10. À fuir comme la peste (1/2)

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   Edwige attendait déjà dans la salle du cours de Littérature. Assise à la même place que la semaine passée, elle lisait l’un des journaux gratuits mis à la disposition des étudiants près des amphis, sa bouche en cul de poule formant sans les dire les mots qui défilaient sous ses pupilles. Elle remontait l’épaisse monture rouge de ses lunettes sur son nez lorsque Thaïs, essoufflée par le sprint qu’elle venait de piquer à cause de son retard, parvint à sa hauteur. Pendant un instant, elle la fixa de ses grands yeux bleus comme égarée dans ses pensées, puis secoua la tête en battant des cils, et sourit.

   — Quelle allure ! lâcha-t-elle de sa voix feutrée.

   Le salut que l’étudiante s’apprêtait à lancer lui resta coincé au fond de la gorge. Son vague à l’âme de la veille avait laissé place à un vif désir de conquête, au réveil. Poussée par un excès de confiance inexplicable, elle avait entièrement vidé son placard ce matin afin de dénicher une robe noire encore jamais mise en raison de sa longueur toute relative et avait même eu l’audace de l’associer à une paire de collants fantaisie mi couleur chair mi opaques qui créaient l’illusion de jambières. Elle se sentait divine en sortant de chez elle, et là… Eh bien, elle n’était plus très sûre. Son sourire se crispa.

   — Trop osé ?

   — Oh, non ! assura Edwige – avant d’ajouter à voix basse : Mais tu es bandante, si je puis me permettre.

   Thaïs se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Elle refoula la tentation de sauter par-dessus la table pour se tasser au plus vite sur sa chaise et s’obligea à marcher d’un pas régulier en remontant la rangée jusqu’à sa place. On assume, se disait-elle. On est une grande fille. On porte ce qu’on veut. On accepte sa féminité… Courage, on sera rentrée dans trois heures !

   Un étudiant assis derrière Edwige leva les yeux sur ses jambes à son passage. Thaïs le vit sourire ; son assurance remonta d’un demi cran.

   — Tu as passé un bon week-end ? demanda-t-elle à sa camarade une fois assise, les genoux bien rangés sous la table.

   — Moui, pas…

   — Excusez-moi, les interrompit le garçon, et toutes deux pivotèrent vers lui. J’étais absent la semaine dernière, vous pourriez m’expliquer où vous en êtes ?

   Sa trajectoire oculaire toute dirigée vers Thaïs se posait en contradiction totale avec l’emploi du pluriel.

   — Le prof nous a juste fait la liste des œuvres à lire, lui répondit-elle poliment, tu pourras lui en demander une copie à la fin de la séance.

   — Ah… Ouais, d’accord.

   Le jeune homme hocha la tête en se raclant la gorge et se retira contre le dossier de sa chaise, soudain fasciné par une tache d’encre étalée sur un coin de table. Thaïs sentait peser sur elle le regard d’Edwige et préféra l’esquiver en vérifiant l’heure sur sa montre. L’enseignant avait déjà un quart d’heure de retard. Bondissant sur cette diversion toute trouvée, elle proposa à sa camarade d’aller prendre un petit-déjeuner au café d’en face s’il ne se présentait pas dans les dix minutes à venir.

   Elles échouèrent ainsi en terrasse quelques instants plus tard, autour d’une corbeille de croissants. Edwige parla un long moment de son week-end « finalement pas si reposant » et expliqua que son beau-père, enfin son amant, enfin son deuxième mec étant donné qu’elle ne trompait personne, bref cet homme-là, nourrissait pour elle des sentiments de plus en plus forts et aspirait à sortir de la clandestinité. Cela embêtait beaucoup la jeune femme, qui comprenait, bien sûr, que la nouvelle d’une relation avec son père puisse déplaire à son attitré, mais ne souhaitait se priver ni de l’un ni de l’autre étant donné que les deux se complétaient « à tous égards ». Une précision dont Thaïs se serait volontiers passée puisqu’elle imaginait le padre comme un vieux croûton dévergondé.

   — En fait… même en amour t’as des problèmes de riche, résuma-t-elle en riant. Trop d’options, ouh là là !

   — Je sais, soupira Edwige que, décidément, rien ne semblait atteindre. Le problème ne se poserait pas s’il ne s’agissait pas de son paternel, seulement c’est avec lui que ça colle et je ne sais pas quoi faire. C’est difficile de renoncer à la perfection.

   — Un seul homme, est-ce si grave ? relativisa Thaïs avec une pointe d’ironie.

   Sa camarade lui adressa un sourire indulgent.

   — Je crois qu’on ne peut pas comprendre tant qu’on n’a pas vécu ce genre de relation. Je me sens entière avec eux. Ils personnifient tout ce qui me plaît, qu’il s’agisse de culture, de valeurs, de goûts, d’ouverture au monde, de... Enfin, tout ! Je les aime et les fréquente chacun pour des raisons très différentes, mais je sais qu’avec un seul, ça ne fonctionnerait pas aussi bien.

   — Peut-être parce que ni l’un ni l’autre ne sont celui que tu cherches, au fond, non ? Je veux dire : on pourrait toujours créer l’homme idéal avec du raccommodage, sauf que ce ne serait pas l’homme idéal, juste un…

   Sa main moulina l’air tandis qu’elle cherchait ses mots.

   — … un genre de créature de Frankenstein. Une illusion. Vouloir les compléter, ce n’est pas les aimer pour ce qu’ils sont.

   — Au contraire, objecta sereinement Edwige, je ne demande à personne de changer quoi que ce soit. J’accepte leur imperfection et qu’ils ne m’apportent pas tout, c’est ensemble qu’ils deviennent parfaits pour moi. Tout comme eux me rendent parfaite avec d’autres femmes à leur tour. Tu me suis ?

   — Mmh… non, avoua Thaïs. On ne complète personne en lui associant les qualités de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas comme une appli dans un téléphone, quoi.

   Edwige pinça les lèvres et réfléchit. Sa tasse de café au creux des mains, l’étudiante en fit autant. La conception de l’amour et des relations de couple de sa camarade lui paraissait romantique malgré tout. Non conventionnelle, et déroutante à plus d’un titre, mais pas si éloignée de la sienne sur le fond à défaut de s’y accorder sur la forme. Elles recherchaient toutes les deux l’harmonie.

   — Je vois les choses autrement, conclut Edwige sur un ton proche de la constatation. Ça ne fait rien. Raconte-moi ton week-end : comment était-il, ce shampooing ?

   — Oh… Assez différent de ce que je pensais, improvisa Thaïs qui ne s’attendait pas à changer si vite de sujet.

   Son air embarrassé éveilla la curiosité de sa copine. Celle-ci posa délicatement le menton au creux de sa paume, un sourire espiègle sur les lèvres.

   — Aurait-on fait des folies de son corps ?

   — Non…, commença l’étudiante en s’emparant d’un croissant qu’elle décomposa du bout des doigts. C’est… disons… pas passé loin – enfin, si, à des années-lumière, en fait. J’ai presque remis le couvert avec mon ex. Et…

   Et que dire ? Comment décrire en tout juste quelques mots le flop de l’épisode avec Chris ?

   — C’est pas bon le réchauffé, hein ? suggéra Edwige avec malice.

   — Voilà ! ricana la jeune femme. D’autant que la fournée d’origine ne valait rien… Ça m’apprendra à boire comme un trou, acheva-t-elle sur une note pensive.

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