Mais c’était insuffisant à lui faire changer d’avis. Quelqu’un mourrait sinon.

« Je… Je pars en balade. »

Elle ne s’était pas vue répondre autre chose. D’autant plus qu’il y avait du vrai.

« Maintenant ? »

« Non, demain. »

Denise avait souri puis disparu. Et jusqu’au 23 octobre 1984, cet évènement représentait leur dernier échange.

Vers onze heures, Dana Chairman s’était présentée en face de monsieur et madame Tolsen, de braves retraités ayant acquis la propriété de son enfance trois ans plus tôt. C’était eux qui lui avaient indiqué où vivait sa mère. « La malheureuse a fait une attaque » avait dit monsieur Tolsen. « Elle vit à la maison de retraite de Laurel désormais. » avait complété son épouse. « On la connaissait un peu. Une belle personne. » Dana avait préféré ignorer cette dernière indication ; son esprit l’ayant balayé d’un revers net et sans bavure. Un quart d’heure plus tard, elle demandait le numéro de chambre à la réception. « Madame Denise Paterson est déjà ici », lui avait-on précisé. Et maintenant, c’était elle qui se tenait dans l’encadrure d’une porte, à vouloir poser des questions.

Denise avait grandi. Elle n’était plus la petite fille fragile mais une femme au regard dur. Elle la dévisageait, hagarde, ne sachant pas comment interpréter sa présence. Elle connaissait l’existence de Dana mais n’avait aucune idée de ses intentions. Faisait-elle partie du cartel de Jack et Janice ?

Elle n’était toujours pas entrée dans la pièce.

— Tu étais où, toutes ces années ?

Dana ne put ignorer le ton inquisiteur.

— Je vivais à Salt Lake City. J’y habite encore. Je… je n’ai pas été plus loin.

Denise haussa les épaules. Ça valait bien la peine de disparaître tout ce temps pour une ville pareille.

— Tu es de passage dans la région, ou tu venais prendre des nouvelles ?

— Un peu des deux.

Elle s’était mise à sourire. Mais comme Denise y restait insensible, son visage se resserra.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-elle, en visant leur mère.

Elle profita que Denise se recentre sur cette dernière pour entrer dans la chambre. Elle se posta devant le lit, à côté de sa sœur.

— Ce n’est pas tout à fait un légume, ni vraiment un animal. Elle ne peut plus réfléchir comme une humaine en tout cas. Les docteurs pensent qu’elle a gardé une forme de conscience sur ce qui l’entoure. Elle semble suivre Dallas. Mais je n’ai aucune idée si elle comprend l’histoire.

— Elle m’entend ?

— Bien sûr.

La vieille femme n’avait pas quitté la télé du regard. D’énormes tonsures laissaient apparaître son crâne grumeleux à divers endroits, et le peu de cheveux qui lui restait étaient gris comme de la limaille d’acier. Cela tranchait avec son visage, que seules quelques rides au coin des yeux et de la bouche rappelaient son âge : soixante-quatre ans. Ce n’était pourtant pas si vieux. Difficile de se dire que cette femme brandissait une poêle couverte de gras en menaçant de lui jeter le contenu au visage, la dernière fois qu’elles s’étaient vues.

— Maman, débuta Dana. Maman, c’est moi. C’est Dana.

Denise observait attentivement leurs réactions. Aucune du côté de leur mère. Sa sœur avait les yeux humides et une voix légèrement chevrotante. Mais l’émotion n’était pas celle d’une fille heureuse de retrouver sa mère. Elle était davantage en lien avec de la frustration.

— Dana, pourquoi est-ce que tu es là ?

Elle baissa les yeux. La couverture pendait par terre et des moumoutes de poussière commençaient à s’y agglutiner. Dana la tira vers le lit. Puis elle se tourna vers Denise. Elles avaient les mêmes yeux.

— Est-ce que… est-ce que tu accepterais qu’on aille manger un morceau ? demanda-t-elle.

Denise n’avait pas trop d’appétit. Mais elle accepta.

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