26.

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Francis avait beau augmenter le volume de la télévision, il entendait encore le tourbillon médiatique qui animait la rue. Bande d’enfoirés. Allez tous au diable !

Il les haïssait.

Avant que la police ne déploie un ruban de sécurité devant son magasin, plusieurs journalistes avaient tenté de forcer le passage. Un peu avant midi, une femme avait collé son visage contre un carreau, épiant l’intérieur de son commerce. Une autre s’était permise d’actionner la poignée comme si elle s’apprêtait à tranquillement rentrer chez elle. Puis un type avait carrément fait fissurer la vitre à force de toquer dessus comme un cinglé. Francis avait failli sortir pour lui casser le gueule. Il s’était retenu de justesse. Et puis le shérif s’était pointé avec Jane. Quelle petite conne, celle-là. Pourquoi avait-elle eu besoin de le laisser entrer !

Il était vingt heures. Francis savait que les présentateurs des journaux télévisés allaient contacter leurs envoyés spéciaux, à Ludvig. Il ne voulait pas assister à ça et préféra éteindre son poste.

La sueur perlait sur son front et le dos de sa chemise était assez trempé pour qu’on l’essore au-dessus d’un lavabo. Il essuya son front humide d’un revers de main et se palpa la gorge, à la recherche de son pouls. Il n’eut aucun mal à détecter les battements frénétiques de son cœur sous ses doigts. Ça devait tambouriner à cent-trente, peut-être même centre-quarante pulsations par minute là-dedans. Et ce, depuis au moins ce matin. Depuis que cette garce de Denise l’avait repoussé avec autant de virulence qu’un vigile chasse le clochard qui rode près des poubelles d’un Burger King. Il s’était senti plus bas que terre. Cette gifle et ce regard méprisant, il n’était pas prêt de l’oublier.

Il s’allongea et prit de grandes et lentes inspirations. À chaque fois que ses poumons se remplissaient, il sentait son rythme cardiaque battre dans ses oreilles. Il ferma les yeux et expira, persuadé qu’en faisant le vide dans sa tête, il parviendrait à regagner le calme qui le caractérisait d’ordinaire et à dormir un peu. Mais dès qu’il se retrouvait dans le noir, il revoyait le corps de Patty désarticulé en bas de l’escalier. Il sentait l’odeur du sang mélangée à la terre battue. Et tout ça pour quoi, pour qui ? Une salope qui vous envoie un direct dans la pommette au moment de lui livrer ses sentiments.

Installé face au dossier du canapé, il n’entendit pas sa sœur entrer dans le salon. Elle posa une main sur l’épaule imbibée de transpiration de son frère.

— Francis, fit-elle doucement. Francis, est-ce que tu vas bien ?

Il grogna comme une bête sauvage.

— Francis. Est-ce que tu veux que j’appelle le docteur ?

Il tourna la tête d’un quart de tour. Elle se tenait penchée au-dessus de lui. Ses seins pendaient dans l’encolure de son t-shirt. Elle n’avait aucune pudeur avec lui. Après tout, il s’occupait encore de lui donner le bain il n’y avait pas si longtemps que ça. Mais il ne put s’empêcher de penser à ces petits cons qui devaient se masturber en pensant à elle. Et peut-être même que c’était elle qui se chargeait de le faire, voire davantage. Elle avait dix-sept ans.

— Ça va. Laisse-moi ! exigea-t-il en reposant sa tête sur l’oreiller.

Elle ramena sa main vers elle dans une attitude défensive. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas adressé à elle sur un ton si agressif.

Jane se faisait du mouron pour lui. Quoi de plus naturel ? Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état. D’autant que ça n’avait aucun sens. Francis était un sage, un homme doux qui contrôlait ses réactions. Pourquoi craquait-il face à quelques curieux ?

Elle retenta une approche. Uniquement orale, cette fois-ci.

— Dis-moi, s’il te plait. Dis-moi ce qui ne va pas. Tu n’es pas dans ton état habituel.

— Ta gueule.

Jane aimait bien se la jouer dure à cuire en règle générale. Mais avec Francis, elle ne parvenait pas à jouer son numéro et ses émotions prenaient vite le dessus. Elle se mit à pleurer.

