6. On en reparle dans quelques heures (2/2)

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   Attristée, elle balança son mégot dans les ordures et quitta l’enceinte de l’université. Près de la grille, elle croisa Sourou qui discutait avec un étudiant d’un autre cursus. Ils échangèrent un sourire, Thaïs lui souhaita un bon week-end et poursuivit sa route en direction du métro. Un instant plus tard, elle l’entendit l’appeler et se retourna. Il venait vers elle en petites foulées.

   — T’as l’air déprimé, dit-il sur un ton désolé. On va boire un verre ?

   Qu’il lui trouvât la mine maussade l’assombrit davantage encore, elle en aspira d’autant plus à rentrer. Sourou la bouscula gentiment de l’épaule.

   — Allez Thaïs, c’est vendredi ! Laisse-toi vivre un peu, viens te détendre une heure.

   Il sautillait. Aujourd’hui, il dansait le quadrille, apparemment.

   — Une heure, alors, maugréa l’étudiante.

   De toute façon, l’ascenseur de son immeuble était toujours en panne. La séance quotidienne de cardio pouvant attendre, elle lui emboîta le pas.

   Le jeune homme insista pour prendre le bus : voyager sous terre alimentait selon lui les idées noires.

   — Et on loupe tout le meilleur ! argua-t-il quelques instants plus tard en pointant du doigt le panorama qui défilait derrière la vitre.

   Thaïs porta son regard au-delà du premier plan, loin des files de voitures, des trottoirs débordants de passants. Là-bas, parée de reflets chauds sous la lumière dorée de cette fin de journée, Paris livrait ses trésors. De boulevard en boulevard, de place en place, l’élégance de son architecture se mêlait à la poésie de la Seine, qui se déroulait tel un ruban scintillant dévoilé par à-coups. Thaïs avait déjà oublié combien elle aimait cette ville. Elle la réduisait désormais à l’image de son quartier et des métros qu’elle empruntait chaque jour ; des lieux sans âme où régnaient la crasse et le désordre. Sourou disait vrai : elle se concentrait si fort sur ses objectifs qu’elle en oubliait de vivre. À trop vouloir grandir, elle deviendrait vieille avant l’heure si elle n’y prenait pas garde.

   — Où est-ce qu’on va ? demanda-t-elle pour repousser la mélancolie qui menaçait de l’envahir.

   — Dans le sixième, dans le bar d’un pote à moi.

   Ils descendirent quelques arrêts plus loin. L’établissement se trouvait sur le trottoir d’en face. Sourou se fraya un passage parmi un groupe de fumeurs en costard attroupé sur la terrasse et fila droit vers le comptoir. Thaïs, elle, suivit le guide à l’aveuglette, son regard attiré dans toutes les directions. Peintures sombres rehaussées de liserés d’or aux murs, tissus parés de motifs géométriques, lumières tamisées diffusées par des appliques en vitrail : l’arrangement intérieur se voulait délicieusement art déco. L’endroit lui plaisait beaucoup.

   Son camarade de promo ayant mis la main sur un tabouret libre, il le tapota pour inviter Thaïs à s’asseoir tandis que lui restait debout, le buste tourné vers le barman qui encaissait une consommation un peu plus loin. L’homme portait un feutre sur son crâne entièrement chauve et les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux coudes laissaient apparaître des tatouages courant le long de ses avant-bras. Thaïs remarqua une chaînette en or, semblable à celle des montres à gousset, qui dépassait de la poche de son veston. Il aurait pu passer pour un parfait anachronisme dans ce Paris du second millénaire, si un piercing ne s’agrippait pas à son arcade sourcilière en plus des signes tribaux gravés dans sa peau. Un immense sourire illumina son visage lorsqu’il remarqua Sourou. Il bondit alors vers lui le bras levé, prêt pour la joyeuse accolade qui n’allait pas tarder.

   — Ça fait plaisir de te voir, toi ! Où t’étais passé ?

   — Je te raconterai, mon Paulo. J’ai repris la fac.

   — On m’a dit ça. C’est courageux, bravo !

   — On verra. Je te présente Thaïs, elle suit le même cursus.

   Paulo souleva son chapeau et lui serra la main.

   — Enchanté, Thaïs.

   Oh, comme elle détestait cette formule ! Elle ne savait jamais comment y répondre sans passer pour une cruche.

   — De même, dit-elle en espérant que personne ne flairerait le malaise.

   — La demoiselle aurait besoin d’une potion magique, confia Sourou.

   — OK. Plutôt fruits ou plutôt fleurs ?

   — Euh… Plutôt fruits, je suppose, hasarda Thaïs en fronçant les sourcils.

   — Un Saïgon, alors ! Sourou, tu prends quoi ?

   — Mets-moi la même chose.

   — C’était quoi, cette question ? interrogea l’étudiante comme le dénommé Paulo s’éloignait.

   — Tous les cocktails qu’ils proposent ici sont à base de fruits ou de fleurs. Papaye, violette, hibiscus, ce genre de trucs.

   Ah tiens, sympa, ça ! Thaïs s’apprêtait à creuser un peu lorsque son portable émit une série de sonneries brèves. L’échange de textos qui suivit monopolisa son attention pendant plusieurs minutes et lui imprima un air contrarié sur le visage.

   — Tout va bien ? s’enquit Sourou qui n’avait cessé de bouger la tête et les épaules au rythme de la musique en attendant.

   — Oui…

   Paulo apporta les potions promises, adressa un clin d’œil à l’étudiante, et s’éclipsa. Le contenu des verres présentait un dégradé de rouge s’achevant sur une très pâle nuance de rose. C’était ravissant.

   — C’était ma sœur, expliqua Thaïs. Elle sort sur Paris ce soir, elle me tanne pour que je la rejoigne.

   — T’as pas envie d’y aller ?

   — Je ne sais pas. Je prévoyais… J’en sais rien, reconnut-elle avec un haussement d’épaules, je ne comprends pas bien ce qui me met de mauvais poil.

   Sourou l’observa en silence. Peu à peu, un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres. Il poussa alors un verre vers sa camarade, trinqua avec elle et décréta :

   — On en reparle dans quelques heures.

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