19. Quand je saurai ce que c'est, je te le dirai (2/2)

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   Thaïs redescendit la rue tête baissée vers l’arrêt de bus. Le rire de Sourou résonnait encore à ses oreilles. Le sweat et le pantalon de jogging gris qu’il lui avait prêtés étaient trop grands, elle avait même dû enrouler l’élastique plusieurs fois sur lui-même pour diminuer la longueur des jambes sous peine de les piétiner en marchant. Le sac en plastique qui contenait ses fringues mouillées dans une main, son caban trop cintré pour être enfilé par-dessus sa tenue dans l’autre, l’étudiante fixait le bout de ses souliers vernis en priant pour que personne ne la regarde. Trop de ricanements jalonnaient son parcours pour qu’elle fût dupe, cependant.

   — T’es sapée comme une clocharde, toi ! entendit-elle en arrivant à hauteur d’un café.

   L’intéressée ne put s’empêcher de jeter un regard en biais. Un type était assis à une table qui fumait une cigarette, les cuisses écartées à outrance en signe de virilité. Il affichait un large sourire aux dents gâtées et la matait sans ciller. Thaïs lui donna l’âge de son père, à quelques années près.

   — Mais t’as un beau cul, asséna-t-il avec satisfaction lorsqu’elle l’eut dépassé.

   La jeune femme serra les dents. Dans ces moments-là, elle se sentait impuissante. Trop réservée pour répondre malgré son indignation, trop peureuse aussi, et à quoi bon répliquer de toute façon ? Un con restait con quoi qu’on dise et se gargarisait de toutes les attentions. Elle n’aurait même pas dû le regarder. Pourtant, elle s’en voulait de ne pas réagir. Les mecs comme lui se prenaient pour les rois du pétrole parce que personne ne les remettait à leur place, comment pouvait-on prétendre qu’ils se taisent alors ?

   Thaïs ferma les yeux une seconde et soupira. On s’en foutait, de ce gars-là. Et puis, il fallait voir l’aspect positif des choses : ce qui lui arrivait était une bonne nouvelle. Quel retournement, bordel ! Vingt-quatre heures plus tôt, rien n’aurait pu laisser présager que Sourou la déshabillerait sous la douche et qu’elle repartirait au petit matin avec ses fringues sur le dos. Un peu de ridicule semblait un faible prix à payer pour ce qui s’était passé, non ? Les images de leurs ébats lui revinrent dans un flash, déclenchant des sensations vives et brûlantes à travers ses membres. Les lèvres de l’étudiante s’étirèrent. Propulsée sur un petit nuage, elle entendit à peine le chauffeur du bus commenter son « swag » tandis qu’elle montait à bord.

   Le sourire ne la quittait plus. Le véhicule avançait, les arrêts défilaient et Thaïs rêvassait. Ce matin… Waow, ç’avait été tout aussi fou que la veille ! Sourou semblait posséder un don pour lui révéler son corps. Elle se sentait… ouais, différente. Un peu comme ces femmes qui se réveillaient avec un ventre rebondi après l’annonce de leur déni de grossesse. Thaïs avait fait un déni de courbes. Avant, elle se pensait taillée en H, toute droite, sans surprises, et puis les mains de Sourou avaient parcouru son enveloppe et pouf ! Voilà qu’elle était un 8. Il lui tardait de rentrer se planter devant le miroir, il fallait qu’elle examine ça !

   Toute à ses réflexions, l’étudiante ne remarqua pas que le bus suivait un itinéraire différent de d’habitude. Elle ne prêta pas non plus attention aux annonces préenregistrées qui signalaient les arrêts à venir. Seul le mot « terminus » la ramena sur Terre, et alors la jeune femme ouvrit de grands yeux, comprit qu’elle s’était plantée de trottoir et eut un instant de panique en voyant la devanture d’une gare de RER. Elle s’éjecta de son siège et descendit sur l’esplanade, cherchant à comprendre sur quelle ligne elle se trouvait. Elle n’était plus très loin de chez ses parents désormais.

   Bon, après tout, pourquoi pas. Il était encore tôt – neuf heures à peine – et elle ne prévoyait rien de particulier aujourd’hui. Sa mère ne pourrait plus dire qu’ils ne la voyaient jamais. La rafale de vent gelé qui s’abattit contre sa nuque acheva de la décider. Thaïs se réfugia dans le hall au pas de course, passa le tourniquet et piqua un sprint : le RER arrivait déjà à quai. Elle chercha une place à l’étage, la plus éloignée possible des portes, étala son caban entre son cou et ses genoux à la manière d’une couverture et se recroquevilla, frigorifiée. L’absence de son écharpe, oubliée chez Sourou, se faisait cruellement sentir.

