22. C’était la routine, quoi

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22. C’était la routine, quoi


   Ellie jouait dans la chambre. Trop calmement pour ses habitudes, et ça n’avait plus rien à voir avec le virus qui l’avait malmenée deux jours durant. Sourou savait qu’elle ne dormait pas car il l’entendait parfois déplacer des jouets, et même chuchoter s’il tendait l’oreille. En temps normal, la petite donnait de la voix quand elle s’embarquait dans ses aventures, mais pas là. On était mercredi. Le goûter était terminé, le sac posé dans l’entrée : ça voulait dire que sa mère n’allait pas tarder. Du haut de ses deux ans et demi, l’enfant délaissait donc le salon pour se planquer dans la pièce où elle se contentait en principe de dormir, et se faisait oublier. Planqué lui aussi, tout près de la fenêtre dans la cuisine, son père essayait de deviner ce qui passait par la tête de la gamine. Peut-être, devait-elle se dire, peut-être que si je fais comme si je n’existais pas, je pourrai rester avec Papa. Et peut-être, se disait-il aussi, peut-être que si je ne bouge pas, Romane pensera qu’on est sortis, et qu’Ellie restera avec moi. Il formulait ce vœu chaque semaine dans un coin de son cœur endolori et grappillait chaque son qu’émettait sa fille pour le placer dans sa boîte à souvenirs. C’était leur rituel. Leur façon à tous les deux de se préparer à l’inéluctable. Ils auraient pu profiter de ces derniers instants ensemble, Sourou avait d’ailleurs tenté de se montrer plus investi les premiers temps, mais cela rendait la séparation plus difficile encore. Quand Romane débarquait, elle prétendait repartir comme on récupère un colis à la poste, alors qu’Ellie et lui avaient besoin d’un sas de décompression avant l’heure fatidique.

   Heure qui semblait tarder à sonner, aujourd’hui. Sourou vérifia son portable. Pas de message, mais son pressentiment était juste. Plutôt que d’appeler son ex pour demander où elle était, il alluma une nouvelle cigarette et recracha la fumée en fixant le bâton blanc qui dansait entre ses doigts tremblants. Il se sentait nauséeux, mais le pire restait à venir.

   Le pire, c’était quand il refermait la porte sur sa fille et se retournait pour découvrir son appart vide et silencieux. Le pire, c’était l’angoisse qui se greffait à la solitude quand Ellie s’en allait. Le pire, c’était ce moment qui précédait la seconde où il se déciderait à ramasser les jouets pour les balancer dans la chambre et sceller jusqu’au samedi suivant l’entrée de cette pièce dont la vue devenait insupportable dès lors que la petite disparaissait. À ce moment précis, ses idées s’assombrissaient et la seule chose qui l’empêchait de tout foutre en l’air, c’était elle. Ellie reviendrait. Il s’accrochait toujours à ça.

   Bien plus tard que prévu, donc, mais toujours trop tôt à son goût, Romane frappa. Sourou ouvrit la porte et recula pour la laisser entrer, ce qu’elle fit dans la mesure nécessaire pour attraper le sac de vêtements, après quoi l’ex compagne appela la petite, passa la lanière sur son épaule et croisa les bras. Elle donnerait encore une minute à Ellie avant de s’impatienter, Sourou finirait par aller débusquer la gamine pour éviter la crise et lui enfilerait son manteau en parlant de ce qu’ils feraient la prochaine fois pendant qu’elle lui jetterait des regards de reproche, en tirant sur sa tétine et en triturant Doudou du bout des doigts. On était mercredi. Cela se terminait toujours ainsi.

   Deuxième appel. La contrariété fit flirter la voix de Romane avec des aigus qu’elle ne côtoyait pas d’ordinaire. Sa tessiture était plus masculine que pour la moyenne des femmes, Sourou avait aimé ça à une époque. Difficile de croire qu’il l’eût appréciée d’une manière ou d’une autre, aujourd’hui. Ils en étaient réduits à fixer le bout de leurs chaussures pour éviter les disputes.

   — Je vais la chercher, dit-il en voyant qu’Ellie n’arrivait pas.