Il ne se passa rien d’autre durant la minute qui suivit : Francis fixait le dossier du canapé et Jane gémissait.

— Francis, je t’en prie.

Comme il ne réagissait pas, elle s’agenouilla et chercha à l’enlacer. Elle déposa son menton dans le creux de son épaule. Francis demeura inerte quelques secondes. Sa sœur l’aimait, et il l’aimait. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas prise dans ses bras. C’était arrivé très souvent durant les deux premières années qui avaient suivi la mort de leurs parents. Puis ça s’était dissipé, au fur et à mesure qu’elle grandissait. Que la petite fille s’éloignait pour faire place à la jeune fille, puis la femme. Car c’était une femme qui l’étrennait actuellement. Il sentait la fermeté de sa poitrine contre son dos, sentait une fine odeur de tabac émanant de son haleine. Cela faisait quelques temps qu’il la soupçonnait de fumer. C’était sûr à présent.

— Ne me laisse pas, murmura-t-elle. J’ai besoin de toi.

Oui, tu as besoin de moi. Denise Paterson aussi a eu besoin de moi.

Au fond de lui, il sentait une forme de mal se façonner. Comme un vaste quelque chose qui prenait possession de ses émotions. Mais ce n’était pas le plus grave. Ce qu’il redoutait était la violente décharge de colère qui menaçait de s’en échapper.

Francis aurait pu se contenter de hurler à sa sœur de foutre le camp. La traiter de petite salope et de tout un tas d’autres mots durs et blessants qu’il aurait aussitôt déplorés. Mais Francis en avait marre des mots, de la retenue et de la contenance. D’un geste prompt, il se retourna et se trouva quasi nez-à-nez avec la poitrine de Jane. Cette mauvaise chose qui n’était qu’une petite étincelle s’embrasa en un feu dévastateur. D’un seul bras, il la propulsa en usant de toutes les forces qui sommeillaient en lui. Jane se tenait accroupie. L’impulsion la fit partir en arrière. Dans un premier temps, ses bras moulinèrent l’air avant de toucher le sol. Francis crut un instant qu’elle allait s’écraser sur ses fesses et que cela s’arrêterait là, mais Jane cherchait encore à contrôler toute l’inertie qu’il lui avait projetée. Son buste repartit vers l’arrière, entraînant ses jambes sur lesquelles elle ne parvint pas à reprendre l’équilibre. La voyant reculer en canard, Francis regretta son geste. Mais c’était déjà trop tard. Jane poursuivit sa marche à reculons et à l’aveugle. Elle faillit reprendre le contrôle mais ce fut finalement un élément de la pièce qui s’en chargea. Le bruit du choc fut grave et bref.

Touc.

Francis se leva et accourut vers elle.

— Jane ! Ça va ?

Ses yeux étaient ouverts. Anormalement ouverts.

— Oh, Jane, pardonne-moi. Je suis…

Il s’interrompit. Du sang venait d’apparaître sur son oreille gauche. Une perle dégoulinait doucement le long du lobe. La goutte finit par tomber sur son t-shirt. La réalité de la situation commença seulement à s’introduire en lui.

— Non, murmura-t-il. Non.

Mais en observant ce qui avait stoppé Jane, ce fichu meuble qui portait le tourne-disque de leur père, il comprit que l’arrête saillante de ce dernier venait de frapper sa sœur.

Ses jambes tanguèrent et il tomba à genoux. Il dût ramper pour atteindre la dépouille inanimée de Jane.

— Non, répétait-il. Non non non.

Il attrapa sa main. Elle était encore moite et humide de larmes.

Appelle les secours, pensa-t-il. Bougre de con, décroche ton téléphone et compose le 911.

Une décharge d’espoir l’anima un temps. Mais lorsque son regard se posa sur celui de Jane et qu’il vit ses yeux à la fois ouverts et éteints, comme l’avaient été ceux de Patty Bells, il renonça. Car elle était morte.

Elle était morte et Francis Julius n’avait plus rien à perdre en ce monde.

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