   Un quart d’heure plus tard, elle prit un dernier bus et, enfin, remonta la rue qui menait chez ses parents. La voiture de son père ne se trouvait pas dans l’allée. Celle de sa mère, en revanche, était garée à l’emplacement habituel. Avec un peu de chance, ils étaient tous les deux partis faire des courses et Sacha dormait encore à poings fermés. Thaïs pourrait ainsi balancer ses fringues dans le lave-linge et monter se changer ni vu, ni connu. Elle savourait déjà le café qu’elle embarquerait dans sa chambre et qu’elle siroterait tout en détaillant les miracles de remodelage opérés par Sourou la nuit dernière.

   Sans un bruit, la jeune femme ouvrit et referma la porte d’entrée, abandonna souliers et caban dans le placard, puis soupira d’aise. Il faisait merveilleusement bon dans cette maison. Bien qu’aucun son ne se fît entendre, elle se rendit ensuite à la cuisine à pas feutrés, une main déjà plongée au fond du sac pour en extraire ses vêtements mouillés.

   — Tu sors de taule ou quoi ?

   La voix de sa sœur la cueillit par surprise. L’aînée revint sur ses pas, jusqu’au salon. La cadette se tenait près du canapé, habillée. Elle arborait un air peu amène et ses traits étaient tirés.

   — T’es déjà debout ou tu t’es pas couchée ? demanda Thaïs.

   — Un peu des deux, j’ai presque pas dormi.

   — Comment ça se fait ?

   — Je passe mon permis tout à l’heure.

   Thaïs fronça les sourcils. Elle ne se souvenait pas d’avoir entendu Sasha partager la nouvelle.

   — Tu ne me l’avais pas dit, si ?

   — Je viens de le faire, répliqua l’autre en haussant les épaules.

   La petite sœur baissa les yeux et soupira, avant d’ajouter :

   — J’en ai parlé à personne, même Thibault et les parents ne le savent pas. Au cas où je me plante, tu vois ?

   Bien malgré elle, Thaïs sentit un sourire satisfait lui gonfler les joues. Sasharivari témoignait d’une telle confiance au quotidien, quand elle-même en éprouvait si peu, que les rares instants de faiblesse de l’une rendaient l’autre presque heureuse.

   — Tu vas assurer, affirma-t-elle.

   — Tu m’as pas répondu : tu viens d’où comme ça ?

   — Euh...

   Thaïs fit la moue et examina son jogging, en quête d’une excuse qui ne venait pas.

   — C’est quoi dans ton sac, des fringues ? s’enquit soudain la frangine avec une grimace tout en avançant vers elle.

   — Ouais, improvisa Thaïs en ramenant le pochon derrière elle, j’ai... Bon, OK, je suis tombée dans la Seine hier soir et une copine m’a prêté des fringues.

   L’hilarité gomma toute trace de curiosité sur le visage de sa sœur.

   — Celle-là, même maman l’avalera pas ! se moqua-t-elle. Tu m’aurais dit « j’étais tellement bourrée que j’ai voulu me doucher toute habillée », limite ce serait mieux passé ! Puis tes trucs, là, on voit bien que c’est des fringues de gars...

   Un air de commère excitée sur la tronche, elle acheva :

   — Où t’as dormi, toi ?

   — T’avais pas un permis à passer ? esquiva Thaïs en continuant de reculer pour se réfugier à l’étage.

   — Bambouuuuu...

   La malice perçait si nettement dans la voix de Sasha que l’aînée ne put retenir un sourire. Au fond, il fallait bien l’admettre, cette dernière crevait d’envie de raconter ce qu’elle vivait à quelqu’un. En partie, du moins.

   — J’aime pas recourir au chantage, chantonna la petite sœur sur un ton qui laissait entendre tout l’inverse, mais... Ah, c’est con que tu sois si nulle pour inventer des excuses, hein ? Si seulement t’avais une alliée pour te filer un coup de main quand maman s’étonnera de te voir ici... puis tes fringues de taularde... tes vêtements trempés dans la machine...

   — Ça va, ça va ! s’agaça Thaïs bien qu’elle ne pût s’empêcher de rire. J’ai rien à dire pour le moment, d’accord ? Rien de précis. J’étais chez un mec cette nuit, oui... C’est tout.

   — Donc juste un plan cul.

   — Non. Peut-être. J’ai pas encore compris.

   Sautant sur le prétexte d’aller jeter ses vêtements dans le lave-linge, elle bifurqua vers la cuisine. Mais, sachant que sa sœur ne se contenterait pas de si peu, chemin faisant, elle ajouta :

   — Quand je saurai ce que c’est, je te le dirai.

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