   La gosse se cachait sous la couette. Non pas qu’elle témoignât par là d’une crainte de retourner chez sa mère, Sourou constatait chaque semaine qu’elle la retrouvait avec plaisir, mais le concept de départ lui posait problème. Quand elle se sentait bien quelque part, elle rechignait toujours à s’en aller et il fallait user de stratagèmes pour assurer la transition. Le jeune papa fit donc mine de la chercher et de l’écraser en s’asseyant sur le lit, puis de s’étonner de sa présence en soulevant la couverture. Sa tétine coincée entre les dents, Ellie riait comme une petite chèvre.

   — Maman est là, souffla son père. Prends Doudou, on y va.

   La gosse se rembrunit un peu mais lui emboîta sagement le pas, et Sourou la trouva bien grande tout à coup. Une fois dans l’entrée, elle prit la main tendue de sa mère, puis cette dernière ouvrit la porte et la poussa dehors, sous le regard teigneux du jeune homme qui se retint de rabattre le panneau d’un coup sec : jamais, au grand jamais, il ne laissait Ellie quitter la maison sans la saluer !

   — Une seconde ! héla-t-il son ex, plus fort qu’il ne l’aurait souhaité en présence de sa fille. Tu permets que je lui dise au revoir, quand même ?

   — Vite, je suis pressée.

   — T’avais qu’à te pointer à l’heure.

   — Commence pas, Sourou. J’ai passé une journée merdique au boulot.

   — Pas mon problème.

   Le papa s’agenouilla pour serrer l’enfant dans ses bras, planta deux gros bisous sur ses joues, la chatouilla dans le cou, lui murmura son amour à l’oreille et la libéra, à contrecœur.

   — On va chez mes parents ce week-end, annonça Romane quelques marches plus bas sans interrompre sa descente. Tu l’auras mercredi prochain.

   L’info pénétra le crâne de Sourou avec la délicatesse d’un tisonnier chauffé à blanc. Le jeune homme serra les poings, et attendit d’entendre la porte du hall se refermer pour claquer la sienne. Toute une semaine sans voir sa fille ! Bordel !

   La perspective le rendait dingue, mais il devait l’accepter : même si Romane rognait sur son temps, il ne pouvait s’opposer à ce qu’Ellie fréquente les autres membres de sa famille, ni prétendre qu’elles s’y rendent en semaine. Brest, ça faisait un peu loin pour un aller-retour dans la journée.

   — Ah, putain ! tonna le jeune homme.

   Sourou fondit sur son paquet de clopes et se mit à tourner en rond dans l’appart, avec son pouls qui cavalait comme s’il piquait un sprint. Il fuma une, deux, trois cigarettes d’affilée sans savoir quoi faire, se servit un fond de whisky qu’il avala cul-sec, recommença à faire les cent pas et, sur un coup de tête, fourra sa carte bleue et son portable dans une poche de son jean, attrapa sa veste, et sortit prendre l’air.

   En proie à la colère et à la déception, il marcha droit devant, sans but précis, pendant de longues minutes avant de monter dans un bus dont il ignorait la destination. Son humeur se stabilisa péniblement chemin faisant. Au bout d’un certain temps, il se dit pourtant que ça ne tombait pas si mal, il pourrait mettre ce temps « libre » à profit pour chercher du boulot partout. Son avocat l’avait encore relancé pour les arriérés d’honoraires et son banquier le bombardait d’agios ; ses finances réclamaient une intervention d’urgence.

   Le bus le déposa vers Châtelet. De là, Sourou prit le métro en direction du bar de Paulo : l’établissement était calme en semaine, ils pourraient discuter tranquillement.

   L’homme à la montre à gousset fumait sur la terrasse. La fatigue, témoignage des nuits écourtées qui accompagnent l’arrivée d’un nouveau-né, lui dessinait des ombres autour des yeux et fripait sa peau blafarde. Il se montra néanmoins enjoué, et heureux de le voir, mais étonné que Sourou se présentât seul : ces trois derniers mois, il n’était plus revenu qu’en compagnie de Thaïs.

   — Je viens voir si tu connais quelqu’un qui cherche des extras, confia Sourou.

   Ils discutèrent un moment, de tout. Paulo promit de mener l’enquête et de filer son numéro si l’occasion se présentait. Sourou ne s’éternisa pas. Cette première démarche effectuée, une autre affaire importante appelait son attention : Thaïs n’avait pas répondu au message qu’il lui avait adressé la veille et il la soupçonnait de le faire exprès. Même si une partie de lui rechignait à courir après une nana qui tirait la tronche au prétexte qu’il ne dégainait pas assez vite le téléphone pour donner des nouvelles, il comprenait qu’elle pût être vexée de son silence radio après ce qui s’était passé. Il ne voulait pas laisser le malaise s’installer.

