8. C'était aussi ça, grandir (1/2)

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Pour l'ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=SSKIvNhoNYo&ab_channel=RochVoisine-Topic


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8. C'était aussi ça, grandir

   Rien ne valait un kebab bien gras pour redescendre d’un cran quand on avait trop bu. Depuis qu’elles fréquentaient les bars, les sœurs Théaut recouraient souvent à ce palliatif, quitte à imposer d’infinis détours à leur meute en rentrant de soirée pour trouver un local encore ouvert. Attablées devant une portion de frites et un sandwich débordant de sauce blanche qu’elles dévoraient morceau par morceau avec les doigts, elles voyaient les couleurs perdre en puissance et leur vision redevenir nette, deux impératifs avant de regagner le bercail.

   « J’ai faim » : quiconque avait l’habitude de sortir avec elles connaissait le caractère impérieux de ce constat, et savait que plus rien ne se passerait tant qu’on n’aurait pas trouvé de quoi leur remplir le ventre.

   — Ça va mieux ? demanda Sasha en caressant les cheveux de Thibault qui la tenait sur ses genoux.

   — Ouais, admit Thaïs. C’est quoi la suite ?

   — On retrouve les autres à Saint-Michel. Je préconise une double portion de frites en prévision.

   — Y aura qui ?

   — La clique habituelle… Et Chris, acheva la cadette avec malice.

   Thaïs abaissa la frite qu’elle s’apprêtait à engloutir. La bouche toujours entrouverte, elle contempla le formica émaillé au coin de la table, attendant qu’une réponse lui vienne. En vain. La présence de Christophe pouvait être une bonne comme une mauvaise nouvelle, tout dépendait de son état d’esprit à lui. Leur dernière rencontre remontait à plus d’un an, quand Thaïs avait rompu après dix mois de relation. Ils étaient en vacances dans un camping en bord de mer avec leurs potes. Hélas, même si elle s’était montrée distante quelques temps avant déjà, le pauvre garçon n’avait rien vu venir. Sasha aimait à rappeler qu’il avait passé la fin du séjour comme dans la chanson, « seul sur le sable, les yeux dans l’eau » . Peu de gens dans leur entourage comprenaient la référence.

   — Si tu retombes en Phase 2, t’auras quelqu’un sous la main, fit remarquer la cadette. Et pas un inconnu, cette fois.

   Sa sœur la toisa d’un œil mauvais.

   — J’espère au moins qu’il vient sans sa guitare, grogna-t-elle, ce qui déclencha l’hilarité de Thibault.

   — J’oublierai jamais ce grand moment, gloussa-t-il. Christophe éploré, roucoulant des sérénades devant ta tente pour te récupérer...

   Thaïs préféra manger ses frites plutôt que commenter. D’abord, ils savaient tous qu’elle aussi se souviendrait toujours de cette nuit interminable, et ensuite... Eh bien, Sasha et Thibault ignoraient certains détails. La jeune femme n’avait jamais avoué qu’elle ne prenait pas de plaisir avec Christophe. Ce genre de confidence ne coulait pas de source dans un monde où le sexe était présenté comme banal, et la désinhibition une norme. Autour d’elle, il ne semblait y avoir que des gens épanouis, décomplexés, prêts à tout essayer et déjà expérimentés. À l’époque, soit un an plus tôt seulement, Thaïs prenait ce qu’elle entendait pour argent comptant et ressassait sa honte de ne pas réussir à s’éclater aussi. Aujourd’hui, elle doutait : il paraissait difficile à croire qu’au sein d’un groupe de jeunes à peine majeurs, tous, sans exception aucune, atteignent l’orgasme à tous les coups et se sentent 100 % à l’aise à la fois avec leur propre corps et celui des autres. Quelqu’un dans le tas devait mentir. Elle-même avait bien menti par omission, non ? Sasha visait donc juste au sujet de Chris, mais en partie seulement : en cas de retour de Phase 2, il y avait en effet fort à parier que le garçon tente sa chance, Thaïs ayant longtemps fait figure de talon d’Achille pour lui, mais il était tout aussi probable qu’il n’aide en rien la demoiselle à satisfaire sa libido.

   Voyant la corbeille de sa sœur presque vide, Sasha envoya Thibault chercher une nouvelle portion à partager. Celle-ci, bien-sûr, eut droit à sa photo souvenir et fut propulsée en story, au côté du baiser de remerciement de Sasharivari à son amoureux. Pendant que le couple récoltait coeurs et commentaires, Thaïs termina son sandwich. Jusqu’à l’année dernière, elle aurait pu craindre un cliché volé immortalisant sa tronche barbouillée, mais grâce à une dispute rentrée dans les annales qui s’était soldée par un iPhone au fond des toilettes, elle se savait à l’abri de ce genre d’ânerie, désormais.

   Sourou occupa une part croissante de ses pensées à mesure qu’elle épongeait les Saïgons. Il était peut-être rentré chez lui maintenant. Ou parti avec la greluche aux sous-vêtements humides. L’un ou l’autre, en vérité Thaïs s’en foutait. C’était juste plus facile de se focaliser là-dessus que sur son comportement à elle. La perspective de s’excuser lundi matin pour sa conduite ne l’enchantait pas. Avait-elle déconné au point de devoir le faire, d’ailleurs ? Elle ne voulait pas penser à ça.

   Ses esprits remis en place, le trio reprit la voiture et roula jusqu’au point de rendez-vous. Le reste du groupe s’y trouvait déjà. Chris ne détacha pas le regard de son ex pendant qu’elle remontait la ligne d’amis à saluer et, pour finir, lui adressa un sourire ému qu’il tenta de faire passer pour décontracté. Il aurait tout aussi bien pu se balader avec une pancarte « Reprends-moi ! » autour du cou.

   Thaïs ne s’occupa pas de lui. Ou s’y efforça, du moins. Chris fit en sorte de toujours trouver une place à ses côtés et de rester à portée d’onde suffisante pour rebondir sur chacune des remarques qu’elle adressait à d’autres. L’étudiante en vint à se demander ce qui lui avait initialement tapé dans l’œil chez le garçon. Sa gueule d’ange auréolée de boucles blondes écartée, il ne restait plus grand-chose à sauver. Plus d’une fois, elle faillit sortir de ses gonds et lui désigner des filles autrement mieux disposées qu’elle à se laisser courtiser par celui qu’elle assimilait désormais à un vieux sparadrap. À tous les coups, preuve qu’elle gardait un œil sur tout, sa sœur débarquait avec un Mojito, deux pailles, et une injonction de trinquer que l’aînée acceptait sans rechigner. Sasharivari faisait honneur à son pseudo, ce soir encore. En une heure à peine, elle avait rattrapé le taux d’alcoolémie de Thaïs et s’en donnait à cœur joie sur la petite estrade aménagée au fond du bar. Thibault s’était déjà chargé de repousser plusieurs prétendants pour sa douce. Sasha dansait, dansait, dansait à perdre haleine, chantait à s’en décrocher les poumons et se tortillait comme une diablesse tout en exhortant sa sœur à la rejoindre.

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