13. Alors, fâchée contre elle-même, Thaïs s’en alla (2/2)

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   Le moment venu, Sourou proposa encore d’annuler, ou de bosser chez elle, son appartement se trouvant plus près de la fac que le sien. La jeune femme insista pour ne rien changer. Trois métros, un bus et cinq minutes de marche, soit près de trois quarts d’heure plus tard, elle regrettait secrètement sa bravade.

   — J’habite au premier, lui dit Sourou lorsqu’ils atteignirent son immeuble, comme s’il lisait dans ses pensées.

   Focalisée sur le siège encore inconnu qui l’accueillerait bientôt, la jeune femme ne répondit pas. Une partie d’elle prenait vaguement note de l’itinéraire, tout comme de l’obscurité persistante malgré l’éclairage, dans le hall, les escaliers, puis le couloir de l’entrée, sans s’y intéresser outre mesure.

   — Assieds-toi, j’arrive.

   Peut-être avait-il dit quelque chose avant, peut-être ajouta-t-il quelque chose ensuite ; douleur et fatigue brouillaient tant l’esprit de Thaïs qu’elle n’entendit rien d’autre. Elle vit un tabouret près d’une table basse et s’y laissa choir avec un léger soupir, se débarrassant en même temps de son sac dont la lanière lui meurtrissait l’épaule. Une odeur de curry mêlée d’encens et de tabac lui chatouillait les narines. L’étudiante promena son regard alentour en se massant le trapèze. Le couloir les avait menés dans un petit salon où se côtoyaient, serrés les uns contre les autres, une armoire, une commode, un meuble télé, la table basse, deux poufs en cuir et un lit mezzanine dont le matelas avait été descendu sur le sol. Du parquet aux tissus en passant par le bois des meubles, tout était sombre. La pièce n’était d’ailleurs pourvue que d’une fenêtre étroite, qui s’ouvrait sur le bâtiment voisin ; aucune lumière directe ne devait jamais pénétrer cette partie du logement. À la gauche de Thaïs se trouvait enfin la cuisine, où Sourou s’affairait dans un vrombissement de percolateur et un ronronnement de four à micro-ondes. Une porte close se dessinait derrière lui.

   Le jeune homme revint une première fois. Il déposa deux tasses de café sur la table, repartit dans la cuisine, puis reparut avec un petit coussin qu’il tendit à sa camarade en souriant. Surprise, celle-ci le prit et le pressa entre ses doigts. Il était chaud et garni de granules. On eut cru des noyaux de cerises.

   — Pour ton ventre, indiqua Sourou.

   L’attention la toucha tout en la mettant mal à l’aise : elle réalisait s’être baladée toute la journée avec une pancarte « j’ai mes règles » autour du cou et lui venait d’en afficher une autre, qui disait « je sais ». Le jeune homme ne paraissait pas gêné, néanmoins, et pourquoi diable l’aurait-il été ? Ce genre de tabou, c’était pour les mioches ! se morigéna Thaïs à part elle en plaquant la poche contre son ventre. La chaleur se répandit à travers son pull, lui procurant un soulagement immédiat.

   — Merci ! soupira-t-elle. Comment tu… ?

   — J’ai quatre sœurs.

   Ah, tiens ? L'étudiante rangea soigneusement l’info dans la minuscule boîte des connaissances qu’elle possédait sur lui. Depuis leur discussion sur sa reprise d’études, c’était la première qu’il livrait.

   — Et je suis un vieux rouillé qui essaie de se remettre au sport, donc une bouillote à la maison, chez moi c’est la base, blagua-t-il en tirant un pouf de l’autre côté de la table. On s’y met ?

   Thaïs aurait voulu répondre non : les semaines passaient, les heures en tête-à-tête se cumulaient, leur complicité grandissait, et pourtant, elle ignorait encore tout de ce gars qui s’approchait désormais plus de l’ami que du simple camarade. Si la question du pull la taraudait encore, Thaïs jouait maintenant cette carte par taquinerie, la plaçant aux moments les plus inattendus en espérant vaguement prendre Sourou par surprise un jour où l’autre, et lui s’attachait à formuler les réponses les plus farfelues sans jamais baisser la garde, car tout se résumait à cela quand il s’agissait de parler de lui : il ne lâchait jamais rien.

   Interroger ou bosser : une fois de plus, la jeune femme devait choisir. L’angoisse de l’oral et son échéance dangereusement proche le firent pour elle.

   Deux heures durant, ils planchèrent donc sur le plan de leur présentation et la répartition des thématiques dont chacun se chargerait. Conscient de la hantise que l’exposé inspirait à sa binôme, Sourou insista pour qu’ils ne parlent plus qu’en anglais. Le jeune homme n’avait pas menti au sujet de son « accent dégueulasse » : si son discours se révélait fluide et son vocabulaire extrêmement riche, ses intonations calquées sur le français produisaient un tout inécoutable, chose qui rendit la prise de parole moins embarrassante pour Thaïs. Sourou faisait de son mieux pour la mettre en confiance : il la laissait chercher ses mots sans les servir à sa place, reformulait les phrases déstructurées sans s’appesantir sur les imperfections et assurait, souvent, qu’elle se débrouillait bien mieux qu’elle ne le croyait. À l’issue de cette première séance, l’étudiante envisageait leur présentation comme une épreuve terrifiante, et non plus insurmontable.

   Maintenant, elle devait rentrer.

   Ouais…

   Elle devait, ouais, mais l’envie manquait. Ce goût de pas assez lui venait de plus en plus souvent sans qu’elle en comprenne réellement la cause. Elle pouvait tout autant adorer que détester passer du temps avec Sourou, tout dépendait de son comportement. Le danseur de claquettes lui mettait les nerfs en pelote, mais le type posé et attentionné… celui-là lui plaisait. Enfin, elle l’appréciait, quoi.

   — Tu restes manger ? proposa-t-il en rassemblant ses affaires.

   Tirée de ses réflexions, Thaïs plongea tête la première dans un bain de satisfaction. Mais alors qu’elle ouvrait la bouche pour accepter, une petite voix s’invita dans sa tête : attention tout de même, plus tu traînes et plus l’heure tourne, tu sais ce que ça veut dire…

   Rentrer ou rester ; la lumière rassurante du jour ou l’inquiétude des trajets nocturnes…

   — Non merci, je dois y aller.

   Sa propre réponse la consterna. En était-elle vraiment à se priver de moments auxquels elle aspirait à cause d’éventualités ? On parlait de presque une heure de route, sur des lignes réputées parmi les plus agitées du réseau. Donc ouais. C’était frustrant et révoltant, c’était laid, mais c’était comme ça. Alors, fâchée contre elle-même, Thaïs s’en alla.

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