   Sachant qu’elle bossait le mercredi, il décida de passer d’abord au supermarché plutôt qu’à son domicile. Il la trouva là, fidèle au poste. La jeune femme ne le vit pas pénétrer dans le magasin et il resta planté dans l’entrée, indécis. Crétin qui ne réfléchissait jamais avant d’agir ! Que comptait-il faire maintenant, qu’allait-il lui dire ?

   Sourou observa les allées bondées. Les files d’attente s’allongeaient devant les caisses, certaines atteignaient déjà les têtes de gondole des rayons. Thaïs tenait le rythme, malgré l’usure de la journée qui lui tirait les traits. Pour une raison obscure, cette vision rappela à Sourou qu’il devait rendre à l’étudiante son écharpe et il s’en voulut d’être sorti sans elle. Il ressentit le besoin de s’en excuser par un geste gentil, une attention. Il franchit donc le portique antivol et s’empara d’un panier. Si la jeune femme refusait sa compagnie ce soir, il lui laisserait ses achats ou les remporterait chez lui, au choix.

   Quelques minutes plus tard, il ralliait le cortège devant sa caisse. Il put ainsi assister en direct aux scènes désagréables qu’elle lui racontait parfois et dut se retenir d’arracher quelques têtes, en particulier avec un type à l’allure de bourgeois pédant qui, non content de ne pas la saluer et de ne pas daigner sortir ses articles du panier, qu’il posa sur le tapis avec suffisance, jeta littéralement ses billets devant Thaïs quand celle-ci annonça le total. L’étudiante contempla l’argent en arquant les sourcils et marqua un temps d’arrêt avant de lever sur lui un regard noir. Puis, sans un mot, elle encaissa le tout, piocha la monnaie dans son tiroir et la jeta elle aussi devant le mec avec un air de défi. Sourou ricana sous cape. Ce côté punk, putain, ça la rendait canon ! Le client afficha quant à lui une mine contrariée, mais n’osa rien dire. Il y repenserait peut-être à deux fois avant de traiter le personnel comme de la merde, à l’avenir.

   Occupée à suivre l’homme du regard jusqu’à la sortie, Thaïs ne vit pas que Sourou se présentait ensuite et le « bonsoir » qu’elle prononça tout en ramenant la tête vers lui s’acheva sur une note surprise. Mais pas moins hostile.

   — C’est pas un peu loin de chez toi pour faire tes courses ? demanda-t-elle en scannant le premier article.

   — J’espérais pouvoir m’occuper du dîner en attendant que tu rentres, avoua le jeune homme avec moins d’assurance qu’il n’aurait souhaité.

   L’étudiante ne répondit pas. Elle acheva de passer les provisions, sembla soupeser à la fois leur teneur et son état d’esprit, indiqua le prix, laissa Sourou régler par carte et commencer à rassembler ses achats dans un sac, puis tira un trousseau de clefs de la poche d’une veste, posée sur le dossier de son siège, et le lui tendit.

   — Je termine dans une heure, précisa-t-elle sans se réchauffer.

   Sourou quitta le magasin avec la sensation familière de l’ado qui rentre à la maison, un mauvais bulletin en poche. Il passa devant la vitrine d’un fleuriste, hésita à prendre une rose ; too much, peut-être ? Et puis fuck ! Il l’acheta quand même. Il s’arrêta aussi dans un boui-boui qui vendait de tout et prit des bougies chauffe-plat. À la petite voix qui lui soufflait qu’il n’avait pas les moyens de faire ça, il répondit qu’un euro de plus ou de moins n’allait pas changer grand-chose à ce stade. D’après les comptes approximatifs qu’il tenait dans sa tête, son découvert devait s’élever à sept cents soixante euros et des bananes, dernières commissions incluses. Il lui restait un peu moins de quarante balles avant la limite autorisée et son alloc de demandeur d’emploi n’allait pas tarder à tomber. Il repasserait ainsi dans le vert, à peu près à trois cents euros, et y resterait plus ou moins jusqu’au 5, date à laquelle son loyer serait prélevé. Et à partir de là, retombé à moins quatre cents, là oui, le mois redeviendrait vraiment compliqué. Mais aujourd’hui, bof, ça ne l’inquiétait pas plus que ça. C’était la routine, quoi.

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